The Ministry for the Future n’est ni une utopie ni une dystopie… L’ouvrage ressemble parfois même plutôt à un tract transformé en roman… Comment définissez-vous votre geste littéraire ?
The Ministry for the Future est un roman de science-fiction, j’insiste là-dessus. Le roman est une forme large, une marmite capable d’accueillir de nombreux autres genres pour donner une sorte de ragoût. Ce livre est aussi de la science-fiction, tout simplement parce qu’il se déroule dans le futur. Je dirais que la science-fiction est un genre qui se divise en trois branches : le futur lointain (souvent appelé space opera), le futur proche (de l’anticipation, peut-être) et enfin une troisième zone temporelle intermédiaire que j’appelle « histoire future » (future history), c’est-à-dire environ 100 à 300 ans dans le futur. Cette temporalité est beaucoup plus rare mais très intéressante, et c’est là que j’ai situé nombre de mes romans. Mais The Ministry appartient à la science-fiction du futur proche.
Il y a quelques romans célèbres de la littérature américaine qui révèlent très bien le caractère mixte de cette forme – Moby Dick d’Herman Melville (1851) ou bien USA de John Dos Passos (1938), le roman américain préféré de Sartre. Ce sont de grands romans, supérieurs à ce dont je suis capable, mais qui m’ont inspiré, tout particulièrement pour écrire 2312 (Actes Sud, 2017 [2012]) et The Ministry. On pourrait dire que ces romans se présentent comme une sorte de bricolage, d’hétéroglossie ou de tresses plurivoques.
Vous êtes un observateur attentif du dérèglement climatique depuis quelques décennies maintenant et vous avez écrit de nombreux romans sur cette question. Est-ce un sujet suffisamment présent dans la littérature moderne en dehors de la science-fiction ?
Pas vraiment, mais je ne nierai pas que de nombreux romans contemporains s’intéressent maintenant au changement climatique : des romans ordinaires ou grand public – le réalisme domestique, comme je l’appelle –, des romans modernistes ou réalistes qui se déroulent dans le présent ou le passé récent. Par exemple : A Children’s Bible de Lydia Millet (W. W. Norton & Company, 2020) et de James Bradley (Penguin Random House, 2015). Ces œuvres utilisent très bien les formes et contenus romanesques standards pour raconter une histoire climatique se déroulant dans le présent et le futur immédiat. Même si le changement climatique n’est sans doute pas suffisamment présent, des écrivains s’y essaient et s’en sortent bien.
L’écrivain Amitav Ghosh affirme dans Le Grand Dérangement (Wildproject, 2021 [2016]) que les conséquences de l’Anthropocène sont inexistantes dans la « littérature bourgeoise » et que la crise écologique, parce qu’elle est trop grande, lente, invisible pour être saisie, produit aussi une crise de la narration ou de la représentation...
Je rejette complètement l’analyse de Ghosh, qui refuse de façon hiérarchique et snob de considérer la science-fiction comme un genre égal aux autres, y compris à son réalisme domestique supposément supérieur. Le snobisme est toujours de l’arrogance, et l’arrogance est toujours stupide. On peut se référer à la grande analyse de Proust sur cette prétention anxieuse à la supériorité qui est au cœur du snobisme : quiconque se pare de ce genre de supériorité est comme Madame Verdurin. Ghosh est un excellent romancier conventionnel et Le Palais des miroirs (Le Seuil, 2002 [2000]) est un grand roman national, mais malheureusement, il compte parmi ces nombreux bons écrivains qui se révèlent assez mauvais lorsqu’ils en viennent à la critique ou à la théorie. À part le fait que ce soit embarrassant pour lui, ça a son importance ici puisqu’il s’est attaqué précisément au genre littéraire qui est en mesure de réaliser ce qu’il appelle de ses vœux...
