Texte issu du second volume de « Bascules - Pour un tournant radical », disponible sur notre boutique.
Au milieu des années 1620, l’homme d’État et philosophe anglais Francis Bacon imaginait dans sa Nouvelle Atlantide une île où des savants formaient la classe supérieure, administrant une utopie technologique et spirituelle. Le père supérieur y faisait étalage des hauts faits de sa confrérie auprès d’un visiteur européen :
« Nous avons des maisons de son, au sein desquelles nous expérimentons et présentons tous les sons et la façon de les produire. Nous avons, contrairement à vous, des harmonies de quarts de ton et des tonalités plus fines encore. Nous avons des instruments de musique dont vous n’avez aucune idée, certains plus doux que tous les vôtres, et puis des cloches et des sonnettes très délicates et exquises. Nous restituons de petits sons avec puissance et amplitude, et de grands sons avec nuance et précision. Nous faisons varier et gazouiller à volonté des sons initialement uniformes. Nous restituons et imitons tous les sons articulés, les mots, les voix, les chants des bêtes et des oiseaux. Nous nous aidons d’outils qui, placés contre l’oreille, en augmentent considérablement l’audition. Nous disposons aussi de multiples échos, étranges et artificiels, qui réverbèrent la voix plusieurs fois, comme en la ballottant, certains la faisant revenir plus forte qu’elle n’était, d’autres plus stridente et d’autres plus profonde. Certains, rendez-vous compte, restituent la voix en y changeant les lettres et les sons articulés. Nous avons aussi trouvé comment transporter les sons dans des lignes et des tuyaux, sur des distances et selon des parcours extraordinaires. »
Francis Bacon, baron, vicomte, grand chancelier auprès de Jacques Ier d’Angleterre, déchu pour des faits de corruption, voulait par la philosophie retrouver l’oreille des puissants. La Nouvelle Atlantide : une proposition de programme politique. L’actualisation version XVIIe siècle de l’idéal platonicien des philosophes-rois et d’une harmonie musicale ruisselant sur la sphère sociale pour l’ordonner de façon optimale. Bacon mourut quelques années après avoir écrit cette nouvelle. Quatre siècles plus tard, l’on peut y décoder les prémisses conceptuelles de la composition microtonale et du téléphone, de l’enregistrement, de la psychoacoustique, des synthétiseurs et des micros, de l’électroacoustique, du design sonore, de l’acoustique architecturale, du montage numérique, du MP3 et de la spatialisation du son. Les prémisses conceptuelles d’une certaine modernité sonore, longuement rêvée en Occident avant de s’incarner dans des objets, des usages et des modes d’attention au monde.
« La question de ce que peut l’écoute demeure à mes oreilles politiquement et socialement fondamentale. »
Lorsque j’ai découvert ces « maisons de son » il y a une quinzaine d’années, elles m’ont enthousiasmée. Aujourd’hui j’exagèrerais à peine en disant que j’ai l’impression de lire une plaquette marketing. Ce qui a changé entre-temps ? L’apparition de publicités de quatre mètres sur trois vantant les livres audio à sensations fortes d’une multinationale. La multiplication des logos sonores dans les espaces publics ou privés. L’injection d’assistance vocale ou sonore dans les moindres recoins de notre attention, en même temps que croissait la numérisation du réel. Le ressassement par le podcast industriel du mantra selon lequel l’avantage du son, c’est qu’on peut faire autre chose en même temps – aucune perte de productivité, donc, mais au contraire un accroissement de nos compétences d’individus performants. Un développement dans le champ auditif de ce que le philosophe-jardinier Aurélien Berlan nomme le « fantasme de délivrance » (lire son texte p. 18), à savoir le rêve d’une facilitation constante du quotidien par la technologie, d’un affranchissement hédonique des tâches matérielles perçues comme dégradantes, d’une augmentation du monde par une couche numérique censément transparente et immatérielle, quoique fondée sur une infrastructure de mines, de câbles, de machines, d’exploitation des pays du Sud, du travail ouvrier et du non-humain.
