Immortaliser le paysage. Choisir une fleur appétissante et lui tirer le portrait. Se poster devant pendant vingt minutes et prendre en photo absolument tous les insectes qui la visitent. De retour à la maison, géolocaliser le site. Trier et recadrer ses clichés. Trouver les noms de la fleur et de chacune des bestioles photographiées. Poster enfin sa collection de petites bêtes sur la plateforme du Spipoll, programme de sciences participatives né d’une collaboration entre le Muséum national d’histoire naturelle et l’Office pour les insectes et leur environnement (Opie).
Article issu de notre hors-série Renouer avec le vivant, sous la rédaction en chef de l'écrivain Baptiste Morizot. Disponible sur notre boutique.
Chaque année, des centaines de particuliers sacrifient plus ou moins régulièrement à ce rituel étrange au fond de leur jardin, sur leur lieu de vacances ou dans une friche à proximité de leur bureau. Une affaire de passionnés ? Oui et non. La singularité du Spipoll est que, pour recruter des observateurs scientifiques citoyens, il s’est largement appuyé sur des photographes amateurs sans connaissances naturalistes préalables, attirant à lui un public passionné certes, mais avant tout désireux de réaliser de spectaculaires clichés, avec le projet de les former sur le tas. Un pari audacieux quand on sait que toute une vie d’entomologiste chevronné ne suffit pas toujours à faire le tour d’un seul groupe taxonomique.
Pour surmonter cette difficulté, un protocole simple, mais rigoureux, a donc été mis en place. Une fois la prise de vues achevée, « nous demandons aux contributeurs de classer leurs photos et d’identifier les insectes avec des outils d’aide en ligne très ergonomiques, puis de les ranger dans l’un des 630 tiroirs (3) que nous avons créés », explique Mathieu de Flores, animateur du programme pour l’Opie. Ces tiroirs virtuels correspondent à une espèce précise, quand son identification sur photo est envisageable, ou à un groupe d’espèces semblables qu’il n’est pas possible de différencier.
Les observations sont ainsi normalisées, comparables entre elles, sans que cela s’avère trop rebutant pour des novices. « Ce sont des données avec lesquelles on ne peut pas tout faire », avertit toutefois Colin Fontaine, coordinateur scientifique du Spipoll. Aussi, l’objectif n’est-il pas d’étudier finement chaque insecte observé, cette démarche relevant des spécialistes, mais de « mieux comprendre comment fonctionnent les réseaux de pollinisation, qui sont faits d’interactions très complexes entre les plantes et les insectes et les insectes entre eux », résume Mathieu de Flores. Il s’agit également de dégager des tendances dans les variations d’abondance des populations d’insectes en rassemblant sur l’ensemble du territoire et tout au long de l’année le plus grand nombre possible d’informations.
Une success story
En dix ans, la plateforme a enregistré plus de 50 000 collections, soit quelque 500 000 insectes. Les observateurs citoyens n’entrent pas en concurrence avec les scientifiques, mais viennent au contraire en renfort de la recherche classique. Ils sont en quelque sorte les généralistes qui lui faisaient défaut. En ont-ils vraiment l’étoffe ? Le taux d’identification correcte sur Spipoll s’accroît rapidement avec l’expérience, assurent les promoteurs du projet.
Et le traitement statistique des données permet de repérer une bonne part des anomalies. Insuffisant pour éviter les erreurs, d’où l’instauration d’une vérification humaine. « Au lancement du projet, nous avions un système de validation par des experts qui prenait beaucoup de temps. Aujourd’hui, nous fonctionnons par covalidation des données par au moins trois contributeurs », indique Mathieu de Flores. L’originalité de la plateforme est de fonctionner comme un réseau social. Chacun y est invité à commenter les publications des autres, à valider leurs identifications, à suggérer une modification ou prodiguer des conseils. Et ainsi tout le monde progresse. Les experts continuent bien sûr de veiller au grain, en coulisses.
Les données du Spipoll ont fait la preuve de leur solidité. Elles sont utilisées par de nombreux chercheurs et donnent lieu à des publications qui n’auraient jamais pu voir le jour sans cet apport. Elles ont d’ores et déjà permis de mettre en évidence une importante homogénéisation des populations d’insectes dans les espaces de grandes cultures et les villes. Elles servent aussi à évaluer année après année l’ampleur du déclin des pollinisateurs. Si bien qu’à terme, il devrait être possible de mieux en cerner l’ensemble des causes pour tenter de l’enrayer.
Contribuer, apprendre, s’émerveiller
Les participants sont très sensibles à l’utilisation de leurs données par les chercheurs. Cela constitue une bonne part de leur motivation. « Si je ne pensais pas qu’il y avait un intérêt scientifique, je l’aurais fait une ou deux fois, mais je n’aurais pas continué pendant cinq ans », assure Emmanuelle Thomas, observatrice en Saône-et-Loire. Les promoteurs du Spipoll ont parfaitement conscience qu’il s’agit d’un important enjeu de fidélisation de leurs observateurs, synonyme d’un gain de compétences, aussi s’efforcent-ils d’inciter la communauté scientifique à communiquer plus régulièrement sur ses résultats de recherche avec les participants. Une manière aussi de reconnaître et valoriser l’énorme travail bénévole accompli.
Accroître ses connaissances est une autre motivation forte. Gilles Lecuir est contributeur à Paris et dans les Cévennes. Il est venu au Spipoll par la photo, comme bien d’autres. « Je reste motivé par le plaisir de faire de jolis clichés, mais s’y est ajouté celui d’observer les interactions entre les insectes et les plantes, entre les insectes et les araignées… Et puis avec l’aide de la communauté est arrivé un troisième plaisir : aller plusloin, se renseigner sur des sites spécialisés, consulter des clés de détermination… », explique-t-il. Outre ses portées scientifique et pédagogique, deux priorités affichées par ses promoteurs, le Spipoll a le mérite d’inciter les participants à prêter attention à leur environnement familier et à s’émerveiller. « La diversité des insectes qui viennent sur les fleurs est phénoménale. On n’a jamais fini de regarder et d’apprendre des choses », assure Colin Fontaine. Pour certains, cette découverte fait l’effet d’une révélation, et il arrive qu’ils s’engagent pour la protection du vivant, parfois très activement.
Ce séduisant tableau recèle toutefois des ombres. D’une part, l’essentiel des collections est fourni par une minorité de contributeurs aguerris, dont des naturalistes amateurs. Les observateurs sans grandes connaissances des insectes participent donc assez peu. Ensuite, la participation demeure faible : 300 contributeurs actifs par année (4). Cela pourrait cependant changer. « Nous venons de sortir l’application mobile Spipoll, justement pour élargir le pool des participants, indique Mathieu de Flores. Depuis la rentrée, des étudiants se mettent à poster des collections, ce qui n’existait pas avant. C’était un peu compliqué, il fallait avoir un appareil photo, un PC… ». Une nouveauté qui, en facilitant la collecte et la transmission des collections, pourrait aussi séduire de nouveaux particuliers.
(3) À comparer avec les quelque 35 000 espèces d’insectes recensées en France.
(4) Les contributions atteignent le millier en 2020, une « anomalie » imputable au confinement et à la communication déployée par les promoteurs des sciences participatives pour inciter les citoyens à profiter de cette « pause » pour se pencher sur la biodiversité de leur cadre de vie.
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