Depuis la révision générale des politiques publiques (RGPP) initiée par Nicolas Sarkozy en 2007 pour réduire et rendre plus « efficientes » les dépenses de l’État, le recours à des cabinets de conseil privés (McKinsey, BCG, Bain, Accenture, KPMG, Roland Berger, Capgemini, Ernst & Young, désormais connu sous le sigle EY, etc.) s’est accentué. L’objectif : élaborer les « stratégies » de politiques publiques pour lesquelles l’administration ne posséderait pas l’expertise ou les ressources humaines en interne, particulièrement dans le secteur de la santé – et pour des résultats que d’aucuns diraient peu probants. Capgemini et le BCG ont, par exemple, joué un rôle-clé dans l’élaboration et la mise en œuvre de la privatisation (pudiquement labellisée « restructuration ») des hôpitaux engagée depuis la loi Hôpital, patients, santé, territoires dite « loi Bachelot » de 2009. Le 10 février 2021, Véronique Louwagie, députée Les Républicains (LR) de l’Orne, révélait, lors d’une communication devant la commission des finances de l’Assemblée nationale, l’intervention de sept cabinets de conseil dans le fiasco de la gestion de la pandémie de Covid-19, pour une facture s’élevant à quelque 11,3 millions d’euros en seulement onze mois. Le cabinet McKinsey aurait notamment empoché, selon le média en ligne Politico, 4 millions d’euros dans le cadre de la stratégie de vaccination. La Cour des comptes avait pourtant alerté, en 2018, le ministère de la Santé en publiant un rapport qui précisait que « les productions des consultants [pour les établissements publics de santé] ne donnent que rarement des résultats à la hauteur des prestations attendues ». La juridiction financière pointait notamment qu’« en matière de conseil stratégique, la qualité des travaux est souvent faible, les préconisations très générales et laconiques, et les livrables peu satisfaisants ».
« Key takeaways » et benchmark sur PowerPoint
Comment expliquer une telle faillite ? « Les consultants ne sont pas du tout experts. On ne connaît rien sur le fond des missions qui nous sont confiées, nous éclaire Rosa*, ex-consultante. On prend à peu près trois mois pour chaque mission, et celles-ci sont toujours très différentes les unes des autres. On est juste des caméléons qui parvenons à nous adapter à tout. » Rosa, elle, est tout juste diplômée d’un master d’économie lorsqu’elle décide de se lancer dans le conseil, « pour toucher à tout » et « avoir un peu d’expérience professionnelle » avant d’entamer éventuellement un doctorat. Elle est alors recrutée en tant que consultante junior par le cabinet Accenture, spécialiste des conseils « en stratégie, transformation numérique, technologies et opérations », qui lui confie ses premières missions auprès d’institutions publiques. Deux ans plus tard, Rosa prend la fuite. « Quand je voyais ce que je coûtais à l’État [près de 800 euros par jour] pour le peu que je lui apportais, je me suis barrée. » Son quotidien à Accenture se résumait à « recueillir les besoins du client, synthétiser les “key takeaways” [points-clés, ndlr] et mettre en forme le tout sur un PowerPoint », se rappelle-t-elle. En réalité, « il n’y avait rien que je fasse que le client ne puisse faire lui-même ».
Là où les cabinets de conseil semblent être autrement plus efficaces, c’est dans la vente de leurs « missions ». Les consultants les plus expérimentés et performants sont recrutés en tant qu’« associés », dont la fonction principale est de ramener des clients. « La présentation est une des compétences-clés. Il faut parvenir à convaincre que tes solutions sont les plus efficaces pour réussir à les vendre », note Sarah, une ancienne consultante chez Capgemini. Et ce, même quand il n’y pas de problème apparent… « Une première mission nous permet d’avoir un pied chez le client. On propose systématiquement quelque chose d’autre après », précise-t-elle. Charles, qui travaille toujours en tant que consultant pour cette même entreprise, se rappelle que sa cheffe avait convaincu une institution publique d’acheter des services en « management digital ». « Cela semble sophistiqué mais ce n’est qu’un bête agenda, comme celui des boîtes Gmail », s’étonne-t-il. Pourtant, « grâce à des services de ce type, Capgemini a réussi à devenir presque une extension d’une institution publique », témoigne le consultant.