Des choses ont changé dans un sens bien différent aussi. Se sont déployées en France les sound studies, ce champ interdisciplinaire d’études sur le sonore, à travers des traductions d’ouvrages ou des colloques universitaires – un grand mouvement d’historicisation et de désessentialisation du son, ainsi qu’une multiplicité de discussions nouvelles. Au cours de la même période, se sont également affirmées les philosophies du vivant, qui ont posé la nécessité impérieuse, pour l’espèce humaine, de modifier radicalement ses représentations et ses manières d’entrer en relation avec le vivant et le non-vivant. Des philosophies qui, par ailleurs, ont institué d’autres manières de faire récit et de faire science, y engageant le « je », ses expériences, ses affects, sa façon d’habiter le monde. Enfin, à titre plus personnel, se sont imposées à moi la lecture et l’écoute bien plus fréquentes d’analyses féministes, décoloniales et handies 3, elles aussi fondamentalement situées et, pour cette raison même, offrant de la puissance d’agir à une diversité de corps et de cultures minoritaires. Autrement dit, un rééquilibrage complet de ma bibliothèque et de ma sonothèque, jusque-là par défaut essentiellement masculines, blanches et validistes 4.
Désormais, l’utopie de Bacon m’apparaît donc comme la liste précise de ce dont il faut nous défaire. Elle se veut centrée sur elle-même, sur l’efficacité, la performance, le spectaculaire. Elle se glorifie d’être conquérante, patriarcale, constamment novatrice. Elle pose les fondements, avant même l’industrialisation, d’une idéologie du progrès perpétuel qui nous entrave maintenant de toutes parts, nous et tous ces mondes pris de force dans l’orbite humaine. La Nouvelle Atlantidene me fait plus rêver, donc, et pour autant la question de ce que peut l’écoute demeure à mes oreilles politiquement et socialement fondamentale. Non pas ce que peut le son, j’insiste, mais ce que peut l’écoute. Ce pas de côté introduit rien de moins que l’expérience située, la relation et tout ce qui n’est pas humain. Il ouvre le champ à « l’involutionnisme », pour bouturer dans le sonore une approche que l’enseignante Carla Hustak et l’anthropologue Natasha Myers décrivent dans les sciences du vivant :
« Si les évolutionnistes tendent à fétichiser les logiques économiques, les mutations aléatoiresentraînant des changements au fil des générations et les visions fonctionnalistes de l’adaptation, les involutionnistes soulignent les autres dimensions de la vie écologique. Ils sont attentifs aux formes de vie contingentes et fugaces surgissant “ ici et maintenant ”, “ ici ” et “ là ”. En procédant ainsi, ils attirent l’attention sur des pratiques et moments d’improvisation que produisent des acteurs de multiples espèces sur le terrain d’écologies profondément affectives. […] Les niches écologique et les milieux qui bordent les espaces entre différents corps vivants regorgent d’énergie, d’affects et de propositions. [...] L’air est chargé en signification. »
Si nous nous détournons un instant des kilomètres de tuyaux et des catalogues d’innovations de la Nouvelle Atlantide évolutionniste, nous pourrions suivre une tout autre piste, largement délaissée en Occident : revenir à nos oreilles de mammifères industrialisés, les mobiliser dans diverses dispositions d’écoute, et nous laisser atteindre par ce qu’elles ont à nous apprendre. L’écoute peut s’avérer un outil précieux dans une écologie radicale, c’est-à-dire fondée non pas sur une « croissance verte » (bel oxymore), pas non plus sur un « retour à la nature » (où se mêlent trop souvent réification de « la nature » comme du passé, essentialisation des rôles genrés et recherche d’un bien-être individualiste), mais sur un renversement des dualismes et des hiérarchies du monde industrialisé, c’est-à-dire sur la justice sociale et environnementale.
L’écoute comme un outil parmi d’autres, certainement pas le seul ni le meilleur, disponible aux personnes entendantes pour destituer l’impérialisme, l’accaparement, l’extractivisme. L’écoute comme participante, en quelque sorte, d’une écologie de l’écologie, bruissante d’une variation infinie de pratiques, de chemins et de manières d’être au monde. Je la nomme volontiers « écoute critique », pour marquer le fait qu’elle se définit comme consciente, riche de savoirs multiples, non prédatrice.
