Défense de la biodiversité

Jura : Gilles Moyne, au chevet du lynx sauvage

Photos : Matthieu Le Goff

Fin 2024, le Jura fêtait les 50 ans du retour du lynx dans son massif montagneux. Tout le Jura ? Non. Quand certains l’idolâtrent, d’autres lui vouent une haine tenace. D’autres encore ignorent tout de sa présence. Gilles Moyne, lui, se tient au chevet de l’espèce. Il en a fait le fer de lance de sa clinique associative pour la faune sauvage, le Centre Athénas. Rencontre à L’Étoile, paisible village jurassien, entre les vignes, les petites montagnes et les bêtes sauvages en convalescence.

«Les 50 ans du retour du lynx nous ont fait doucement marrer et un peu énervés aussi. » Sur le siège à roulettes de son poste de travail de l’« infirmerie », petite salle faisant aussi office d’espace d’opération et de pièce collective pour les quatre salariés du Centre Athénas, Gilles Moyne affiche la couleur.

Il égratigne au passage l’accroche d’actualité de notre portrait. À savoir, les différentes manifestations célébrant les 50 ans du retour du lynx dans le massif jurassien. Tel ce week-end de novembre 2024, à Lons-le-Saunier, chef-lieu du Jura.

Article issu de notre n°68 « Le grand complot écolo », disponible en kiosque, en librairies et sur notre boutique.

Film, exposition, conférences, témoignages émus de « rencontres » félines : le récit de ces événements agace notre interlocuteur. « Faire un anniversaire et croquer des subventions entre personnes converties alors qu’il y a des besoins de financement pour des actions de conservation, je trouve que c’est hors de propos », s’irrite celui qui a fondé la toute première structure de référence de protection du lynx, espèce méconnue, classée en danger et en voie de disparition jusque dans les années 1970.

Vétéran du lynx

Malgré une forte médiatisation – Gilles était à l’honneur dans l’émission « Sur le front » sur France 2(1) ou sur Brut – le Jurassien préfère le terrain aux mondanités. Lorsqu’il fonde le Centre Athénas en 1987, cet ancien conservateur d’une réserve naturelle du Jura n’a pas particulièrement l’intention de recevoir des lynx. Il s’inspire à l’époque des quelques cliniques de soins ornithologiques qui existent déjà en France.


Grâce aux compétences d’un vétérinaire associé dès sa fondation, le Centre Athénas est l’un des premiers à accueillir aussi des mammifères, comme des hérissons. « Très tôt, en 1989, on a été confronté au premier cas de lynx : un jeune qui avait été victime de collision. Malheureusement, l’animal est arrivé mort au centre. » C’est l’époque où le prédateur, réintroduit dans le Jura suisse, est en cours de colonisation du massif. Un processus très lent qui s’étire jusqu’à la fin des années 1990, date à laquelle les accueils de lynx s’accélèrent pour le centre.

« La chance du lynx, c’est de ne pas être cité dans la Bible, contrairement au loup. »

L’équipe commence alors à communiquer sur le fait que le centre prend en charge des lynx en détresse, et surtout, sur ce qu’est un lynx en détresse. « Les gens à une époque, ils voyaient un jeune lynx sur leur terrasse, ils étaient très contents, ils prenaient des photos, mais ils n’identifiaient pas ça comme une situation de détresse. » Alors Gilles et ses collègues s’organisent. Au début des années 2000, ils mettent en place une cellule de veille grâce à des naturalistes de terrain qui diffusent une information régulière et épluchent aujourd’hui les réseaux sociaux.

Résultat : une dizaine d’accueil de lynx par an. Le plus souvent, les félins sont victimes de collision routière. Le braconnage existe, mais il est plus difficile à tracer, car l’animal est généralement tué sur le coup, et n’arrive pas au centre : « Les gars les tirent, les démembrent et les cachent dans un trou en forêt. »

L’espèce parapluie

Le Centre Athénas occupe discrètement 2,5 hectares en bordure haute du petit village de L’Étoile, près de Lons-le-Saunier. À l’infirmerie, il règne une forte odeur animale. Des petits cartons gigotent de temps à autre. Ici une buse qui s’impatiente, là des piaillements sur une étagère.

