Longtemps, la décadence fut une idée de droite. Envers négatif de la notion de « Progrès », elle se retrouve nécessairement du côté conservateur, voire réactionnaire, de l’échiquier politique. Ses penseurs, attachés à la permanence d’un ordre du monde traditionnel jugé bon, s’opposent intellectuellement au réformisme de leurs adversaires, partisans quant à eux d’un changement souhaitable de société s’ouvrant sur un avenir prometteur. En ce domaine, la Révolution française est la grande fracture.
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Détruisant la conception monarchique et divine de la légitimité du pouvoir et permettant aux théories des Lumières – libéralisme et souveraineté populaire – de s’incarner dans l’organisation politique, la Révolution inaugure une période d’intenses réflexions, tout au long du XIXe siècle, sur la façon d’aménager le mieux possible le gouvernement de la Cité. Dès son déclenchement, en 1789, elle rencontre ses détracteurs, qui voient en son surgissement l’approche de l’effondrement des sociétés européennes.
L’effondrement, la marque de la Providence
Joseph de Maistre et Louis de Bonald sont les têtes d’affiche de ce mouvement contre-révolutionnaire en France. Les deux aristocrates rejettent notamment les attaques des sans-culottes contre l’Église, garante de la tradition et de l’équilibre social. Au nom d’une philosophie appelée « naturelle », Maistre et Bonald récusent le Contrat social de Rousseau, qui postule que les hommes peuvent se donner à eux-mêmes leurs propres lois et bâtir à partir de rien une constitution propre à structurer la société. Cette dernière serait toujours première, les peuples n’existant que pour la perpétuer. Toucher à cet ordre des choses, ce serait précipiter la civilisation dans le chaos. Pourtant, Maistre et Bonald ne sont pas des théoriciens absolument pessimistes de l’effondrement de la civilisation sous les coups de l’idéologie du progrès.
Chez Joseph de Maistre notamment, la Révolution apparaît comme un signe de la « Providence », dont le but est de permettre à la monarchie de se refonder sur des bases renforcées. Une épreuve d’où l’ordre héréditaire doit sortir gagnant. S’il y a décadence chez Maistre, c’est d’abord dans la monarchie du XVIIIe siècle, où les mutations de l’aristocratie et le fléchissement de la piété religieuse ont perverti les institutions. En triomphant des révolutionnaires aux idées rousseauistes, les royalistes ont l’occasion de relever le trône affaibli. Surtout, les critiques de ces premiers contre-révolutionnaires demeurent pour l’essentiel focalisées sur un plan moral, touchant aux mœurs, aux coutumes et à la crainte du désordre. Durant le XIXe siècle, ère de développement de la civilisation industrielle et de règne de la bourgeoisie, les penseurs de l’effondrement, s’ils demeurent dans la famille conservatrice, vont s’échiner à bâtir leurs réflexions sur des bases plus rationnelles, prenant à rebours l’essor de la science, jugée alors comme la grande accompagnatrice du progrès social.
Malthus contre les pauvres
D’abord inspiré par les idées anarchisantes de l’anglais William Godwin, lui-même influencé par Rousseau, Thomas Malthus se retourne, au cours de la Révolution française, contre son mentor et publie en 1798 son Essai sur le principe de population. Dans cet ouvrage au ton pamphlétaire, l’économiste britannique fustige les promoteurs du partage des richesses au nom de théories naturelles et implacables. Pour Malthus, le progrès social et l’assistance aux couches les plus pauvres de la population aboutit nécessairement à une explosion démographique. En augmentant leur niveau de vie, les défavorisés deviennent moins sujets à de forts taux de mortalité, et leur reproduction, qui n’est plus entravée, ne peut que devenir exponentielle.
Or, selon lui, les ressources pour alimenter cette hausse non contrôlée de la population ne croissent pas au même rythme. S’ensuit en toute logique une bataille pour ces ressources qui engendrent guerres, désordres politiques et, au bout du compte, effondrement des sociétés, incapables alors de subvenir aux besoins de chacun. Face à ce constat, Malthus adopte des principes conservateurs radicaux sur les plans des mœurs et des politiques publiques, prônant ainsi une grande modération sexuelle pour les couples mariés et l’abandon pur et simple des lois en faveur du soulagement de la pauvreté. Dans un autre registre, Arthur de Gobineau propose, en 1853, dans son Essai sur l’inégalité des races humaines, une explication de l’histoire universelle à prétention également scientifique. Selon lui, l’histoire des hommes est l’histoire du métissage entre les différentes races, chacune disposant de ses propres caractéristiques. La « race blanche », toutefois, est la première de toute.