Car on peut au contraire affirmer que la science-fiction est le réalisme de notre époque ; que c’est un meilleur genre pour parler de la période que nous traversons que la « littérature bourgeoise » dont Ghosh est un représentant – et que ses propres tentatives de fiction climatique écrites depuis Le Grand Dérangement sont très faibles parce qu’il ne comprend pas le pouvoir de la science-fiction, donc ne croit pas en elle, et que son immense talent est ainsi gaspillé dans des œuvres triviales bien qu’écrites avec finesse. La fiction historique ou la semi-non-fiction ne pourront pas accomplir ce dont nous avons besoin aujourd’hui. Il devrait écrire un roman qui se déroulerait trente ans dans le futur et voir ce qui se passe. Cela pourrait être bon. Il serait alors passé du « manoir de la littérature » à l’une des « toilettes extérieures de la littérature », comme il l’a dit, et pourrait bien s’apercevoir que c’est là que se trouve la véritable puissance. Dans la science-fiction, qui est à notre époque ce que les pièces de théâtre étaient à l’Angleterre élisabéthaine. La bonne forme pour le contenu.
Tout en critiquant la technologie ou son utilisation possible, la science-fiction peut être ambivalente en ce qu’elle renforce également sa position centrale dans notre vision du futur. On pourrait dire, avec la trilogie sur Mars, que tout en vous montrant critique, vous étiez condamné à renforcer la croyance que nous serons un jour capables de rendre habitable une autre planète, et pourquoi pas de modifier ou de sauver la Terre aussi par ces mêmes moyens techniques. Vous mettez d’ailleurs en scène des expériences de géo-ingénierie dans TheMinistry…
Je tiens à souligner que notre espèce a été « technologique » pendant toute son histoire, et que l’humain a évolué et est même apparu grâce à des technologies (du feu, de la pierre, du bois, etc.). Toute critique simpliste de la technologie en soi est une méprise sur ce qu’est l’humain : un primate social qui emploie des technologies. Homo faber. Ainsi, si le moteur sous-jacent de notre civilisation – la technologie – nous a accidentellement empoisonnés – ce qui est le cas –, il est tout à fait approprié d’utiliser d’autres technologies pour réparer les dommages si nous le pouvons. Certains dommages peuvent être inversés (l’accumulation de CO2 dans l’atmosphère), d’autres ne pourront jamais l’être (les espèces éteintes).
« Toute critique simpliste de la technologie en soi est une méprise sur ce qu’est l’humain. »
Puisque nous sommes au début d’un événement d’extinction de masse, nous devons rester ouverts à toutes les actions possibles tant qu’elles sont encore utiles. Appeler certaines de ces actions « géo-ingénierie » et les définir d’avance comme mauvaises n’est pas une démarche pertinente à ce stade. L’émancipation des femmes relève de la géo-ingénierie : lorsque les femmes jouissent pleinement de leurs droits humains, le nombre de naissances et donc d’humains diminue, et la pression sur la Terre s’en trouve amoindrie. Une fois que vous comprenez cela, l’inutilité du mot devient évidente. Chaque geste de notre civilisation a des répercussions planétaires, et chacun d’eux est désormais important. Essayez de raisonner de cette façon, s’il vous plaît, en évitant toute pensée réflexe qui viserait à se retrancher dans une pureté idéologique toute petite-bourgeoise. La pureté de ses propres croyances est une chose très surfaite.
En ce qui concerne la technologie, Ursula Le Guin dit que c’est « une entreprise héroïque, herculéenne, prométhéenne, et donc ultimement tragique ». Et aussi : « Si, cependant, on évite le mode techno-héroïque linéaire et progressif, épousant la flèche (mortelle) du Temps, si on redéfinit la technologie et la science comme le panier culturel primordial plutôt que comme une arme de domination, alors nous aurons [...] la possibilité d’envisager la science-fiction comme un champ bien moins rigide et étroit, pas nécessairement prométhéen ou apocalyptique, et comme un genre en fait moins mythologique que réaliste. » Que pensez-vous de cela ?
C’est très bien, et j’ai aimé Ursula et ses vues transformatrices, mais elle serait d’accord avec ceci, j’espère : un panier est une technologie ! Alors arrêtons les distinctions mythiques et concentrons-nous sur la survie de la civilisation, s’il vous plaît, qui sera un exploit technologique, tout comme le danger a lui-même été créé en partie par des exploits technologiques antérieurs.
La trilogie martienne
(1992-1996)
Ses romans sur Mars intitulés Mars la rouge (1992), Mars la verte (1993) et Mars la bleue (1996) narrent la colonisation et la terraformation prochaine de la planète Mars. Tout au long de la trilogie, Kim Stanley Robinson explore les difficultés pratiques et les implications sociopolitiques qu’entraînerait une telle colonisation.
