Pour avoir l’air écolo, on peut recycler ses conserves en alu ou ses bouteilles en verre, mais on peut aussi recycler les mots. Dernier exemple en date : la « résilience ». Utilisée aussi en psychologie, la notion désigne en écologie la capacité d’un écosystème à retrouver un équilibre après l’absorption d’un choc. Théorisée dans les années 1970 puis longtemps cantonnée à la sphère scientifique, elle a fait irruption ces dernières années dans le vocabulaire politique et figure même dans l’intitulé du projet de loi issu des travaux de la convention citoyenne pour le climat (« loi portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets »).
Sauf que ce recyclage sémantique a été épinglé par le Haut Conseil pour le climat. Dans son avis sur le texte, l’instance consultative note que « le terme de “résilience” a une définition spécifique dans le contexte du changement climatique » et que « l’absence de mesures de résilience (seulement deux mesures ciblées sur l’adaptation) souligne que ce volet est extrêmement limité dans le projet de loi ». Résilience-washing ? Ce n’est pas le seul concept né dans le champ de l’écologie politique à avoir été récupéré par des acteurs politiques ou économiques dont l’engagement écologique est pour le moins discutable.
Mariage forcé
Un sort identique a frappé le mot « transition ». Présent jusque dans le nom du « ministère de la Transition écologique et solidaire », il s’affiche aussi dans la loi de 2015 « relative à la transition énergétique pour la croissance verte ». L’expression a pourtant tout d’un oxymore, tant le concept de transition s’est construit en opposition à la croissance économique. « Le rapport Meadows de 1972 insiste notamment sur la nécessité de la “transition d’un modèle de croissance à un équilibre global” en mettant en avant les risques écologiques induits par la croissance économique et démographique », indique une note publiée par... le ministère de la Transition écologique, et qui conclut sur « le risque de flou conceptuel et de récupération abusive » de la notion de transition. Le grand promoteur de l’idée de « transition » et créateur du mouvement des « villes en transition », Rob Hopkins, récuse quant à lui la notion de « croissance verte » et prône une « économie post-croissance ».
La récupération est parfois plus flagrante encore, à l’image du groupe pétrolier Total qui communique régulièrement sur sa politique de « transition énergétique », alors que 90 % de ses investissements actuels sont dirigés vers les énergies fossiles, selon un rapport des ONG Reclaim Finance et Greenpeace publié en février 2021.
Développement soutenable
Toute évidente qu’elle soit, cette récupération du concept de « transition énergétique » soulève une importante question stratégique pour le camp écologiste : celle du choix des mots. Comme l’explique l’historien Jean-Baptiste Fressoz, « le terme de “transition énergétique” est apparu au milieu des années 1970 pour conjurer les inquiétudes liées à la “crise énergétique”, cette dernière expression étant alors dominante. Dire “transition” plutôt que “crise” rendait le futur beaucoup moins anxiogène en l’arrimant à une rationalité planificatrice et gestionnaire ». En adoptant un vocabulaire moins « anxiogène », certains acteurs de l’écologie politique sont-ils tombés dans le piège d’un langage trop consensuel, donc trop facilement récupérable par leurs adversaires ?
La question vaut particulièrement pour l’un des concepts les plus centraux de l’écologie contemporaine : le développement durable. L’expression apparaît officiellement en 1980 dans un rapport de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), après une décennie marquée par une forte préoccupation pour l’épuisement des ressources naturelles : rapport Meadows sur « Les Limites à la croissance » puis conférence de l’ONU à Stockholm popularisant l’idée de « générations futures » en 1972, chocs pétroliers de 1973 et 1979... C’est finalement en 1987 que le concept de « développement soutenable » est formalisé dans le rapport Brundtland, publié par la Commission mondiale sur l’environnement et le développement de l’ONU. Il est résumé ainsi : « répondre aux besoins du présent, sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs ».