Encore faut-il s’entendre sur la définition de l’écologie sonore, car l’expression existe depuis un demi-siècle et a déjà reçu son lot de contre-argumentations. Il convient d’abord de la qualifier par ce qu’elle ne peut plus être aujourd’hui. Elle fut d’abord travaillée au sein du World Soundscape Project (« Projet du paysage sonore mondial »), sous la houlette du compositeur canadien Murray Schafer. Dans son livre paru en 1977, The Tuning of the World, ilinstaure une partition entre des « paysages sonores haute-fidélité » (ruraux, calmes, ouverts sur de vastes horizons acoustiques, où les sons ténus s’entendent) et « basse-fidélité » (urbains, industriels, écrasés par la « pollution sonore », ne comportant ni nuances ni détails). Cette proposition suscite des désaccords. J’en citerai deux principaux.
D’abord, celui de l’universitaire Marie Thompson, formulé en 2017 dans Beyond Unwanted Sound(« Au-delà du son non désiré ») : « La politique conservatrice du silence considère que l’avenir sonore idéal se situe dans le passé, une époque perdue de quiétude et de calme. […] Cette politique auditive se trouve sous-tendue par un “moralisme esthétique” dualiste, qui oppose le mauvais bruit au bon silence. » Dans un article distinct paru la même année et qui porte sur des théoriciens du son ou des musiciens plus tardifs que Schafer, Marie Thompson analyse par ailleurs « l’auralité blanche », à partir du travail effectué sur l’« optique blanche » par la chercheuse Nikki Sullivan, notamment spécialiste des politiques queer et des modifications corporelles. La notion d’auralité a, quant à elle, été introduite par les sound studies pour qualifier à la fois ce que nous entendons et comment nous l’entendons, l’acte d’audition n’ayant rien de naturel ni d’anhistorique. Thompson écrit :
« L’auralité blanche peut être comprise non seulement comme reposant sur, mais comme produisant activement une série de bifurcations dans son “ écouter-avec ” : elle amplifie la matérialité du “ son en soi ”, mais en étouffe la dimension sociale ; elle amplifie l’art sonore eurologique [conçu dans une logique européocentrée] et, au cours de ce processus, étouffe d’autres pratiques sonores ; elle amplifie les dualismes nature/culture, matière/signification, réel/représentation, art sonore/musique, et étouffe tout ce qui travaille ces frontières ; et pendant toutes ces opérations, elle invisibilise sa propre présence constituante en train d’écouter les conditions ontologiques du son en soi. »
Autrement dit, l’auralité blanche se considère comme transparente, universelle, neutre, et ne perçoit du champ sonore que ce qui lui semble corroborer cet idéalisme complaisant.
« Revenir à nos oreilles de mammifères industrialisés, les mobiliser dans diverses dispositions d’écoute, et nous laisser atteindre par ce qu’elles ont à nous apprendre. »
Deuxième critique adressée à l’écologie sonore schaferienne : celle de l’historien des médias Jonathan Sterne. Il reprend d’abord les travaux de l’universitaire Keir Keightley sur la haute-fidélité et sa conception, dans les années 1960, comme « un art supérieur, masculiniste et individualiste » permettant de s’extraire d’une sphère domestique considérée comme féminine et basse. Puis Sterne conclut :
« Bien que les conceptions idéologiques de Schafer soient clairement à la fois antimodernistes et anticonsuméristes, il utilise ce même lexique de l’échappatoire, et la définition même du paysage sonore de la hi-fi emprunte sa morphologie à l’esthétique de l’enregistrement hi-fi et des systèmes hi-fi des salons de la classe moyenne. […] Ainsi la culture hi-fi a informé à la fois la théorie et la pratique des travaux en écologie acoustique, du moins dans ses premières affirmations formelles et ses premiers documents. »
En somme, cette écologie sonore ne questionne pas les présupposés techniques de l’industrie audio ni les modes de représentation qu’elle promeut, et elle s’appuie sur les mêmes préjugés de classe et de genre. Pas seulement dans les premiers documents, mais aussi dans les branches qui en sont issues. Le bioacousticien et compositeur Bernie Krause, entre autres, s’emploie à faire prendre conscience des enjeux posés par la domination humaine sur le monde sonore. Dans les années 1980, il catégorisa les sons naturalistes en biophonie (les sons du vivant) et géophonie (ceux des éléments naturels), à quoi son collègue Stuart Gage ajouta ultérieurement l’anthropophonie (les sons produits par l’espèce humaine).