Cela dit, les vraies origines du danger viennent du capitalisme, comme Ursula Le Guin en conviendrait également. Si la technologie était employée pour le bien-être de l’humain et de la biosphère, nous serions en meilleur forme aujourd’hui ; mais elle est très souvent employée au service du profit, de l’appropriation, de l’exploitation et des gains pour les riches. Le bien commun s’en trouve ainsi sacrifié et nous nous trouvons face à un terrible danger. Ce n’est pas la faute de la technologie mais du capitalisme, qui est un logiciel, donc encore une technologie – mais un meilleur logiciel serait la justice.
Par ailleurs, votre livre met en scène un phénomène assez rare en littérature, et encore plus dans le débat public : l’écoterrorisme. Depuis le roman d’Edward Abbey, Le Gang de la clef à molette, paru il y a maintenant un demi-siècle, il semble que l’idée de commettre des actes violents en vue de protéger la « Nature » (et maintenant le climat, la planète ou autre) ait été marginalisée. Est-ce un tabou pour les écrivains ?
C’est une question très intéressante, et je suis désolé de dire que je n’ai pas de bonne réponse à y apporter. Je reste perplexe. Peut-être que le concept de tabou que vous suggérez est un bon concept ici. Un jour, Rod Serling a écrit un scénario pour La Quatrième Dimension dans lequel des gens prenaient un avion en otage, puis exigeaient une rançon, etc. Et juste après la sortie de la série télévisée, des événements similaires ont commencé à se produire dans la vraie vie. Inspiration ? Coïncidence ? Personne ne peut en être sûr, mais je me souviens avoir entendu dire que Serling avait été abasourdi par ces événements.
Nous en venons donc à l’écoterrorisme. Il faut tout d’abord interroger le mot. Et si ce genre d’action était qualifié de Résistance, comme en France pendant la Seconde Guerre mondiale ? Alors tout l’équilibre moral basculerait. De même, si les personnes ne sont pas blessées, mais seulement les biens et les machines endommagés, s’agit-il de terrorisme ou même de violence ? Peut-être ces mots devraient-ils être réservés aux atteintes aux personnes (et leurs auteurs toujours être condamnés, je pense) et non pour désigner le bris de machines. L’ouvrage d’Andreas Malm Comment saboter un pipeline (La fabrique, 2020) fait bien cette distinction (lire notre entretien dans Socialter). Une distinction importante, car les personnes qui n’ont nulle intention d’en blesser d’autres pour quelque raison que ce soit (comme moi) pourraient être d’accord pour détériorer un bulldozer ou bloquer un pipeline, etc.
Vous mentionnez Andreas Malm : avec votre duo de personnages – Frank, le traumatisé qui a survécu à une vague de chaleur apocalyptique, et Mary, la technocrate qui veut faire le bien –, on dirait presque que vous créez une mise en scène de la « théorie du flanc radical » développée par cet auteur dans son livre (lire ci-contre)... Il suggère que même les « modérés » ont besoin de « radicaux » pour que leurs revendications paraissent acceptables. Pourtant, dans notre monde actuel, il semble que la plupart des gens abhorrent encore toute forme de radicalité ou de « violence », même contre des biens ou des infrastructures largement dénoncés ou méprisés...
Théorie du flanc radical
Dans Comment saboter un pipeline (La fabrique, 2020), Andreas Malm mobilise l’exemple de la lutte des droits civiques aux États-Unis pour échafauder sa « théorie du flanc radical ». Sans la menace incarnée par un Malcolm X, Martin Luther King ne serait jamais apparu comme un « moindre mal » aux yeux de l’administration Kennedy, affirme l’essayiste suédois : « Les mouvements sociaux obtiennent rarement tout ce qu’ils veulent, mais ils remportent des victoires partielles importantes quand ils disposent d’une aile, flanquant la dynamique du courant majoritaire, prête à faire exploser le statu quo. »
Je suis dubitatif quant à cette « théorie du flanc radical », qui dit que le pouvoir ne fait des concessions à la protestation non violente que s’il voit une protestation violente attendre son heure sur les flancs. L’exemple invoqué est souvent celui de Lyndon Johnson traitant avec Martin Luther King parce qu’il aurait eu peur de Malcolm X. Historiquement, il semble que ce soit faux. Vous pouvez écouter des conversations téléphoniques entre Lyndon Johnson et Martin Luther King (plutôt extraordinaires en soi) et entendre très distinctement qu’ils travaillaient ensemble, mais surtout que Johnson ne craignait pas l’approche de Malcolm X, qu’il en avait au contraire besoin à petites doses pour peser auprès du Congrès. Mais l’approche radicale prônée par Malcolm X aurait créé un retour de bâton.