« Imposer le concept de “développement soutenable” à cette époque représente une importante victoire des écologistes », se remémore l’économiste et ex-député européen des Verts, Alain Lipietz. Mais, en France, l’expression sustainable development, après avoir été d’abord traduite en « développement soutenable » s’est transformée en « développement durable ». « Or, explique Lipietz, cette notion de soutenabilité était très importante : en enlevant ce mot, on a supprimé l’idée de “soutenabilité forte” qui lui était liée. » On distingue généralement deux types de soutenabilité. L’une, « forte », postule que le capital naturel n’est pas remplaçable par du capital économique ou humain. Si le stock de ressources naturelles est surexploité, l’avenir des générations futures est donc hypothéqué. L’autre soutenabilité, « faible », considère que les différents capitaux sont substituables les uns aux autres : en d’autres termes, que le déficit de ressources naturelles peut être compensé, par exemple, par du progrès technique. L’abandon du terme « soutenable » au profit de « durable » a ainsi permis de consacrer la victoire de la « soutenabilité faible ».
Le « mot-obus » de la décroissance
« Le flou conceptuel a favorisé une appropriation très large du terme de développement durable, il a facilité la récupération et le détournement marketing, certains s’en réclamant pour légitimer des politiques existantes ou des intérêts particuliers », lit-on dans la note du ministère susmentionnée, qui évoque « l’affaiblissement de l’aspiration initiale de transformation systémique de nos sociétés que portait le projet de développement durable ». Le fondateur et rédacteur en chef du site Reporterre, Hervé Kempf, se souvient de ce retournement : « Dès les années 1990, le concept de développement durable a été utilisé par les sphères technocratiques et est devenu un moyen de dire “l’environnement peut être protégé tout en développant l’économie” : une véritable inversion de son sens originel. Au début des années 2000, alors que le mot était devenu creux, le concept de “décroissance” a surgi, créant un débat particulièrement fort en France. »
Jusque-là très peu utilisé hors de quelques cercles scientifiques minoritaires, le mot « décroissance » est exhumé par l’économiste Serge Latouche et le politologue Paul Ariès pour contrer la vacuité du « développement durable ». Dès le départ, comme l’a écrit Latouche, ils affirment que la décroissance « n’est pas un concept » et que le terme « a-croissance » serait plus rigoureux pour nommer le « projet de construction […] de sociétés conviviales autonomes et économes ». Mais, la décroissance, écrit Paul Ariès, est un « mot-obus » : il a certes l’inconvénient d’être « négatif », mais il a « un avantage considérable sur ses concurrents : il est très difficilement récupérable. Il attaque frontalement le capitalisme et la société de consommation dans leur idéologie mais aussi dans leur imaginaire sans se limiter à leurs conséquences ». Conscient de cette ambivalence, le père du terme « décroissance », le philosophe André Gorz, qualifiait en 2005 le mot de « malheureux » .
« C’est l’objet même de l’écologie que d’être récupérée »
L’écologie a-t-elle besoin de ce vocabulaire subversif et « irrécupérable » pour exister face à cette « politique de l’oxymore », dénoncée par le philosophe Bertrand Méheust et incarnée par la « voiture propre », la « croissance verte » ou la « finance durable » ? « Tout mot qui évoque la possibilité d’une réforme du système, comme “transition” ou “développement durable” est voué à être récupéré », analyse le philosophe Dominique Bourg, auteur du Dictionnaire de la pensée écologique (PUF, 2015) et tête de liste Urgence écologie aux élections européennes de 2019. Un phénomène qui s’explique par « la dimension électoraliste de la politique, qui touche aussi les formations écologistes » et qui incite les élus à s’approprier des termes fédérateurs. Pourtant, nuance l’universitaire, « un tournant culturel semble avoir lieu : beaucoup de gens, surtout les jeunes, ont compris qu’il faut sortir de l’inertie consumériste et mettent déjà en œuvre la décroissance.Même la Première ministre néo-zélandaise, Jacinda Ardern, relègue désormais l’idéede croissance. » Mais ce mouvement s’oppose, poursuit-il, à « un déni persistant du personnel politique et des économistes mainstream, de plus en plus en décalage avec le reste de la communauté scientifique sur la question de la croissance ». Une enquête menée en 2020 auprès de 6 000 personnels du CNRS, montre ainsi qu’une majorité d’entre eux était d’accord avec l’affirmation que « la décroissance est nécessaire pour faire face aux enjeux environnementaux » .