À côté de nous, un soignant s’occupe d’un hérisson dont le derrière a été croqué par un chien. À l’extérieur, dans des volières grillagées, de grands rapaces impassibles semblent se languir des grands espaces. Par de petites fentes, on aperçoit toutes sortes de bêtes à poils et à plumes dans des cages en parpaings couvertes de grilles. Un cri strident trouble régulièrement la quiétude des lieux, suivi d’un froissement d’ailes et d’un choc contre une bâche.


On s’écarte pour laisser passer trois employés du centre en file indienne, des couvertures dans les bras, dont on peut voir dépasser par le bas des plumes et des griffes. « Les grands-ducs qui déménagent », explique Gilles, malicieux. Plus loin, une grande sculpture stylisée d’une tête de lynx, le logo du centre, semble scruter les hauts plateaux jurassiens au loin. « Notre logo était à l’origine une chouette chevêche. Quand on a commencé à récupérer des lynx, c’est un moment où on a eu des difficultés de financement. Or on s’est rendu compte que le lynx était mobilisateur en termes de communication. Et comme c’est une espèce qui a une grande valeur écosystémique, on a voulu en faire notre emblème. »

Gilles parle d’« espèce parapluie », soit une espèce dont la protection bénéficie à tous les milieux : « Sur une zone donnée, la présence du lynx en tant que prédateur installe une sorte de “territoire de la peur” ayant de multiples conséquences, dont la dispersion par exemple de hardes d’ongulés, ce qui permet à d’autres espèces floristiques d’être présentes. »

La stratégie de communication du centre s’est avérée payante. Il a pu mobiliser des fonds, grâce à des dons de particuliers ou d’entreprises qui s’en servent pour leur communication interne. Et peut ainsi apporter des soins à d’autres espèces ayant une moins bonne image. « Comme le corbeau freux, une espèce perçue comme empêchant de faire des grasses matinées parce que ça gueule de bon matin ! sourit Gilles. Les lynx nous prennent beaucoup de temps – suivi, publications scientifiques, travail de communication et d’information – mais ça ne concerne que 8 accueils sur 6 000 par an. »

Un être placide

Dans le bâtiment des lynx, depuis le couloir qui longe les enclos, on entend des feulements étouffés à travers les parois en bois. Une ouverture horizontale permet de les observer. « Ils nous ont complètement identifiés, ils sont sur leurs gardes », chuchote Gilles. Il entrouvre la porte d’un enclos, passe la moitié de son corps en se tournant sur la gauche. Il reste un long moment silencieux et nous fait signe de faire de même. Dans l’angle, un lynx est assis et scrute placidement ces curieux visiteurs.

Un regard d’intense observation, comme un très jeune enfant, il est vrai assez envoûtant. Puis, le lynx s’éloigne tranquillement vers le fond du box. Dehors, Gilles explique : « L’attitude de force tranquille qu’on vient de voir est typique du lynx. Elle lui a été défavorable dans un certain nombre de cas. Il reste visible et est facile à tuer. » On le sait peu, mais le lynx est indigène d’Europe de l’ouest. Pourtant, il n’a jamais vraiment eu de place dans l’imaginaire des sociétés occidentales. Gilles avance : « La chance du lynx, c’est de ne pas être cité dans la Bible, contrairement au loup. »


Sous-entendu, on lui a relativement foutu la paix. Pas assez toutefois, car le lynx disparaît totalement de nos contrées à partir du début du XXe siècle, principalement du fait de la déforestation et du braconnage. « Il y a encore 10 ans, y compris ici, les gens ignoraient qu’il y avait des lynx en France », rappelle Gilles. Selon lui, communiquer sur le loup est plus mobilisateur, ce qui peut inciter des associations de protection de la nature à se concentrer sur cette espèce mythique au détriment d’autres prédateurs. « Le seul post qu’on a fait sur Facebook sur un loup écrasé, c’est notre record historique de likes. »

Et pourtant, en quarante ans de réintroduction, le loup a colonisé toute la France, tandis que le lynx, depuis cinquante ans, plafonne à 160 individus dans le Jura.