Chaque situation historique est tellement singulière que les analogies sont presque nulles, et les « grandes lois de l’Histoire » ne sont que des histoires que nous nous racontons dans l’espoir de trouver une généralisation utile. Malm a peut-être raison et vaut la peine d’être lu, mais vous devez également lire Joshua Clover, Erica Chenoweth et Bill McKibben pour aborder la question de ce que j’appelle une « rhétorique des actions » – qui est peut-être l’autre nom de la praxis. Nous disposons d’une incroyable anatomie et taxonomie de la rhétorique dans le champ du discours : c’est l’art de la persuasion, qui nous vient des Grecs anciens. Mais dans le domaine des actions (qui, selon Clover, est tout ce qui importe vraiment en fin de compte), où se trouve la description de quelles actions peuvent produire quels résultats ? Elle n’existe pas, probablement à cause de ce que j’ai dit précédemment : chaque situation historique est unique. Elle ne peut donc pas être généralisée à une sorte de taxonomie ou de guide pour savoir quelles actions obtiennent quel résultat de la part des spectateurs.
Cela étant, nous pouvons peut-être dire maintenant ceci : nous devons faire pression sur nos représentants politiques pour qu’ils entreprennent les bonnes actions en faveur des humains et de la biosphère. Les manifestations de masse, pacifiques ou violentes, me semblent dorénavant appropriées.
Mais il peut aussi être approprié de détériorer les machines sans blesser les humains. C’est l’un des sujets de Malm : pour le sabotage, contre le meurtre. Permettre à des citoyens ordinaires, désireux d’agir, d’opérer cette distinction est, je pense, sa principale réussite jusqu’à présent, et c’est aussi important. C’est beaucoup plus clair dans ses livres que dans mon Ministry for the Future, qui fait plus figure d’avertissement quant à la violence qui pourrait être déchaînée si nous ne nous occupons pas de ces problèmes maintenant.
Il y a cette phrase bien connue de Fredric Jameson dont vous êtes très proche : « Il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme. » Votre intention avec ce roman était-elle d’imaginer une fin réaliste du capitalisme plutôt que la fin du monde ? Cela dit, ce que vous décrivez ressemble davantage à la promotion d’un capitalisme contraint dans un cadre assez keynésien – vous consacrez d’ailleurs un chapitre à Keynes (lire ci-contre) – plutôt que la fin du capitalisme…
J’aime cette façon de voir les choses. Bien que, comme vous le soulignez, The Ministry se conclut moins par la fin du capitalisme que par un retour du keynésianisme qui n’est clairement qu’une étape sur le chemin d’une civilisation meilleure. C’est une réforme plutôt modeste, mais qui pourrait être légiférée dès maintenant. En réalité, nous l’avons ratée de seulement une voix aux États-Unis en 2021. Et elle viendra sûrement un jour prochain – du moins pouvons--nous l’espérer, et nous devrions y œuvrer.
Ainsi, ce que j’ai voulu imaginer dans mon roman n’est pas une proposition politique particulière, mais plutôt un virage effectif quoique désordonné pour éviter un événement d’extinction de masse, ce qui signifie, dans un premier temps, s’éloigner du capitalisme néolibéral. Un pas après l’autre : nous devons d’abord refuser l’austérité et le néolibéralisme par le biais de la relance keynésienne ; puis avancer vers la social-démocratie ; puis le socialisme démocratique ; et ainsi de suite. Mais ce sont des noms de macro-systèmes et des descriptions idéalistes, et je veux également insister sur l’importance d’un front large et uni, un bricolage de tout ce qui peut concourir à éviter l’extinction massive sans trop m’attarder sur les termes descriptifs du XXe siècle.
