Agriculture et vivant

L'élevage à la rescousse du sauvage

Photos : Sidney Léa Le Bour

Dans le Marais breton, des agriculteurs préservent la biodiversité des zones humides grâce à des techniques agricoles respectueuses du vivant. À la ferme de La Barge, menée par Frédéric Signoret et Ludivine Cosson, cette reprise de terres repose sur une stratégie foncière affutée. 

C’est un paysage proche de l’océan, plat, venteux, creusé de milliers de kilomètres de canaux. Dans ce « Marais breton », qui n’est plus en Bretagne depuis longtemps (les frontières administratives le placent en Vendée, avec un petit bout en Loire-Atlantique), Ludivine Cosson et Frédéric Signoret élèvent 80 vaches maraîchines, une race robuste et rustique. Leur exploitation s’étend sur 170 hectares, dont un tiers est inondé durant l’hiver, et ce jusqu’au mois de mai. Cette zone humide est le territoire de prairies parsemées de roselières et d’animaux aux jolis noms d’oiseaux – des chevaliers gambettes, des barges à queue noire, des canards souchets. Quand on arrive dans la ferme, un jour ensoleillé d’octobre, les terres sont à sec – c’est de saison.

Article à retrouver dans notre hors-série « Ces terres qui se défendent », disponible sur notre boutique, en librairie et en kiosque.


Mais on a beau embrasser du regard l’étendue herbeuse face à nous, depuis le hangar en bois et en paille, on n’aperçoit pas l’ombre d’une corne. Alors, où sont-elles, ces vaches ? Elles broutent plus loin, sur une autre parcelle. Sans être ni matheux ni expert bovin, on comprend vite que plus de 20 000 m2 par vache (0,48 UGB/ha, dit-on dans le métier), ça laisse de la place pour paître et pour disparaître de la vue. Surtout, ça donne le temps à la faune et la flore sauvage de se renouveler. À La Barge, la ferme de Ludivine et Fréderic qui emprunte son nom à l’oiseau à queue noire qui a trouvé là un refuge salvateur, la densité d’élevage est plus proche de la pampa argentine que des fermes conventionnelles françaises. C’est sur cette équation généreuse que repose la démarche du duo, épaulé à l’année par deux salariés (le second vient tout juste de les rejoindre). « Nous sommes focalisés sur deux objectifs : la préservation de la biodiversité sauvage locale, et la rentabilité », résume Frédéric Signoret. Élever des vaches pour défendre le vivant ? L’ambition peut surprendre, alors que le coût écologique de la production et de la consommation de viande est régulièrement dénoncé. Mais le rappel de quelques chiffres éclaire ce choix, celui de pragmatiques engagés. 


La preuve par l’exemple

En France métropolitaine, la superficie agricole utilisée (SAU), qui regroupe les terres arables, les surfaces en herbe et les cultures permanentes (vignes, vergers...), occupe 52 % du territoire. Près de la moitié est dédiée à l’élevage (les cultures fourragères sont très gourmandes en hectares). Difficile, donc, de prétendre protéger la biodiversité sans toucher à ces terres, celles sur lesquelles paissent les troupeaux et celles qui les nourrissent, et à ce qui s’y joue. Mais justement parce que les pratiques d’élevage ont un impact durable et massif sur notre environnement, l’accès au foncier agricole par des paysans engagés dans la préservation du vivant est un formidable levier de transformation du territoire. 

C’est ce constat qui a mené Frédéric Signoret, auparavant chargé de mission au sein de la Ligue pour la protection des oiseaux (LPO), à mettre en pratique ses idées en devenant paysan. Pourquoi les vaches, plutôt que le maraîchage ? « Parce qu’elles permettent de travailler sur de plus grandes surfaces, donc de préserver davantage de terres », répond tranquillement l’éleveur. Des années durant, avec sa casquette de salarié associatif, il a tenté de convaincre les agriculteurs d’adopter des pratiques plus écologiques. « J’ai eu le sentiment qu’on faisait fausse route. On déployait d’énormes efforts pour améliorer les choses a minima. » Exemple : pour favoriser les cycles de reproduction du vivant, la LPO incitait les agriculteurs à retarder la période de fauche d’une dizaine de jours, deux semaines voire un peu plus. « Mais ces fauches plus tardives sont un pis-aller : elles ne remettent pas en cause le principe selon lequel on aurait besoin de la machine pour élever des herbivores. Et si elles représentent un réel effort pour l’agriculteur, elles n’offrent qu’un résultat médiocre en termes de bio­diversité », juge-t-il.

