Tribune

La leçon de sagesse du Covid-19

Jack Malvern / Flickr

Pendant le confinement, de nombreux habitants des villes ont été fascinés par la réapparition d'animaux et de plantes sauvages là où ils avaient disparu. Certains y ont vu le signe que la présence humaine était nécessairement mauvaise pour les autres vivants. Prenant le contrepoint de cette conception manichéenne, Marie Négré-Desurmont nous invite plutôt à réapprendre à avoir des égards pour nos milieux et pour les autres vivants.

Des chèvres qui cheminent dans une station balnéaire du Pays de Galle, des pumas hagards dans les rues de Santiago du Chili, un renard qui flâne dans les beaux quartiers de Londres, des paons en vadrouille à la découverte de Madrid… La pandémie de Covid-19  a donné lieu à ce qui nous a semblé être un ensauvagement des lieux urbains. Partout dans le monde, des humains ont filmé d’autres animaux qu’eux en train de se balader, insouciants, dans les villes. Scènes qui ont pu émerveiller ou amuser, et qui ont donné tout son sens à l’expression “la nature reprend ses droits”. 

Face à cette situation inédite, il a fallu faire l’exégèse de ce que nous vivions : tout devait avoir désormais un sens, y compris les canards qui gambadaient dans les rues de Paris pendant que nous restions enfermés. Le comportement du vivant en notre absence se voyait doté d’une signification profonde, d’un sens, d’une intention. Mais est-ce bien raisonnable d’attacher à ces animaux la mission de nous faire réfléchir ? 

Le Covid 19 et l’ensauvagement des villes qu’il a provoqué ne sont sûrement les messagers de rien. En revanche, que nous ayons voulu les interpréter en dit long sur nous et notre façon d’appréhender le monde. “Peut-être faudrait-il arrêter d’interpréter ce que le coronavirus «révèle», conseillait dans Libération Guillaume Lachenal, historien des sciences. C’est avant tout le virus qui nous interprète – et le moins qu’on puisse dire, c’est que depuis qu’il a quitté son pangolin, un jour froid de décembre, il a trouvé dans l’humanité un sens à sa vie.”


Du temps libre en pure perte

En nous assignant à domicile, le temps de confinement a créé une déstructuration des logiques quotidiennes qui opposent, dans le temps et dans l’espace, travail et loisirs. Jusque là, nos  journées étaient toujours rythmées par un enchaînement successif du temps de travail et du temps qu’on dit libre. Il y a pourtant une nette différence entre le temps véritablement libre – au sens de Jean Baudrillard, qui le définit comme  “la liberté de perdre son temps, de le « tuer » éventuellement, de le dépenser en pure perte” –   et celui que nous consacrons en général à la consommation ou au tourisme, qui est assujetti au travail, et reproduit “les contraintes mentales qui sont celles du temps productif ” (1). 

Proscrits chez nous pendant plusieurs semaines, sans possibilité de voyager ou de faire notre shopping, le confinement nous a donc offert, pour beaucoup, du temps libre en pure perte. Aussi avons-nous été coupés de nos partenaires sociaux habituels : les autres humains. Cette privation a libéré du temps d’attention pour d’autres animaux que nous. Plus ou moins volontairement donc, nous devenions subitement réceptifs aux non-humains qui se présentaient à nous.


Anthropo-cacophonie

Vinciane Despret, philosophe et auteure du livre Habiter en oiseau (2) raconte les histoires qu’on lui a rapportées pendant le confinement, de ces oiseaux que l’on a si bien entendu, libérés de l’anthropo-cacophonie habituelle. Certains ne les avaient jamais remarqué alors qu’ils avaient toujours été là. Soudain, nous avons eu plus de temps pour les écouter, pour les regarder depuis nos balustrades.