Aux côtés de six autres chercheurs et chercheuses, ils cosignèrent en 2011 un article présentant leur théorie de « l’écologie du paysage sonore », définie comme « la science du son dans le paysage ». Fondée sur un collectage minutieux, une politique d’archivage et de conservation, des analyses quantitatives de terrain et l’étude des communications animales, elle permet d’objectiver les évolutions de l’environnement sonore. Elle argumente ainsi sur la nécessité d’un meilleur équilibre entre les temporalités, amplitudes et fréquences sonores de l’anthropophonie (écrasantes) et de la biophonie (qui disparaissent ou s’adaptent tant bien que mal). Les apports de ces travaux sont multiples et reçoivent une bonne visibilité médiatique.
« Bâtir une écologie sonore aujourd’hui implique de remettre en cause notre rapport esthétique et éthique au non-humain. »
Cette théorie ne me paraît néanmoins ni suffisante ni satisfaisante pour constituer une écologie sonore radicale. Toujours majoritairement masculine, blanche, aisée, nourrie de statistiques et de culture hi-fi, cette approche demeure arrimée à la binarité schaferienne entre bons et mauvais sons, à une sanctuarisation de la « nature sauvage » comme éden perdu, et à l’absence de problématisation de l’extractivisme et de l’exceptionnalisme humains sans lesquels elle ne peut pas exister. L’un des signataires de l’article ci-dessus, Bryan Pijanowski, s’illustra trois ans plus tard dans une vidéo à la Indiana Jones, bardée de musique hollywoodienne à plein volume, où il donnait à voir, en habit d’explorateur colonial, ses activités écologiques dans une jungle. Une telle accumulation d’outrances ne rend pas justice aux pratiques beaucoup plus fines de nombreuses autres personnes investies dans ce champ. Elle soulève néanmoins de façon saillante les impensés de cette école désireuse de traquer, par un usage abondant des transports aériens et d’équipements audio dernier cri, les « derniers centimètres carrés de silence », afin de mieux les restituer dans d’émouvants spectacles immersifs. Derrière l’attention au non-humain pointe celle aux technologies et aux prouesses humaines.
Bâtir une écologie sonore aujourd’hui implique de remettre en cause notre rapport esthétique et éthique au non-humain et de prendre en compte l’ensemble de ces critiques. Elles ne visent pas seulement Schafer ou Krause, loin s’en faut : elles s’adressent à l’écoute dominante en Occident, à sa Nouvelle Atlantide désormais désinsularisée, instituée en un territoire qui n’admet plus de dehors autrement que référencé, numérisé, disponible. Du moins, c’est ce qu’annonce la plaquette marketing. En réalité, les dehors existent, ils foisonnent depuis les bas, les hauts, les centres, les envers et toutes les diagonales, depuis de multiples formes de vie et de non-vie, mais ils ne s’offrent pas comme des objets ou comme des lieux à consommer. On y accède depuis certaines dispositions d’écoute, chez soi aussi bien qu’à l’autre bout du monde, et peut-être même mieux. L’inouï se situe à la racine de nos oreilles : il surgit dans le déplacement de notre point d’écoute, de son échelle et de sa finalité.