La bonne santé de la ferme de La Barge montre qu’un changement radical de méthode peut s’imposer face aux impasses de l’aménagement de l’existant et du compromis permanent. À grands traits et raccourcis, cette démarche repose, on l’a dit, sur un principe de base – peu de vaches sur de vastes étendues. Cela permet de nourrir largement les bêtes avec ce qui pousse au sol (le saviez-vous ? Les vaches se régalent de luzerne, mais aussi de salicorne, de liserons et de roseaux), donc d’acheter moins de fourrage et de faucher moins (donc de faire moins appel à la mécanisation, et ainsi réduire le bilan carbone…). En fauchant moins, on laisse à la flore une chance de grandir, de germer, d’abriter des nids d’oiseaux, des larves, de nourrir une faune herbivore, etc. Et quand les vaches broutent la prairie plutôt que le fourrage planté, l’exploitant a moins la nécessité de semer tôt ; il n’est plus sommé d’assécher sa parcelle en la drainant (on ne plante pas dans la flotte), ce qui est bien sûr fatal pour la biodiversité locale… 


Du foncier dans les communs

Dans l’exploitation de Frédéric et Ludivine, de nombreuses espèces sauvages prospèrent, telles que la barge à queue noire, dont on compte ici 20 % de la population nationale. Mais cette pratique extensive de l’élevage, qui se rapproche du pastoralisme, n’est pas sans contrepartie : déplacer fréquemment le troupeau pour assurer sa pitance prend du temps. « Cela ne présente pas d’intérêt agronomique, ces choix sont guidés par la volonté de préserver la biodiversité », précise Frédéric Signoret. « L’urgence, c’est d’extraire le foncier de l’agro-industrie », plaide-t-il. C’est la raison d’être du réseau Paysans de nature, qu’il a participé à fonder avec la LPO-Vendée, au côté d’autres agriculteurs. Le projet est né du constat de l’insuffisance des outils de protection de la nature conventionnels, tels que les zones Natura 2000, pour endiguer le déclin de la biodiversité sauvage.

En France, près de 40 % des oiseaux des zones agricoles ont disparu en trente ans. Alors plutôt que de tenter, au prix de batailles politiques harassantes et chronophages, d’accroître de quelques déciles le pourcentage des aires protégées en France, plutôt que de laisser les parcelles agricoles s’agrandir dans une logique productiviste au fil des départs en retraite, Paysans de nature encourage l’installation d’exploitants agricoles soucieux de la défense de la vie sauvage, afin d’étendre – et vite si possible ! – les espaces dédiés à la protection du vivant. 

« L’installation agricole devient un outil de reprise de terres », décrypte Perrine Dulac, militante associative de longue date, qui a participé à la fondation du réseau Paysans de nature. En France, l’accès au foncier agricole est fortement encadré par la loi, pour éviter une spéculation trop forte. Ainsi, seuls des agriculteurs peuvent louer des baux ruraux, et ces locataires sont prioritaires dans le cas d’un rachat (un peu comme les locataires de maison ou d’appartement en résidence principale). « On utilise le statut d’agriculteur pour remettre du foncier dans les communs », revendique Frédéric Signoret. La ferme de La Barge est une pionnière du genre, un territoire d’expérimentation de cette démarche de reprise de terres. Les 170 hectares de l’exploitation sont divisés en plusieurs dizaines de propriétés. Les deux associés en possèdent en propre moins d’un tiers. Le reste est dispersé en une cinquantaine de propriétaires. Cet assemblage atypique provient en partie d’un émiettement cadastral historique du site, où les activités liées au sel nécessitaient peu de surface pour être rentables, mais il est surtout le fait d’une connaissance fine de la législation nationale et des dispositifs locaux, d’un entêtement jovial… et d’une certaine audace.

Premier arrivé, premier servi

Dans le Marais breton, un hectare agricole se négocie autour de 1 500 euros, et se loue environ 90 euros l’année (à des propriétaires privés, associatifs ou publics). « L’obstacle majeur n’est pas le coût, mais l’accès à la terre : c’est à celui qui sera le premier sur le terrain », détaille Frédéric Signoret, qui évoque une véritable « guerre du foncier », un « rapport de force » avec des acteurs agro-industriels menés par la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA, syndicat professionnel majoritaire dans la profession agricole). Pour gagner la course, Paysan de nature multiplie les stratégies. Il y a, d’abord, une veille collective du territoire, alimentée par le bon voisinage. En bref, il faut « avoir les oreilles qui traînent », résume Perrine Dulac, pour être informé en amont des terres qui vont se libérer, avant même leur publication obligatoire par les Safer, les Sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural. Car à l’heure de partir à la retraite, les agriculteurs ont tendance à privilégier le voisin (donc l’agrandissement) au nouveau venu, qui plus est si ce dernier est porteur de nouvelles pratiques.