Quant aux oiseaux eux-mêmes, ils auraient, selon la philosophe, profité de ce nouvel espace pour chanter plus fort, avec plus d'enthousiasme, de dynamisme et de conviction qu’avant. Et plutôt que de chanter la nuit quand les humains étaient plus calmes, ils se sont mis à le faire au lever du soleil comme ils font dans les campagnes. D’après elle, ils ont capté le silence d’un monde moins chaotique, moins perturbé, ralenti. Ils ont utilisé ce nouvel espace sonore comme un temps de parole favorable pour installer leur territoire, leur conjugalité. 


Mémoire vive

Chez moi, en avril, des hirondelles sont venues plusieurs fois tournoyer dans ma chambre alors que je laissais la fenêtre ouverte. Certains matins, j’osais à peine sortir du lit de peur que l’une d’elle ne vienne me heurter. En racontant cette curieuse observation autour de moi, on m’a expliqué, sans que je puisse le vérifier, si les hirondelles venaient dans ma chambre sous les toits, c’est sûrement parce qu’il y avait eu un nid ici, autrefois. J’ai pensé à la théorie de la pyramide de l’anthropologue Leroi Gourhan, celle de la sédimentation des gestes dans le corps, ces gestes que nous avons sans y penser et qui ont une histoire plus grande que la nôtre, qui sont la mémoire vive de notre humanité, depuis la Préhistoire (3). 

Une théorie qui fait écho à celle de Baptiste Morizot dans son livre Manières d’être vivant(4): “Nous avons tous, nous vivants, un corps épais de temps”. Et si les hirondelles avaient, dans leur corps, la mémoire de ce nid construit par des générations qui les ont précédées ? Allons même plus loin : n’est-il pas fascinant d’imaginer la mémoire de nos corps de vivants entremêlée avec celles d’autres non-humains ? 


Mauvaises herbes

Un reportage  diffusé le 28 mai sur l’émission ’“Envoyé Spécial” présentée par Élise Lucet s’est intéressé à la présence dans Paris de ce que l’on appelle les “mauvaises herbes”. L’absence d’entretien de la voirie pendant plusieurs semaines a permis à certains végétaux de pousser librement. Près des berges, une laitue scariole ; le long d’un mur, des fraises ; près du caniveau, de l'orge, des rats, comme un semblant de prairie ; ou encore la belle Cymbalaria muralis qui prend racine dans la moindre scissure de béton. Les parcs ressemblaient de plus en plus à des champs en jachère qui s’ensauvageaient jour après jour. Le botaniste interviewé par Elise Lucet racontait que, dans les jardins de Marie-Antoinette, qui n’étaient plus entretenus depuis mars, des fleurs sauvages qui étaient là au temps de la Reine mais qui étaient coupées depuis plus de deux siècles se mettaient à repousser. Les graines étaient restées là, prêtes à regermer. 

Qu’on dise de ces plantes qu’elles sont mauvaises en dit long sur notre façon d’appréhender une partie de la biodiversité considérée comme inutile ou nuisible. Peut-être que, ne satisfaisant ni notre goût esthétique, ni nos besoins de productivité, les mauvaises herbes étaient condamnées à être ignorées par les humains, du moins par les urbains en Occident, dont le mépris pour le végétal n’est plus à prouver. Une étude illustre bien cette réalité : elle montre qu’un enfant nord-américain entre 4 et 10 ans est capable de reconnaître et distinguer en un clin d’oeil expert plus de mille logos de marques, mais n’est pas en mesure d’identifier les feuilles de dix plantes de sa région (5).


