Hors-série L'écologie ou la mort - prologue

L’écologie ou la mort par Camille Étienne

Camille Étienne
Camille Étienne ©Marie Rouge

Découvrez le prologue de notre Hors-série L'écologie ou la mort par Camille Étienne, rédactrice en chef invitée

Ce n’est plus la peine de se réfugier derrière d’abstraites « générations futures » : nous sommes la première génération à vivre les conséquences du dérèglement climatique. Et nous sommes certainement la dernière à avoir encore le luxe de choisir entre léguer un monde qui ressemblera à celui dans lequel nous sommes nés, ou bien un monde en transformation rapide, transfiguré par des bouleversements imprévisibles et catastrophiques. Les émissions de gaz à effet de serre ont une forme d’inertie, une durée de vie qui fait que nous sommes actuellement en train de subir les effets des émissions de nos grands-parents. Les quantités criminelles de gaz à effet de serre que nous émettons aujourd’hui engagent donc la survie de nos enfants. Un joli patrimoine pour un drôle d’héritage.

Camille Etienne est la rédactrice en chef invitée de notre hors-série « L'écologie ou la mort », disponible sur notre boutique.


Pour autant, le choix du titre « L’écologie ou la mort » pour cette édition ne relève pas d’un goût pour les prédictions macabres, car nous n’avons plus le loisir de vivre dans les projections : aujourd’hui, déjà, on meurt du dérèglement climatique. Aujourd’hui, déjà, en France, on meurt du dérèglement climatique. On suffoque, on s’asphyxie, on trépasse. Chaque année, 40 000 personnes décèdent prématurément de la pollution de l’air dans notre pays. Et ce n’est là qu’une infime part des dégâts que notre modèle productiviste cause d’ores et déjà, ici et ailleurs. Nous en faisons les frais, relégués au rang de dommages collatéraux d’une croissance qui profite à une minorité pendant que la majorité trinque.

« L’écologie ou la mort », donc. Mais de quelle écologie parlons-nous ? Et de la mort de qui, ou de quoi ? Il est crucial de sortir d’un « environnementalisme » qui défend de loin une nature dont on s’exclut jusque dans l’étymologie même du mot – l’environnement, c’est ce qui nous entoure et dont nous ne faisons donc pas partie. L’écologie n’est pas un environnementalisme parce qu’elle définit nos manières d’être au monde, d’être vivant. C’est une affaire de relations entre les sociétés humaines et les milieux qu’elles habitent, les espèces non humaines dont elles dépendent, et non de décor, de paysage, de « protection » d’une nature qui pourrait être restaurée comme on restaure une peinture. 

En tant qu’elle a affaire aux rapports de domination (souvent) et de coopération (parfois), la question écologique est nécessairement sociale et indissociable de la notion de justice. Derrière les émissions de CO2 : les privilèges et les oppressions ; au détour d’une courbe de méthane : les inégalités. Cette même machine à broyer les faibles exerce une pression sur nos écosystèmes et sur les humains qui le composent. Notre responsabilité est historique : en tant que futurs parents, peut-être, mais ici et maintenant en tant qu’Occidentaux. Nous avons construit un certain développement grâce au pillage des ressources des pays que l’on dit du Sud, et ce sont maintenant eux les premières victimes du dérèglement climatique. Double peine, conséquence de la gloutonnerie de quelques-uns, chez nous. Montée des eaux, sécheresses et famines, conflits pour des ressources qui se raréfient… Ils sont en première ligne d’une guerre qu’ils n’ont pas eux-mêmes déclarée. 

L’utopie a changé de camp

Alors il y a celles et ceux que ça révolte et qui se battent. On parle d’une « génération climat » que je vous invite à rejoindre peu importe votre âge, car nos horloges affichent la même heure : celle du temps de l’action, de la résistance, de l’intranquillité, celle des points de bascule et de la sixième extinction de masse. Mais alors que j’écris ces lignes, la COP26 vient de se terminer, et une fois encore, la génération climat a dû assister, impuissante, au théâtre d’une génération de fossiles. Une génération qui croit à la croissance du PIB comme on croit au Père Noël. À se demander qui sont véritablement les enfants tant les lignes de démarcation entre la fiction et le réel deviennent floues. Face aux preuves tangibles, face aux limites planétaires, à l’épuisement de nos ressources, à l’effondrement des écosystèmes, face aux mégafeux, aux famines, aux sécheresses, il y a nos fictions collectives. Ce sont ces réalités que l’on remise, dont on négocie les contours à coups de COP ou de convention, que l’on présente comme de « l’idéologie », une opinion, un hobby, une passion.

À l’inverse, nos récits collectifs ou imposés, nos mythes et fictions – la possibilité d’une croissance infinie dans un monde fini, par exemple – sont présentés comme immuables, objectifs, naturels. Nous, nous affirmons qu’un autre récit, une autre manière d’habiter le monde est possible. Il nous suffit de l’inventer ou de reprendre les travaux que d’autres avaient commencés. « Suffit » est un euphémisme compte tenu de la situation. Mais il nous faut ce courage car, derrière ces considérations apparemment théoriques, ce sont des vies, humaines et non humaines, présentes et futures, qui sont en jeu. 