Quant à Keynes, j’aime beaucoup sa proposition concernant « l’euthanasie de la classe des rentiers ». Il semble avoir défendu une véritable révolution au sein du capitalisme, sans violence horrible ni chaos, pour déboucher sur une sorte de capitalisme réformé qui serait plus égalitaire – peut-être même une démocratie sociale. Sa méthode n’est sans doute pas la solution ultime, mais elle me semble être une étape viable sur la bonne voie.
Il y a une croyance partagée aujourd’hui par de nombreux écologistes selon laquelle le capitalisme aurait finalement atteint sa contradiction finale : la destruction de ses conditions matérielles d’existence au niveau planétaire. Est-elle une illusion ? Ou bien croyez-vous possible que le capitalisme trouve un moyen de « surmonter » cette catastrophe et de se perpétuer, même au prix d’une mutilation terrible pour la vie sur Terre ?
Non, le capitalisme ne peut pas persister dans une voie inhumaine et contraire au maintien de la biosphère. Il a déjà atteint sa limite dans cette direction, et c’est pourquoi nous sommes maintenant dans une période de crise aiguë, de « polycrise » comme certains l’appellent. Le capitalisme pourrait éventuellement se réformer jusqu’à revenir à un mode keynésien antérieur et traverser cette polycrise en devenant quelque chose comme la social-démocratie, en faisant ainsi juste assez pour éviter l’effondrement. S’il allait jusque-là, ce serait déjà un succès ; et il pourrait alors y avoir un élan pour aller plus loin, en passant de la social-démocratie au socialisme démocratique, qui est plus un nom aujourd’hui qu’une réalité, mais qui pourrait être voté si suffisamment d’électeurs y croyaient.
Kim Stanley Robinson à Phoenix, Arizona, en 2017.
Les noms n’ont pas d’importance, les mesures politiques en ont. Pendant ce temps, le capitalisme néolibéral, qui consiste à laisser le marché penser à notre place, s’est révélé être un échec retentissant, générant une énorme injustice entre les humains et déclenchant une extinction massive de la biosphère, tout en proclamant être une grande réussite – ce qui a été le cas pour les 1 % les plus riches et leurs complices, mais pour personne d’autre. Donc, ce qui ne peut pas continuer, ne continuera pas ; et puisque le changement doit se produire, il se produira. La seule question est : changement pour le meilleur ou pour le pire ? Et nous faisons ces choix tous les jours maintenant.
Vous semblez penser qu’il y a de la lumière au bout du tunnel si nous construisons collectivement des infrastructures, des organisations sociales innovantes, des outils plus adaptés à l’événement Anthropocène. Que pensez-vous de la décroissance ? Que pensez-vous de l’idée que, peut-être, ce n’est pas d’innovation dont nous avons le plus besoin, mais simplement de commencer à arrêter certaines choses que nous faisons et que nous ne devrions pas faire ?
Je pense que si nous réagissons bien à la crise du climat et de la biosphère, nous pourrons éviter l’extinction massive que nous avons déjà déclenchée, et nous améliorer à partir de là. Je n’aime pas le mot « décroissance » parce qu’il me semble erroné, comme une sorte de capitulation à la définition actuelle de la « croissance » qui est quantifiée par le PIB et le potentiel de réchauffement global (PRG)5 – en fait, la croissance du profit comme étant l’unique catégorie ou système de mesure que nous pourrions utiliser. Il s’agit là d’une utilisation très étroite du terme, et il existe déjà de nouvelles définitions de la croissance qui suggèrent la « croissance du bonheur » ou la « croissance du bien-être humain ». Je propose de travailler à la croissance de la sophistication, ou du style, qui impliquerait de faire plus avec moins, par le biais de la science et d’applications intelligentes de la technologie. Il faut aussi opérer un changement dans la structure de nos affects où le « plus » est toujours synonyme de « mieux » ; quelque chose comme le vieux proverbe anglais, « enough is as good as a feast » (« assez vaut bien festin », littéralement, ou « il ne faut pas abuser des bonnes choses », ndlr).