Les rouages de la « consultocratie »
L’État est-il toujours dupe ? Selon Yazid Arifi, ancien consultant en stratégie pour le cabinet Monitor (racheté par Deloitte en 2012) au Maroc et pour Exton Consulting en France, la puissance publique ne cherche pas forcément un gain d’efficacité en recourant à des consultants. Bien qu’ils se présentent comme apportant un regard neuf et les meilleures pratiques du secteur, « la plupart des missions de conseil consistent simplement à confirmer ce que le client veut… pour faire passer une démarche politique comme étant scientifique, professionnelle et objective ». La Cour des comptes avait notamment remarqué que « nombre de rapports de missions utilisent essentiellement des données internes, se contentent de copier des informations connues ou reprennent des notes ou des conclusions existantes ». Force est de constater que, dans le secteur public, les « sauts de performance », « optimisations » et « modernisations » confiés aux cabinets de conseil se traduisent souvent par une seule et même recommandation : la poursuite des coupes budgétaires.
Frédéric Pierru, sociologue au CNRS, qui a étudié les coulisses de la fabrication des réformes de la santé publique, pointe du doigt ce qu’il juge être un autre « facteur essentiel » de la montée en puissance de cette « consultocratie » : la porosité croissante entre les secteurs public et privé. « L’objectif du recours aux cabinets de conseil n’est pas du tout de permettre à la fonction publique d’être plus performante : c’est du copinage, de l’entre-soi, des camarades de promo qui se renvoient l’ascenseur, assure-t-il. On ne peut pas séparer les consultants d’un côté et les décideurs publics de l’autre. » C’est ce qu’illustre, par exemple, le parcours de Jean-Marc Aubert. Après avoir quitté en 2017 son poste chez Iqvia, cabinet spécialisé dans le traitement des données dans la santé, il rejoint le ministère de la Santé pour mettre en place le projet Health Data Hub, une plateforme visant à agréger certaines données de santé des Français, avant de prendre la direction de son ancien employeur deux ans plus tard. Un autre cas épinglé par la presse : celui de Didier Guidoni. Chargé de mission à l’Agence régionale de l’hospitalisation de Toulouse (ancêtre de l’ARS), il est recruté par le cabinet Kurt Salmon après avoir participé à à la mise en œuvre de la fameuse réforme du système de financement des hôpitaux de la tarification à l’acte. De même, François-Daniel Migeon, directeur général de la modernisation de l’État (DGME) sous Nicolas Sarkozy, était un ancien associé chez McKinsey, tandis que l’actuel chef de service de la Direction interministérielle de la transformation publique (DITP) n’est autre qu’Axel Rahola, vice-président de Capgemini de 2011 à 2018.