Il n’empêche, pour Alain Lipietz, l’usage du terme « décroissance » représente une « grosse faute de communication, qui donne un énorme angle d’attaque aux ennemis de l’écologie ». Faut-il alors se résigner face à cette récupération opportuniste ? « En devenant mainstream,l’écologie est forcément récupérée, et c’est son objet même que d’être récupérée, renchérit l’économiste. Doit-on abandonner le mot “bio” parce que des cantines achètent du bio industriel à bas coût ? Non ! Je préfère voir les mots de l’écologie récupérés par des socio-démocrates, avec les compromissions que cela implique, que voir émerger un mouvement radicalement anti-écologiste et cynique, par peur de la décroissance. »
À l’inverse, pour Hervé Kempf, la radicalité du langage permet d’assumer la conflictualité du combat écologiste. Le titre de son dernier ouvrage, Que crève le capitalisme. Ce sera lui ou nous (Seuil, 2020) illustre parfaitement le propos. « Après l’écologie fédératrice de Nicolas Hulot et Pierre Rabhi, nous sommes désormais dans une autre phase, où il est illusoire de vouloir convaincre Emmanuel Macron ou Vincent Bolloré du bien-fondé de l’écologie », lance-t-il. La « radicalisation du capitalisme » entraîne en miroir une « radicalisation de la nouvelle génération de militants écologistes, tant sur le plan sémantique que dans l’action ». En tant qu’auteur, Hervé Kempf veut « faire sentir cette radicalité, tout en restant sérieux et argumenté ». Et quand il remet sa casquette de rédacteur en chef, il remplace désormais l’expression « crise écologique » par « catastrophe écologique », plus « fidèle à la situation que nous vivons ».
Catastrophisme et technocratisme
« Face à ceux qui nous insultent de “décroissants”, face à cette écologie de l’accompagnement qui utilise les mots de la droite, il faut défendre une écologie de transformation, qui implique d’employer des mots radicaux. Mais encore faut-il pouvoir les expliciter », nuance Noël Mamère. Pour l’ex-maire de Bègles, auteur du meilleur score de l’histoire des écolos à l’élection présidentielle (5,25 % en 2002), l’écologie politique peut être radicale, mais jamais catastrophiste. Dans la bande dessinée Les Terrestres (éditions du Faubourg, 2020), dont il est co-auteur, l’ex-député Vert discute avec la jeune illustratrice libanaise Raphaelle Macaron de la collapsologie et lui conseille d’« éviter le langage alarmiste », car « la fin de “notre” monde, ce n’est pas la même chose que la fin “du” monde ». Quatre ans plus tôt, dans Les mots verts (éditions de L’Aube, 2016), l’ancien présentateur du JT d’Antenne 2 vantait le « catastrophisme éclairé » de Jean-Pierre Dupuy : « Nous savons que la catastrophe peut arriver mais, parce que nous le savons, nous pouvons agir pour la conjurer. Pour éclairer une société, les slogans et les affirmations ne suffisent pas. Ils doivent céder la place à l’explication. »
Comme Noël Mamère, Dominique Bourg voit en l’écologie politique le camp de la complexité face au simplisme qui détruit le sens des mots. Il n’empêche que, dans le jeu électoral, cette posture est difficile à tenir. L’universitaire en a fait l’expérience lors des élections européennes de 2019. « J’ai adopté un discours d’expert mais il ne m’a donné que 400 000 voix », raconte-t-il, évoquant une « tension permanente entre expertise et volonté de convaincre ». Il existe en effet un autre « risque », conclut-il, celui d’un langage écologiste trop technocratique : « Nos sens ne nous permettent pas de saisir la crise écologique, donc nous sommes contraints de passer par la médiation scientifique. Or l’écologie n’est pas qu’une science, c’est aussi une sensibilité. » Mais pour le philosophe comme pour l’ex-candidat à la présidentielle, il reste possible de concilier ces deux aspects, par exemple en développant la connaissance du vivant. Et sa défense, radicale.
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