« L’obstacle majeur n’est pas le coût, mais l’accès à la terre : c’est à celui qui sera le premier sur le terrain. » 

— Frédéric Signoret

Au-delà de ce facteur humain, le réseau œuvre à « rassembler les outils financiers et techniques adéquats avec les bons porteurs de projet, au bon moment », précise Perrine Dulac. Dans la ferme voisine de La Barge, une jeune éleveuse, Lucie Maritaud, s’est lancée il y a deux ans grâce à un appel à la finance solidaire individuelle, c’est-à-dire des prêts de particuliers à taux zéro, une possibilité prévue par la loi et encouragée par le dynamisme associatif local. « Nous avons mobilisé cet outil plusieurs fois ces dix dernières années dans le Marais breton : 570 000 euros ont été prêtés par ce biais-là à six jeunes qui s’installaient, pour leur permettre de financer une partie du foncier », détaille Perrine Dulac. 

Moins productif, mais moins endetté

Par ailleurs, Paysans de nature encourage les agriculteurs à se saisir des stratégies d’acquisition foncière à vocation écologique développées par des organismes associatifs et publics. Dans le territoire du Marais breton, ces achats foncier par la LPO Vendée, combinés à une dynamique collective favorisant l’installation de paysans engagés, a finalement permis de multiplier par 10 la surface gérée pour la biodiversité en 15 ans. Des achats qui sont permis grâce à l’appel à des fonds publics (de collectivités et d’établissements publics tels que les agences de l’eau), des dons de fondations privées ou de particuliers, ou encore des mesures compensatoires, dispositif qui évoque un « permis d’artificialiser » soumis à contrepartie 2. Son usage fait polémique : « Dans notre monde où l’espace est fini, il s’agit d’une arnaque intellectuelle, mais la loi est ainsi faite, et la LPO-Vendée a décidé de s’en saisir », relève Perrine Dulac.

Dont acte : à La Barge, une quinzaine d’hectares proviennent d’une compensation, le « prix » payé par une commune ayant réalisé une station d’épuration en zone de marais. Une trentaine d’autres hectares relèvent d’« espaces naturels sensibles » appartenant au département, qui en met gracieusement une partie à disposition d’exploitants respectant la biodiversité, tels que Fréderic et Ludivine. Le Conservatoire du littoral (lire notre article p. 140), établissement public national, fonctionne de manière assez similaire, en acquérant des parcelles côtières pour les préserver de l’urbanisation, et en les confiant à des agriculteurs, sous condition de préservation des milieux (économiser la ressource en eau, diminuer le recours à la chimie, etc.). 


Ces diverses locations ou mises à disposition gracieuses de terres sont précieuses car elles permettent non seulement au paysan d’accéder au foncier, mais aussi de se débarrasser de la pression financière de la propriété. Un paysan moins endetté aura davantage les coudées franches pour développer son activité comme il l’entend. À La Barge, la faiblesse de la productivité à l’hectare est compensée par des charges moindres que sur une exploitation conventionnelle, notamment du fait de la faible mécanisation. Un prix de vente plus élevé de la viande, l’usage de circuits courts, mais aussi une stratégie foncière peu génératrice d’endettement, permettent d’assurer aux associés des revenus très confortables – bien au-delà de la moyenne régionale de 13 500 euros par an par éleveur –, et qui restent satisfaisants même sans les MAE, ces aides nationales versées aux agriculteurs s’engageant dans une démarche environ­nementale. « Non seulement la paysannerie est un métier qui peut être joyeux, mais c’est aussi un outil rapide et efficace pour protéger la nature », conclut Perrine Dulac.


2 - Ces mesures de compensation s’inscrivent dans la séquence ERC, « éviter, réduire, compenser », présente dans le code de l’environnement, qui a pour objectif d’éviter les atteintes à l’environnement, de réduire celles qui n’ont pu être suffisamment évitées et de compenser les effets notables qui n’ont pu être ni évités, ni suffisamment réduits 

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