Chapeau de cow-boy vissé sur le crâne et mine hébétée, Jeff Bezos semble se remettre d’un shoot d’hélium. Quelques heures plus tôt, le PDG d’Amazon s’est envolé à bord d’une fusée conçue par sa société Blue Origin pour passer dix minutes dans l’espace. De retour sur Terre, encadré par trois autres membres de l’équipée, l’homme le plus riche du monde se pavane en conférence de presse. Après un laïus sur la « beauté » de la Terre vue du ciel et la « fragilité » de son atmosphère – qui ferait presque oublier que sa petite escapade a rejeté l’équivalent de 200 à 300 tonnes de CO2 –, il lâche, comme enivré par ses propres paroles : « Je veux remercier chaque employé d’Amazon […], parce que vous avez donné pour tout ça. » Sous-payés, soumis à des cadences infernales et à des tâches aussi déshumanisantes que dangereuses, les milliers de salariés de l’entreprise de commerce en ligne seront sûrement ravis d’apprendre que leurs efforts ont permis à leur multimilliardaire de patron de réaliser sa virée suborbitale. On les entend d’ici : « Non, merci à toi Jeff d’avoir eu une petite pensée pour nous, sans qui rien – de ton confort obscène et de tes indécentes lubies – n’aurait été possible ».
Jeff Bezos incarne à la perfection la mégalomanie de cette classe dirigeante plus que jamais hors sol, avide de s’assumer au grand jour, applaudie en tout lieu business friendly du globe pour des nuisances dont elle n’aura, certainement, jamais à rendre compte. Néron jouait de la harpe devant Rome qui brûlait ; nos puissants admirent le spectacle de la planète qui se consume depuis le hublot de leur navette, mais conseillent aussi de s’injecter de l’eau de Javel pour lutter contre le Covid-19 (Donald Trump), se retournent en pleine épidémie contre leurs propres gouvernés coupables de « pleurnicheries » (Jair Bolsonaro) ou s’insurgent d’avoir à se justifier devant « une nation de 66 millions de procureurs » (Emmanuel Macron). Comme si, face aux multiples crises qui rendent l’avenir de l’humanité sur Terre toujours plus incertain et précaire, la seule réponse à disposition des élites économiques et politiques était l’outrance et le mépris. Pour Christian Salmon, auteur de La Tyrannie des bouffons (Les liens qui libèrent, 2020), les puissants de ce monde nous le rappellent quotidiennement : le grotesque est à la barre. L’essayiste s’appuie sur l’acception qu’en donne Michel Foucault, selon lequel le grotesque est « l’un des procédés essentiels à la souveraineté arbitraire » se traduisant par « le fait, pour un discours ou pour un individu, de détenir par statut des effets de pouvoir dont leur qualité intrinsèque devrait les priver […] ». À l’origine conçue pour qualifier les tyrannies antiques, une telle définition décrit pourtant à la perfection la physionomie actuelle du pouvoir. Mais qu’a-t-on fait, au juste, pour mériter de tels dirigeants ?
Trop intelligents
L’un des premiers réflexes serait de rendre les gouvernés immédiatement responsables de l’incurie de ceux qui les gouvernent : « Les Américains ont élu Trump, non ? Ils ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes ! » Variante sur le mode « servitude volontaire » : « Si ton patron est un crétin, qu’attends-tu pour démissionner ? » De telles déplorations, outre qu’elles ne convainquent de leur supériorité morale que ceux qui les professent, en reviennent à affirmer que nous sommes collectivement... des cons. Cons d’élire des cons, cons de travailler pour des cons. Cons de s’abstenir, cons d’être dociles. En somme, il n’appartient qu’à nous, en nous remuant un peu (allez hop hop hop !), d’infléchir le cours des choses. Une position que fustige le sociologue Nicolas Framont : « La société capitaliste fait tout pour compliquer la révolte et la mobilisation collective, les gouvernements usent désormais de la violence la plus décomplexée, le patronat désorganise la vie collective au travail et rend l’engagement syndical lourd et dangereux : il y a hélas mille bonnes raisons de ne pas s’engager. »
Si cette autoflagellation montre certains effets pervers, c’est aussi parce qu’elle est au diapason du complexe de supériorité des puissants. « Mon intelligence est un obstacle », avait laissé échapper l’actuel ministre de l’Économie Bruno Le Maire alors qu’il était candidat à la primaire de la droite en 2017. Quant à Gilles Le Gendre, président du groupe La République en marche à l’Assemblée nationale entre 2018 et 2020, il déclarait sans trembler en plein mouvement des Gilets jaunes : « Notre erreur est d’avoir probablement été trop intelligents, trop subtils. » Autrement dit : la faute incombe toujours aux subalternes, incapables de comprendre ce qui est bon pour eux et qu’il faut ramener dans le droit chemin par plus de « pédagogie ».
C’est qui le meilleur ?
Cette vision de la politique n’est pas neuve. Elle postule que seules certaines personnes sont aptes à diriger, que leurs dispositions les autorisent à accéder au pouvoir et à y rester. « Nous vivons en réalité dans un régime aristocratique », remarquait le penseur technocritique Jacques Ellul dans Le Bluff technologique (Hachette, 1988). Pour le philosophe, ce sont toujours les Aristoï (les « meilleurs ») qui sont appelés à gouverner, qualité éminemment fluctuante : « Dans une société militaire, les Aristoï seront les meilleurs guerriers, dans une société démocratique, [ils] peuvent être ceux qui manifestent la plus grande sagesse politique. » En 1795, à l’instauration du Directoire en France, c’est également le gouvernement des « meilleurs » qui est saisi comme prétexte pour rétablir le suffrage censitaire et purger la République des « convulsions violentes » de la plèbe, selon l’expression de Boissy d’Anglas. Pour le député du Marais, « les meilleurs sont ceux […] qui, possédant une propriété, [...] doivent à cette propriété et à l’aisance qu’elle donne l’éducation qui les a rendus propres à discuter avec sagacité et justesse les avantages et les inconvénients des lois qui fixent le sort de leur patrie ».