Dans notre attention à un chien accompagnant de ses hurlements une sirène d’ambulance, à la tonalité qu’un climatiseur émet dans un escalier, aux modulations de la pluie, à reconnaître et nommer les voix des oiseaux et insectes de notre voisinage, à la façon dont ce mur reconfigure l’espace acoustique quand on s’en approche, à une musique forte qui se mêle au decrescendo d’un moteur, aux roues d’un cabas sur le gravier d’un parc… À l’avenir, nos avancées se mesureront peut-être à ce que nous n’irons pas explorer, pas découvrir, pas conquérir. L’historienne de l’art Estelle Zhong Mengual rapporte qu’au XIXe siècle, un riche mouvement naturaliste a émergé grâce à des femmes soucieuses d’observer les espèces animales et végétales là même où elles habitaient – et d’où elles n’avaient pas toujours la possibilité de partir. Ce mouvement fut méprisé puis éclipsé par une tradition plus tardive instituée par des hommes, celle de la wilderness (le sauvage), de l’aventure virile, des grands récits d’exploits. Estelle Zhong Mengual cite l’œuvre de l’une de ces pionnières, Arabella Buckley, et commente :
« Ce n’est pas pour sortir de l’ignorance qu’il convient d’apprendre à connaître le vivant – c’est pour habiter autrement le monde. Connaître, chez Arabella Buckley, ouvre un autre monde : un monde tissé de relations d’attention avec d’autres vivants que nous, qui sont tout à la fois des parents si semblables […] et des cohabitants si différents […] ».
Ailleurs, elle précise :
« Savoir que la perception du monde vivant que nous avons dépend de nos pratiques, et ainsi de la gamme des invites qui nous sont ouvertes ou refermées par ces pratiques, est une excellente nouvelle dans la conjoncture qui est la nôtre – pour celles et ceux qui constatent aujourd’hui les limites de notre œil à l’égard du vivant. Car cela signifie que voir le monde vivant s’apprend. »
Percevoir autrement relève non d’un savoir institué mais d’un processus, impliquant de remettre radicalement en question la place que nous nous octroyons, ainsi que les représentations et les usages du monde qui en découlent. De quitter le surplomb pour plonger dans l’interdépendance. La Nouvelle Atlantide s’inscrit dans des bâtiments, des studios, des logiciels, des modes de diffusion, des cultures sonores, mais surtout, plus fondamentalement, dans ce que nous entendons et n’entendons pas du monde, et dans nos façons de l’entendre ou de ne pas l’entendre. Nous ne pouvons pas nous extraire de l’équation. Travailler cette auralité, apprendre à entendre, voilà sans doute la tâche primordiale de l’écologie sonore au XXIe siècle.
Lorsque l’architecte et musicien Nicola Di Croce propose en 2018 le concept d’« écologie sonore multispécifique » (négociée non seulement par l’espèce humaine, mais par l’ensemble du non-humain), il s’appuie sur la recension d’une variété de pratiques qui expérimentent l’écoute ou le son comme « possibilité politique », pour reprendre les termes de la philosophe Salomé Voegelin. Déployant dans le sonore l’importance accordée aux affects et aux relations qu’Estelle Zhong Mengual décrit dans le visuel, Nicola Di Croce relève la nécessité de se défaire de tout anthropocentrisme, de considérer les autres espèces animales ainsi que le non-vivant comme des sujets à part entière et de « nous accorder à ce qui nous perturbe ». L’audition humaine, en somme, ne peut plus donner la mesure du monde sonore. Enfin, le chercheur n’oublie pas les rapports de domination qui structurent l’anthropophonie même, les personnes vulnérables comme le non-humain se trouvant pareillement laissés pour compte dans l’aménagement occidental du monde sonore.
« L’écologie sonore radicale exigera une répartition équitable du répit auditif et des conditions acoustiques vivables. »
En l’état actuel de l’urbanisme et de l’organisation du travail par les pays riches, en effet, le calme se trouve planifié dans les quartiers aisés et les professions intellectuelles, le son intense et déplaisant dans les quartiers pauvres et les professions manuelles. Les classes supérieures, en tant que décideuses économiques et politiques, ordonnent la production de bruit, l’externalisent loin de chez elles, et peuvent s’adonner aux plaisirs esthétiques et cognitifs qu’offre un bon environnement acoustique. Pour poursuivre à partir des pistes élaborées ci-dessus, l’écologie sonore radicale exigera une répartition équitable du répit auditif et des conditions acoustiques vivables. Elle impliquera donc, en amont, une prise en charge démocratique de l’espace public sonore comme un bien commun.