« Il faut opérer un changement dans la structure de nos affects où le “plus” est toujours synonyme de “mieux”. »
Le mot « croissance » est trop large et trop imprécis. Il doit être abandonné et remplacé par d’autres termes suggérant un bien-être pour tous les humains qui n’endommageraient pas notre biosphère (notre seule maison et l’extension de nos corps). C’est peut-être ce dont parlent les partisans de la décroissance, mais ils n’ont pas les mots justes pour cela. Utiliser moins, tout en obtenant davantage : est-ce cela la décroissance, l’innovation, ou tout autre mot que vous choisissez ? La sophistication, le style, la durabilité, la vie selon nos moyens, la prospérité... Il existe bien des façons de décrire cela, mais la décroissance n’est pas la bonne, parce qu’il y a au moins deux milliards de personnes qui vivent dans la misère, et nous avons besoin que tout le monde soit en adéquation (un autre mot pertinent) avant de pouvoir dire que notre civilisation se porte bien – et en même temps, nous devons nous adapter à toutes les limites de la biosphère terrestre.
Dans un texte, vous avez écrit qu’« il faut être anti-anti-utopiste », c’est-à-dire lutter contre les récits, les fictions, les idées, les personnes qui vous disent qu’« il n’y a pas d’alternative ». Une façon d’être anti-anti-utopiste est d’être utopiste, peut-être de raconter des histoires avec plus de paniers et moins de lances, très bien. Mais n’avons-nous pas aussi, et surtout, besoin d’une « littérature de combat » ?
Intéressant. Dans The Ministry, les historiens du futur nomment les décennies à venir « La guerre pour la Terre » (« The War for the Earth »). Cela suggère une littérature de combat, comme vous l’appelez. Et, en effet, mon roman donne bien à voir des combats, dont certains sont réellement stratégiques et utiles, tandis que d’autres sont violents et vains. Vous avez sans doute raison : les décennies à venir vont comporter beaucoup de violence – aussi bien la violence lente (« slow violence », une expression plutôt pertinente de Rob Nixon) que la violence instantanée, comme c’est si souvent le cas. Ce sera un bordel, il n’y aura pas de plan mondial, à l’exception de l’accord de Paris, qui est un excellent plan – malheureusement en danger puisqu’il doit être mis en œuvre et ne l’est toujours pas à ce jour.
Or c’est un bon cadre mondial d’action, donc nous savons qu’une telle chose est possible. Maintenant, il faut se battre pour lui donner toute sa place, pour instaurer enfin de la justice entre les humains, pour sauver la biosphère d’une extinction massive. Ce sera chaotique et déroutant, et cela durera aussi longtemps que les gens aujourd’hui en vie resteront indécis, discordants, sans cohésion. Nous devons non seulement nous y habituer, mais nous battre aussi efficacement. La littérature de combat peut nous donner des idées ou nous avertir des ramifications, mais ce sont les actions dans le monde qui compteront : les lois, les normes, les comportements.
Biographie
Kim Stanley Robinson est un romancier américain. Particulièrement remarqué pour sa trilogie martienne, il a remporté de nombreuses distinctions parmi lesquelles les prix Hugo (deux fois), Locus, Nebula et British Science Fiction. Son œuvre mêle plusieurs dimensions, à la fois écologiques, politiques et culturelles, où les scientifiques sont souvent les héros. Son livre The Ministry for the Future (Orbit, 2020), qui devrait paraître en français chez Bragelonne courant 2023, a déjà rencontré un grand écho dans le monde anglo-saxon.
Ouvrage
Paru en 2020 chez Orbit, The Ministry for the Future est le dernier ouvrage de Kim Stanley Robinson. Le roman s’ouvre par une terrible vague de chaleur en Inde qui cause la mort de près de 20 millions de personnes. L’un des protagonistes, Frank May, sur place pendant les événements, y survit mais, traumatisé, rejoint le groupe écoterroriste international Les Enfants de Kali pour tordre le bras aux dirigeants qui ne tirent aucune leçon du drame. De son côté, Mary Murphy devient la directrice du ministère du Futur, un nouvel organisme issu de l’accord de Paris, et tente de faire bouger les lignes de manière institutionnelle. L’auteur s’efforce alors d’imaginer comment ces différentes stratégies vont se confronter et peu à peu éloigner les sociétés humaines du précipice.
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