Jacques Ellul considère quant à lui qu’« actuellement, les Aristoï sont ceux qui ont la plus grande compétence technicienne ». Qu’advient-il alors, lorsque les supposées qualités techniques qui fondent la légitimité de nos gouvernants-technocrates n’apparaissent d’aucun secours face aux catastrophes qui sont les nôtres – par exemple, lutter contre le chômage de masse, enrayer une crise climatique, juguler une pandémie mondiale... ? Le voile se déchire : la « compétence », qui jadis forçait le respect, n’électrise plus que ceux qui s’en prévalent, et les bureaux de vote deviennent déserts les jours d’élection. Le pouvoir semble alors furieux envers son peuple, lequel a, comme dans ce poème de Bertolt Brecht, « par sa faute perdu la confiance du gouvernement. […] Ne serait-il pas plus simple alors pour le gouvernement de dissoudre le peuple et d’en élire un autre ? »
S’il est admis qu’être gouverné par des personnes méprisantes et méprisables est une idée qui nous horrifie, elle nous amène aussi à nous interroger sur les qualités que nous souhaitons reconnaître chez ceux à qui sont confiées les rênes d’un État, d’une institution, d’une entreprise ou même d’une association sportive. Pour Adrien Louis, auteur de l’ouvrage Les meilleurs n’auront pas le pouvoir (PUF, 2021), le gouvernement des Aristoï a, sur le papier, tout d’un régime désirable : « Indépendamment de ses inclinations politiques, le “meilleur” dirigeant serait celui qui est capable de courage, de justice et de toutes ces vertus qu’on peut estimer nécessaires à la formation d’un bon jugement et d’un bon commandement. Le meilleur serait en outre caractérisé par son attachement à deux biens politiques ultimes, à savoir : le développement intellectuel et moral des gouvernés d’une part, et la défense de l’amitié civique d’autre part. » Cependant, reconnaît-il, l’institution d’un tel gouvernement est semée d’embûches « trop insurmontables pour qu’on puisse le considérer comme réaliste. Le problème est alors de savoir s’il existe d’autres moyens de promouvoir l’excellence humaine en général, et d’encourager l’excellence des dirigeants eux-mêmes ». Quant aux raisons qui expliqueraient la promotion d’individus grotesques aux plus hautes fonctions politiques, le professeur de philosophie souligne qu’on ne saurait faire totalement abstraction « du lien entre les dispositions morales des électeurs et la qualité des élus. C’est en considérant ce lien qu’Aristote insistait sur la nécessité, pour une cité, de disposer d’une classe moyenne nombreuse, qui serait en mesure de faire contrepoids aux passions trop violentes des plus pauvres et des plus riches ».
Parties prenantes
Le philosophe grec, dans son constant souci de l’équilibre, chérissait en effet le juste milieu, garde-fou selon lui contre les extrêmes. Tout ce qui se situe dans la moyenne ferait « pencher la balance et empêche[rait] les excès contraires », soutient-il dans Les Politiques. Mais cette éthique de la modération chère à Aristote n’est-elle pas surtout destinée à assurer la stabilité d’un ordre politique déjà établi ? Aussi l’injonction à demeurer dans la moyenne aurait pour principale fonction d’inciter les citoyens à ne pas faire de vagues et à cadenasser par et pour eux-mêmes l’ordre social. C’est notamment la thèse d’Alain Deneault, qui tire de cette idée un concept fécond, celui de « médiocratie », soit un monde – le nôtre – qui a fait de la moyenne une norme impérieuse. Sa logique « consiste à faire travailler les gens à un rythme moyen, à établir l’ordre des connaissances escompté selon une certaine moyenne, à inculquer des méthodes qui tiennent d’un corpus moyen… » Cependant, note le philosophe, aucune de ces moyennes ne fait l’objet d’une délibération ou d’une étude sur la moyenne de ce qui convient à la population en termes de santé physique et mentale. Il s’agit plutôt d’un embrigadement : cette moyenne est purement idéologique. « Les sujets prennent sur eux de pratiquer la standardisation. Que ce soit sur un mode aliéné, ou fier, ou actif, ou coercitif et honteux, les sujets sont invités à intérioriser ce qui apparaît plus ou moins clairement de la part du pouvoir comme des cibles, des attentes, des comportements types, des attitudes, des buts… L’objectif reste que les “parties prenantes”, comme on dit, se vivent comme des sujets actifs et volontaires dans l’élaboration du monde qui les enchaîne. » Tous, de Jeff Bezos au gardien d’immeuble en passant par la professeure d’université, nous serions soumis aux intimidations de la médiocratie qui tente de naturaliser l’ultralibéralisme et le darwinisme social, « au point qu’on n’arrive plus même à les nommer, à les mettre en doute, à les jauger », poursuit Alain Deneault. Et comme dans n’importe quelle aristocratie, ceux qui s’en sortent le mieux sont ceux qui jouent le jeu, qui épousent ces standards de manière à tirer le meilleur parti de la conjoncture, aussi funeste soit-elle. Bienvenue dans l’aristocratie des médiocres.
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