Le devoir de réparer

Grâce à son indépendance – le centre fonctionne à 85 % grâce à des dons et s’appuie sur un solide socle associatif de 1 850 adhérents –, Gilles s’enorgueillit d’une liberté de ton et de réalisation qu’il n’aurait pas pu mener autrement. Comme ce panneau routier fabriqué grâce à un legs, que le centre propose aux communes où les collisions avec des lynx sont nombreuses. Ou encore les positions fermes du centre sur la question, très sensible dans ces territoires ruraux, des arrêtés chasse et de l’augmentation des quotas de prélèvement de chevreuils, qui menacent indirectement le lynx.

La baisse du nombre de cervidés pousse le lynx à s’attaquer aux élevages ovins, ce qui ternit son image publique. Sur ces questions, le Centre Athénas n’a pas hésité à aller jusqu’au tribunal administratif contre l’État. Gilles déplore : « L’État a tendance à prêter une oreille attentive aux lobbys chasse et agriculture. » Récemment, le lobby de la chasse a empêché la mise en place de zones refuges dans les cœurs de territoire du lynx, proposée par plusieurs associations dont le Centre Athénas, dans le cadre des travaux de concertation préliminaires au Plan national d’actions en faveur du lynx. « La demande n’a pas été retenue, principalement parce que ça mettait en cause le droit de chasse sur certaines zones », se désole Gilles.

Les battues à grands gibiers, par leur violence et leur durée, peuvent pourtant avoir des conséquences graves pour le lynx, comme séparer définitivement des jeunes de leur mère. Gilles enfonce le clou : « C’est contre nature de relâcher des animaux sauvages, disent nos opposants. Selon eux, il faudrait les achever car c’est la sélection naturelle. On leur répond que 96 % des causes d’accueil au centre sont d’origine anthropique. On considère qu’on a un devoir de réparer les impacts de notre civilisation sur la biodiversité. »

En plus de ses actions de soin, le centre multiplie les conférences gratuites en milieu rural, dans de toutes petites communes. « On va voir des gens qui n’ont pas accès habituellement à ce genre d’informations et qui sont exposés à un discours pro-chasse et anti-prédateurs. Les gens sont en général surpris d’avoir ces infos. Dans un village de 100, finalement, ils sont 40 à être sensibles à ces questions, c’est déjà pas mal », ajoute le directeur du centre.

Safari jurassien

Ces prises de position fortes et le franc-parler de Gilles, y compris dans les arcanes feutrés des collectivités locales, ne lui ont pas attiré que des amis. Dans les milieux associatifs de protection de la nature, le Centre Athénas a la réputation d’être un peu replié sur lui-même, de faire cavalier seul.

Qu’à cela ne tienne, Gilles pointe aussi des activités de plein air nuisibles, y compris chez les fans du félin : « Le lynx est devenu un élément patrimonial reconnu et apprécié par une majorité. Mais entre l’intérêt intellectuel et le passage à l’acte, ralentir sur la route par exemple ou avoir des comportements respectueux, c’est pas encore ça. »

Dans son collimateur, le VTT de descente dit « free ride », pratiqué dans des zones de fortes pentes comme des pierriers sous falaise, où le lynx est normalement tranquille. Il blâme aussi ce qu’il nomme des « safaris jurassiens », organisés par des guides auto-proclamés, avec « des rudiments de connaissances naturalistes et aucune éthique », consistant à attirer un lynx avec des appâts odorants, des pièges à phéromones ou des leurres sonores « dans une logique de parc d’attractions ». Il fustige enfin les pratiquants de photographie animalière sans limites.

Pour beaucoup, le défi consiste à se vanter, photo à l’appui, d’avoir été admis par l’animal sur son territoire. « C’est très anthropocentré de dire que le lynx a accepté un photographe alors qu’en fait, il est obligé de le subir. » Cette discrétion extrême du lynx lui a valu le surnom de « fantôme de la forêt ». « C’est une expression qui m’énerve, s’agace encore Gilles. Si on continue comme ça, il va vraiment le devenir… » 


1. Magazine présenté par Hugo Clément, diffusé le 30 juin 2024, sur France 2.

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