L’écologie ou la mort, donc. Une référence à L’Utopie ou la Mort, l’ouvrage de René Dumont, premier candidat écologiste à l’élection présidentielle, en 1974. Aujourd’hui, je crois bien que l’utopie, ce « non-lieu » imaginaire et un peu fantasque, a changé de camp : elle est du côté de ceux qui pensent que nous pouvons continuer cette course effrénée à la croissance en faisant comme si on ignorait qu’il y avait une ligne d’arrivée, et qu’on l’avait peut-être même déjà franchie. 

Avoir 23 ans aujourd’hui, c’est être anxieux. Écoanxieux. Et mon angoisse ne vient pas tant du fait de se projeter dans un monde à 4, 5 ou même 7 °C de plus, mais de ce hiatus entre la puissance, la gravité des cris d’alerte des experts et la légèreté des réponses de nos décideurs. C’est d’ailleurs le constat que faisait la plus vaste étude jamais réalisée sur l’anxiété climatique chez les jeunes, publiée dans The Lancet en septembre dernier, qui montre pour la première fois que la souffrance psychologique liée au climat est plus importante lorsque les individus jugent inadéquate la réponse des gouvernements. 

Je crois d’ailleurs qu’il serait judicieux de changer de vocabulaire à ce sujet. On parle d’inaction de nos décideurs quand il s’agit en réalité d’une action délibérée et consciente : la destruction massive du vivant est organisée et consentie. Vous en doutez ? Les chercheurs français Christophe Bonneuil, Pierre-Louis Choquet et l’Étatsunien Benjamin Franta ont montré dans leur dernière enquête comment l’entreprise Total était au courant des conséquences de l’extraction des énergies fossiles sur les écosystèmes depuis les années 1970. Trop affairés à assurer la survie d’un business qui tue, ils ont préféré mentir, fabriquer le doute à coup d’expertises et de discours produits par des lobbies cher payés pour recouvrir les cris d’alerte. Les étouffer, à la manière des cigarettiers face aux scandales sanitaires. C’est donc aussi contre eux que nous devons nous organiser. À l’heure où les fakes news parasitent l’information, nous nous devons de les combattre par une connaissance précise et rigoureuse, flanquée d’actions radicales : qui vont à la racine du problème. 

Jamais trop tard pour que ce soit pire

Edgar Morin disait qu’on avait sacrifié l’essentiel pour l’urgence et fini par oublier l’urgence de l’essentiel. Il s’agit de prendre le temps de ne plus en perdre. Si je suis persuadée d’une chose, du haut de mes 23 ans, c’est bien que la connaissance est un pouvoir et un devoir. En avoir est un privilège et engendre une responsabilité : la transmettre. Chercher à comprendre notre monde est aujourd’hui plus que nécessaire. Alors que le temps presse et que les sommets onusiens ont plus que jamais lieu à « minuit moins une », alors que le secrétaire général de l’ONU parle d’un « code rouge pour l’humanité », le temps pris pour ces 196 pages, entre autres, et celles qui suivront, est crucial. Apprendre, encore, préciser ces chiffres que l’on croit connaître par cœur ; intégrer ces graphiques dont nous sommes les axes ; comprendre les filiations de pensées ; s’inscrire dans une histoire des luttes, en faire vivre la mémoire pour ne pas en oublier les leçons. Se poser la question du « comment », toujours, questionner les stratégies : comment faire, comment alerter, comment commencer, comment toucher, comment engendrer des lois, des interdictions, des réductions... ? Comment agir pour faire bifurquer une Histoire qu’on nous dit écrite d’avance ?

Autant de questions que l’on se pose lorsqu’on lutte pour la cause écologique, et que l’on s’est posées avec la rédaction de Socialter. Parce que, cachés derrière une apparente froideur de la connaissance, il y a nous, il y a vous. À nos côtés, dans ce laborieux chantier, des auteurs parfois disparus, souvent méconnus, des références comme Dennis Meadows ou Catherine Larrère, des activistes infatigables comme Vandana Shiva, ou bien assassinés comme Chico Mendes, des reporters menacés, des victimes invisibilisées, des réfugiés climatiques… Des gens comme vous et moi pour qui cette urgence est une réalité, un quotidien aussi parfois. Nous publions ce numéro à quelques mois de la présidentielle, et ce n’est pas un hasard : chères lectrices et chers lecteurs, je compte sur vous pour rendre au débat de la polis un peu de sa substance. En espérant modestement y participer avec ces quelques pages. 

Ce qui me donne de l’espoir, c’est qu’il n’y a pas de date limite pour agir. Il n’est jamais trop tard pour que ce soit pire. Mais il est toujours temps pour que ce soit moins injuste. 

Nous sommes la première génération à vivre les conséquences du dérèglement climatique, et la dernière à pouvoir y faire quelque chose. Si vous luttez déjà, à votre manière et à votre mesure, cela vous arrive peut-être de trouver le costume trop grand, le rôle trop vertigineux – c’est mon cas parfois, et même souvent. Et pourtant nous ne devons pas flancher ni fléchir. Notre responsabilité est grande et nous ne pouvons pas, nous ne pouvons plus nous permettre d’attendre qu’une élite éclairée à la lampe à pétrole prenne des décisions pour nous. Nous devons désobéir, monter sur nos tracteurs, enfourcher nos vélos et descendre dans la rue, entrer en résistance, en création, mettre les mains dans la terre, mettre la Terre dans nos programmes scolaires. Et tant encore. Mais la suite s’invente ensemble. Et ensemble, nous sommes une force immense. C’est là qu’est le pouvoir, c’est là qu’est le nôtre : à leur mort, opposer nos vies.   

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