Autour de la Grande Barrière de corail, au large du Queensland (Australie), une véritable armada composée de bateaux chargés de capteurs et d’hommes-grenouilles s’active pour la protection de ce récif corallien mondialement connu. Depuis 2016, la Grande Barrière de corail a subi quatre événements de « blanchissement » majeurs, le dernier en date se déroulant en ce moment même, dû à la mort de la zooxanthelle, une algue présente sur les coraux qui leur donne leur couleur chatoyante, mais qui est surtout indispensable à leur survie. Sous l’effet de vagues de chaleur à répétition, la présence de cette algue et, conséquemment, la survie de tout le récif corallien, sont menacées.
Le rapport du Reef Restoration and Adaptation Program (RRAP) rappelle que la fréquence et la violence des épisodes de blanchissement devraient croître dans les prochaines décennies, et ce, même si l’objectif d’une augmentation maximale de 1,5 °C est respecté. « Nous avons des “refuges climatiques” qui existent sur la planète, souligne Laetitia Hédouin, chercheuse au CNRS et spécialiste des coraux marins en Polynésie française, autrement dit, des zones où le réchauffement climatique n'a pas encore eu de conséquences sur les populations de coraux. Mais les recherches les plus récentes signalent que ces refuges sont voués à disparaître ».
Un laboratoire à ciel ouvert
Une perte partielle du récif serait dramatique, tant pour la biodiversité que pour les populations locales. Selon le rapport Reef 2050, le récif de la Grande Barrière permet le développement de 14 écosystèmes côtiers accueillant plus de 880 espèces d’algues, 15 d’herbiers marins, et permet la vie d’une multitude d’espèces animales, marines et côtières. Selon le gouvernement australien près de 64 000 emplois dépendent directement de la Grande Barrière de corail, et évalue à 6,4 milliards de dollars par an les bénéfices pour l’économie australienne.
Vu le manque à gagner, tous les moyens semblent apparemment bons pour sauver cet écosystème. Depuis 2014, le gouvernement australien a investi plus de trois milliards de dollars dans la sauvegarde de cet écosystème et deux autres milliards sont déjà prévus pour les dix prochaines années à travers le programme de sauvegarde Reef 2050 Plan. Un autre, le RRAP, financé à hauteur de 150 millions de dollars, mise sur le développement de nouvelles méthodes pour préserver et adapter à marche forcée la faune et la flore corallienne : manipulations génétiques, système de stabilisation des récifs, cryopréservations… pourtant vivement contestée par la communauté scientifique, la géo-ingénierie semble avoir reçu l’aval du gouvernement australien. Cette dernière vise à modifier localement le climat afin de réduire les conséquences du réchauffement climatique sur les populations coralliennes.
Les financements annoncés pour la sauvegarde de la Grande Barrière de corail annoncent déjà la couleur : l’Australie souhaite des projets de grande ampleur. « Pour le moment [en termes de géo-ingénierie], rien n’est fait dans le monde à une échelle qui nous intéresse », expliquait le Dr Paul Hardisty, président du comité exécutif du RRAP, dans un article pour le média australien Hack. Le sous-programme du RRAP Cooling and Shading – comprendre « rafraîchir » et « obscurcir » – s’attaque à la question au travers d’une multitude de projets de géo-ingénierie. Dans une vidéo YouTube publiée le 26 août 2021 par l’Université de Southern Cross, l’avancée d’un des projets phare du sous-programme est présentée : l’ensemencement des nuages par l’eau salée. Depuis le pont d’un ancien ferry reconverti pour la recherche scientifique, une sorte de canon à neige crache des embruns marins au large des côtes de l’État du Queensland. L’objectif des chercheurs est d’augmenter l'albédo des nuages marins, autrement dit leur capacité à réfléchir les rayons UV du soleil. Les particules microscopiques dispersées s’élèvent dans l’atmosphère et participent à les éclaircir, et donc à atténuer les effets des rayons solaires sur la température de l’eau. Dans un long article publié dans la célèbre revue scientifique Nature et dans l’attente des premiers résultats, les chercheurs se disent confiants. Mais l’ensemencement des nuages coûte cher, cette technique pourrait engendrer jusqu’à 158 millions de dollars de dépenses par an. Deux autres projets similaires sont actuellement menés. Ils visent tous deux à créer un brouillard à la surface de l’eau, dont seule la taille des gouttelettes d’eau les différencie, afin de produire un écran de protection contre les rayons solaires.