Dans ce combat contre les inégalités au sein de l’espèce humaine, le silence ne suffira pas. Le vacarme des manifestations politiques, le chaos des fêtes populaires, l’imprévisibilité des expressions sonores, l’irruption du dehors dans nos intérieurs, se montrent sans doute à cet égard les meilleurs alliés du non-humain. Une telle écologie devra s’appuyer sur une auralité ouverte à l’altérité, à la dissonance, au bruit. « L’écoute profonde a ses racines dans la prise de conscience de mon écoute ou l’écoute de mon écoute », écrivait en 2005 la compositrice Pauline Oliveros, qui invitait à entraîner ses oreilles à travers des exercices réguliers et variés. Les possibilités abondent. Le sociologue du Centre de recherche sur l’espace sonore et l’environnement urbain Jean-Paul Thibaud propose, dans l’observation des territoires urbains, d’« adopter une attitude de déprise, de se rapprocher autant que possible d’une écoute flottante et d’une attention défocalisée » afin « d’expérimenter un dispositif d’attention au diffus » dans le cadre d’« une enquête […] immergée, plurielle, collective et évolutive » – il qualifie cette démarche d’« ethnographie atmosphérique ». L’universitaire Barry Blesser et la chercheuse indépendante Linda-Ruth Salter recommandent de nous appliquer, comme les chauves-souris, les dauphins, certaines personnes aveugles et les peuples premiers, à nous orienter dans l’espace au moyen du son, nous formant ainsi à « une sous-culture sensorielle unique, qui a transformé en forme d’art élaboré une compétence latente à entendre l’espace de navigation ».Ne plus écouter les événements sonores, mais leur propagation. Composer le territoire à la volée et, ce faisant, modifier radicalement notre rapport au paysage, au temps, à nous-mêmes.
L’écrivain Carson Cole Arthur, le poète et compositeur Petero Kalulé et l’artiste et géographe AM Kanngieser imaginent une « écoute abolitionniste », aux antipodes de l’écoute policière, qui « abandonne l’économie d’assimilation prédatrice de l’écoute pour s’accorder à la relation, à l’érotique de la différence, à la poétique de la relation ». L’écoute peut-elle changer le monde ? Posée ainsi de façon caricaturale, la question reste ancrée dans la Nouvelle Atlantide. En revanche, l’écoute critique et ses modalités multiples constituent bel et bien des outils pour changer notre rapport au monde. D’abord par l’attention qu’elles manifestent à ce qui n’est pas soi ou à ce qui demeure inaperçu. On réduit souvent l’écoute à cette seule dimension, essentielle mais insuffisante. Elle ouvre aussi des espaces libres à ces dehors, espaces d’expression, de rencontre, de cohabitation, d’improvisation. Enfin et surtout, l’écoute peut opérer une transformation de l’auralité, c’est-à-dire de nous-mêmes, de nos relations aux autres, de nos représentations collectives. Pour cela, elle doit être abordée comme une pratique à part entière, active, créative, déroutante, enthousiasmante, protéiforme et constamment décentrée. L’écoute peut devenir milieu. •
3 L’abréviation « handi » est employée par les militant·e·s handi·e·s et dans les disability studies (études critiques du handicap). Elle manifeste une volonté de réappropriation du stigmate, d’autonomie et d’affirmation de savoirs minoritaires. Lire notamment la notice « Disability Studies » du Dictionnaire du genre en traduction (worldgender.cnrs.fr/).
4 Le validisme est défini par le Collectif lutte et handicaps pour l’égalité et l’émancipation comme « la conviction de la part des personnes valides que leur absence de handicap et/ou leur bonne santé leur confère une position plus enviable et même supérieure à celle des personnes handicapées. […] Il se traduit par des discours, actions ou pratiques paternalistes, condescendants et dénigrants à l’égard des personnes handicapées, qui les infériorisent, leur nient toute possibilité d’être satisfaites de leur existence et leur refusent le droit de prendre en main leur propre vie » (clhee.org). Le terme a été introduit en France par le militant autonomiste handi Zig Blanquer, qui vient de faire paraître Nos existences handies (Monstrograph, 2022).
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