« Les cabinets, c’est le nouvel ENA »
C’est justement cette proximité des cabinets avec l’élite économico-politique qui fait leur succès dans les grandes écoles (écoles de commerce, dont 30 % des consultants sont issus, écoles d’ingénieurs et Sciences Po). « Ce que les consultants cherchent avant tout, c’est la possibilité de faire du “networking” avec les clients des cabinets, en espérant y décrocher un poste », constate Charles, qui reconnaît lui-même ne pas vouloir s’y éterniser. « Les cabinets, c’est le nouvel ENA. C’est un lieu de fabrication – de formation – des élites dont les normes de légitimité découlent de plus en plus des pratiques managériales du monde de l’entreprise, analyse Sébastien Stenger, auteur d’une enquête sociologique sur les cabinets de conseil. Les cabinets de conseil sont hiérarchisés comme les classements des grandes écoles. Certains sont plus prestigieux et donnent accès à de meilleurs réseaux que les autres [les “Big Four” sont Deloitte, EY, KPMG et PwC, ndlr]. »
Le fonctionnement interne des cabinets de conseil ressemble d’ailleurs à s’y méprendre à celui d’une école. À la fin de chaque mission, les consultants sont notés en fonction d’une grille très détaillée. Chaque semestre, « associés » et « managers » se réunissent à huis clos, comme lors d’un conseil de classe, pour décider si le consultant mérite une promotion. Chez Capgemini, rien que pour passer de consultant junior à senior, il faut franchir cinq grades : « entry level », « in acquisition », « developed », « well developed » et « senior ». Les consultants sont obligés d’évoluer : ceux qui ne gravissent pas les échelons sont invités à quitter le cabinet. Chaque année, 50 % des départs dans le conseil sont non volontaires. « C’est le concept du “up or out” », explique Sébastien Stenger. Ce système compétitif pousse les consultants à rentrer dans le moule. Plutôt que de tabler sur « l’utilité même de son travail », « la légitimité de cette élite-là est basée sur la capacité à résister à des semaines de travail de 80 heures et au stress », conclut-il.
L’État s’est coupé les bras
Si les cabinets sont généralement méconnus du grand public, les révélations sur leur rôle dans la gestion catastrophique de la pandémie semblent avoir enfin soulevé quelques questions concernant leur légitimité. La controverse changera-t-elle la donne ? « Le problème, aujourd’hui, c’est que nous n’avons plus le choix [que de recourir aux consultants] », regrette Arnaud Bontemps, haut fonctionnaire et porte-parole du collectif Nos services publics, créé en avril 2021 par des fonctionnaires. « Trop souvent, l’État externalise parce que les règles juridiques l’empêchent de faire autrement », déplore-t-il. À partir des années 1990, alors que l’orthodoxie budgétaire gagne du terrain, plusieurs normes sont mises en place pour limiter les dépenses publiques. Parmi celles-ci, l’établissement, en 2006, d’un plafond d’emplois en équivalent temps plein à tout ministère, service ou opérateur de l’État, ou encorela « fongibilité asymétrique des crédits » qui permet d’utiliser le budget de personnel vers d’autres dépenses mais interdit l’inverse, dans l’optique d’inciter à la réduction des effectifs. Des mesures auxquelles s’ajoute le non-remplacement d’un fonctionnaire sur deux partant en retraite sous le mandat de Nicolas Sarkozy, menant à la suppression de plus de 180 000 agents de la fonction publique d’État entre 2006 et 2018. Ces contraintes budgétaires incitent paradoxalement l’État à recourir à des prestations externes, dont celles des consultants, souvent moins qualifiés et plus onéreux (le coût du recours à un consultant spécialisé peut s’élever à 1 500 euros hors taxes par jour). Le collectif Nos services publics chiffre ainsi le montant total des prestations de service de la puissance publique à 43 milliards d’euros au minimum. Si ce chiffre inclut les missions auprès de cabinets, il est toutefois impossible de l’évaluer précisément car il n’est pas rendu public.
Cette tendance apparaît difficilement réversible. « Il y a une forme de prophétie autoréalisatrice dans le recours aux cabinets de conseil. Très souvent, ce recours est justifié par le fait qu’il n’y aurait pas les compétences en interne pour effectuer les missions. Et en fait, en recourant de manière quasiment systématique pour certaines prestations intellectuelles à des cabinets de conseil, on n’investit plus dans l’adaptation des compétences qui existent en interne », déplore Prune Helfter-Noah, co-porte-parole de Nos services publics. « Les pouvoirs publics se coupent les bras, abonde Arnaud Bontemps. Nous perdons la maîtrise sur la qualité du service public que nous rendons à nos citoyens. » Contactés par e-mail, les cabinets KPMG, EY et Capgemini n’ont pas répondu favorablement à notre demande d’entretien. McKinsey et BCG n’ont, quant à eux, pas répondu à nos sollicitations. Les managers et associés de la consultocratie, « well developed » ou non, n’ont pas de comptes à rendre à la démocratie.
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