Elle a « le monopole de la beauté, de l’intelligence et de la force ». C’est elle qui est le trait d’union entre la « race jaune » et la « race noire », par sa supériorité morale et civilisatrice. Toujours d’après Gobineau, c’est donc au contact de la « race blanche » qu’Africains et Asiatiques peuvent exprimer au mieux leurs qualités. Mais en se mélangeant aux autres races, les Blancs auraient perdu leur don. Le métissage aurait gâté le sang jugé « pur ». Aussi, Gobineau attribue à ce métissage la décadence inéluctable de la civilisation, puisque c’est le génie humain lui-même qui disparaît avec la race blanche. Il fait de l’idéal démocratique de son temps l’aboutissement de ce long déclin, la passion égalitaire diluant les hiérarchies « naturelles ». Les théories racistes de Gobineau eurent davantage de succès en Allemagne qu’en France en son temps et furent par la suite célébrées par les idéologues nazis au XXe siècle.
Le pessimisme de Taine
La défaite de l’Empire français en 1870 face à la Prusse bismarckienne fut d’ailleurs l’occasion d’un regain des pensées décadentistes dans l’Hexagone. Hippolyte Taine, intellectuel français, prétendit alors faire de « l’histoire scientiste » et mit au point une méthode l’autorisant à jauger les différents stades de la civilisation occidentale. Il estimait que l’histoire dépendait de trois faits qui la conditionnaient à chaque époque : le milieu géographique, la race humaine et l’avancée intellectuelle de l’homme à un moment donné. À partir de ces trois facteurs, Taine affirmait que l’histoire pouvait être analysée comme un organisme en laboratoire. Dans son ouvrage majeur, Les Origines de la France contemporaine, édité à partir de 1875, il écrit : « J’étais devant mon sujet comme devant la métamorphose d’un insecte. » Dans cette étude sur le passé national, Taine théorise le déclin de la société française au fil des siècles.
Comme ses prédécesseurs, il accable la Révolution de tous les maux, coupable à ses yeux d’avoir déréglé une mécanique perfectionnée depuis le Moyen Âge. Mais plus intéressant, Taine s’attaque dans ses écrits à la civilisation industrielle elle-même, fruit du progrès scientifique, en ce qu’elle enlaidit le monde et transforme l’être humain en « rouage » séparé de la sagesse du monde. La pensée de Taine nourrit l’ambiance d’une époque qui, dans les domaines politique, intellectuel et artistique, est obsédée par la décadence. L’essayiste Paul Bourget connaît un grand succès à la fin du XIXe siècle par ses écrits sur les symptômes « fin de siècle » où il analyse les œuvres de grands écrivains (Flaubert ou Baudelaire, par exemple) comme des représentants de cette névrose collective qui travaille la France.
Cette toile de fond, également enrichie par les philosophies de Nietzsche et Schopenhauer, guidera un Oswald Spengler au moment d’écrire, lors de la Première Guerre mondiale, Le Déclin de l’Occident. Mais la critique de la société industrielle, approfondie par Taine, rejoint des pensées à l’opposé du camp conservateur et réactionnaire. Le marxisme, depuis la moitié du XIXe siècle, propose, du côté révolutionnaire, une élaboration « scientifique » de l’effondrement inéluctable de la civilisation bourgeoise et marchande. Les contradictions du capitalisme, explique Karl Marx, mènent le patronat à nécessairement appauvrir le prolétariat afin de maximiser ses profits.
Il apparaît ainsi inévitable que ce prolétariat plus nombreux, au terme d’un processus de prise de conscience de sa condition et d’organisation, se révolte pour mettre à bas l’ordre économique. Toutefois, la pensée de Marx, si elle s’appuie sur une théorie de l’effondrement d’une société, demeure une pensée progressiste qui réfute le concept de déclin. Dans l’idée de Marx, la révolution ne débouche pas sur des ruines désolées, mais sur une société communiste de partage des biens et des moyens de production, qui serait alors réellement souhaitable et vivable. Marx s’inscrit ainsi encore dans l’optimisme des Lumières, qui lit l’Histoire comme un processus allant vers son apogée. L’effondrement qu’il prédit est économique, systémique, mais pas civilisationnel ou moral.
L’Effondrement écologique
La prise de conscience, durant la seconde moitié du XXe siècle, des atteintes causées par le développement industriel à l’environnement vient enrichir la critique marxiste du système capitaliste. Elle inaugure surtout un glissement de la notion de « décadence » à celui d’« effondrement » qui, sur le plan lexical, traduit également un déplacement politique. La « décadence » comprenait un jugement moral sur le temps présent, vécu comme inférieur et moins glorieux que le passé. L’« effondrement » implique une critique rationnelle, basée sur une méthode pleinement scientifique d’étude des dommages écologiques.
Prenant en compte l’insoutenabilité du système économique marchand vis-à-vis des ressources limitées de la planète, les penseurs écologistes ajoutent une corde à l’arc des détracteurs de l’économie libérale. Le concept d’effondrement passe alors à gauche, la promesse d’avenir meilleur impliquant dorénavant le démantèlement urgent d’un système qui, vécu jusqu’alors comme injuste, devient surtout de plus en plus suicidaire. Plus profondément, le facteur écologique vient bouleverser les anciennes catégories politiques héritées de la Révolution française, et entraîne un renouveau du corpus conservateur qui traverse toutes les familles politiques. Son irruption permet de dessiner de nouveaux clivages, qui seront, à n’en pas douter, ceux du XXIe siècle.
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