Plus modeste, le projet Reef water-mixing s’essaye à mécaniser la circulation des courants marins (circulation thermohaline) ralentit lors des périodes estivales. L’eau froide des profondeurs océaniques est remontée en surface à l’aide d’une petite turbine via une longue goulotte de 20 mètres. Considérées par ses inventeurs comme un outil « low-tech » peu énergivore, ces colonnes permettent effectivement en quelques minutes d’abaisser la température de quelques degrés en surface.
Médiatiquement vendeur, mais toujours à l’état de prototype
Pourtant, ces innovations techniques laissent certains scientifiques perplexes, à l’image de Françoise Gaill, Vice-Présidente de la Plateforme Océan & Climat, « la géo-ingénierie est débattue au sein de de la communauté scientifique. Très peu de chercheurs sont en faveur de ces nouvelles technologies ». De nombreux flous existent, tant sur les réelles conséquences de la géo-ingénierie sur les cycles météorologiques, la circulation des courants océaniques, ou bien sur la biodiversité. L’ensemencement des nuages pourrait par exemple fortement perturber les cycles météorologiques, et ainsi participer à une modification des précipitations entraînant des sécheresses ou des inondations dans d’autres régions. En outre, le calcul de l’empreinte carbone de ces techniques est bien souvent omis, ajoutant un doute sur leurs réels bénéfices environnementaux. Les chercheurs interrogés ne contestent donc pas la pertinence de la géo-ingénierie en soi, mais redoutent les conséquences de son utilisation.
Pour Françoise Gaill, son usage est par conséquent prématuré, « La priorité devrait être à la théorie et la modélisation des potentielles conséquences de tels outils sur la biodiversité et sur la région, estime la chercheuse, les expériences de terrain sont favorisées au détriment des simulations, pourtant plus sûres ». Jérôme Vialard, directeur de recherche à l’Institut de Recherche pour le Développement (IRD), craint surtout que ces projets ne servent aux acteurs les plus polluants qu’à se soustraire de leurs responsabilités face aux enjeux environnementaux et climatiques : à savoir la réduction des émissions de gaz à effet de serre et des pressions anthropiques (pollution, détérioration des espaces marins, artificialisation…), et les changements économiques et sociaux radicaux que cela impose.
Au-delà des incertitudes, un besoin de gouvernance
Face à l’incapacité actuelle des gouvernements à s’organiser réellement dans la lutte en faveur des enjeux environnementaux, les perspectives de la géo-ingénierie en envoûtent plus d’un, poussant certains pays à avancer unilatéralement. Les craintes portent d’abord sur un emballement du nombre de programmes favorables à ces techniques, entre autres grâce à une augmentation des investissements d’entreprises privées. La peine serait double pour les États qui devraient assumer financièrement une partie des coûts de la recherche, mais aussi les potentielles conséquences désastreuses de la géo-ingénierie.
Ces projets promettent d’exacerber les déséquilibres technologiques, financiers et sociaux entre les pays développés et en voie de développement. Les coûts d’accès à ces technologies permettront aux pays développés de se garantir, en cas de réussite, une réduction des effets du réchauffement climatique sur leur territoire, tout en participant, dans le pire des scénarios, à un dérèglement climatique dans des pays voisins.
Laetitia Hédouin nuance ces craintes en rappelant que la grande majorité des projets sont encore à des phases très théoriques, et sont loin d’avoir des conséquences majeures sur l’environnement. « L’objectif est d’avoir un éventail de solutions le jour où nous en aurons réellement besoin », tient à préciser la biologiste du Centre de recherches insulaires et observatoire de l’environnement (Criobes). Elle reste cependant sceptique quant aux visées à grande échelle de certains projets, rappelant que ces techniques ne peuvent être utiles qu’à la préservation de petites zones, appelées récifs sources, qui permettent le maintien des espèces coralliennes dans une région.
Pour la Plateforme Océan & Climat, dont la mission est de proposer un espace de réflexion pour la protection des espaces marins aux décideurs politiques, la géo-ingénierie ne peut représenter qu’une fuite en avant incontrôlée sans la régulation d’institutions mondiales. Afin d’organiser un prochain essor de la géo-ingénierie, la plateforme appelle à une gouvernance commune, « les conséquences hypothétiques de la géo-ingénierie dépassent largement les frontières d’un pays. Il est indispensable pour les gouvernements de définir un cadre réglementaire assurant des critères d’efficacité, de sécurité environnementale et d’accessibilité financière lors du développement de tout nouveau projet », alerte Françoise Gaill.
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