Manichéisme

S’il est tentant d’affirmer que nos milieux urbanisés ne sont pas favorables au développement d’écosystèmes denses et riches, que les animaux sauvages n’y ont pas leur place ni leur intérêt, que dire alors de la présence à Bruxelles de renards, de faucons, de crapauds et autres perruches ? Ou encore de coyotes, de castors, de pumas, de cerfs qui se sont parfaitement acclimatés à de nombreuses villes d’Amérique du Nord ? Il ne s’agit que d’exemples ponctuels, mais qui suffisent à montrer que l’urbanité n’est pas forcément une sorte de repoussoir anti-vivant. Des scientifiques ont même constaté que les ours noirs vivant dans les zones urbaines de la côte Est de l’Amérique du Nord sont plus gras et plus fertiles que leurs congénères vivants en forêt

Le fait est que, dans nos sociétés occidentales et modernes, nous n’avons pas appris à prendre en compte les non-humains, totalement ignorés de nos systèmes politiques et de nos réflexions concernant l’aménagement du territoire. Nous n’avons pas su cohabiter. La nature n’est pour nous qu’un concept, un peu abstrait et romantique. N’importe quelle vidéo en ligne traitant de l’ensauvagement des lieux urbains pendant le confinement donne lieu, dans toutes les langues, aux mêmes propos : “ils ont besoin de notre absence”, “l’homme est nuisible à la nature”, “les animaux sauvages reprennent leur liberté”, “ils sont chez eux”. 

Nous voyons donc l’ensemble des espèces végétales et animales, les phénomènes météorologiques et les virus comme un seul et même concept : ils relèvent de la “nature”, que nous envisageons comme opposée aux choses humaines. Lorsqu’enfin nous y prêtons attention, il y a toujours cette idée d’un certain manichéisme : d’un côté, la bonne nature, celle qui se venge et, de l’autre les humains, dont la disparition est un préalable pour que (re)vive la nature. Pour beaucoup, la cohabitation est donc inimaginable, elle ne survient donc qu’au cours de situations exceptionnelles et éphémères lorsque, par exemple, les hommes sont confinés chez eux.

Pourtant, nous avons vu que les villes n'empêchent pas les animaux et les plantes d’y vivre, bien au contraire. Nous ne devrions donc peut-être pas nous en faire pour la faune et la flore mais pour nous qui nous inscrivons si difficilement dans nos écosystèmes. Lorsqu’on sait que les ours peuvent vivre en se nourrissant de nos déchets ou qu’une fourmi résiste à une chaleur de 50 degrés et longtemps sans manger, la question n’est pas de savoir si les non-humains peuvent vivre avec nous, mais plutôt si nous voulons vivre tout court. 


Réapprendre à cohabiter

Le productivisme et le consumérisme, marques de fabrique de notre mode de vie, nous ont conduit progressivement à ignorer (et donc à détruire) ce qui ne nous était pas utile à court terme, au détriment des autres vivants. Mais, surtout, à nous approprier tout le reste. Objectifier cet ensemble que nous nommons nature nous a donné l’impression d’avoir la main dessus, de pouvoir l’exploiter ou de devoir la protéger. Cela nous a permis de croire que “nous ne sommes pas tenus à des égards envers le monde qui nous a fait, envers le monde vivant avec qui on partage la terre, envers les écosystèmes qui nous nourrissent, les milieux, qui génèrent l'eau que l'on boit et l'oxygène que l'on respire” comme l'écrit Baptiste Morizot (6).

Il nous faudrait ainsi réapprendre, en Occident, à voir plutôt des individus, des sujets ; inclure dans nos apprentissages non plus seulement nos histoires d’humains, mais les histoires des vivants avec lesquels nous cohabitons. Apprendre que “(...) les chants d'oiseaux, de grillons, de criquet (...) constituent (...) des myriades de messages géopolitiques, de négociations territoriales, de sérénades, d'intimidations, de jeux, de plaisirs collectifs, de défis lancés, de tractations sans paroles.” (7).

Si une actualité chasse l’autre, si les hashtags et les unes des journaux s’enchaînent à une vitesse folle, c’est néanmoins sur le temps long que les évidences émergent : de la même manière que l’émancipation des femmes est une idée qui a mis plusieurs siècles pour s’immiscer dans nos sociétés occidentales, qui sait si ces apparitions sauvages dans nos villes ne sont pas les signes avant-coureurs d’une conscience en gestation, qui ira jusqu’à la reconquête des égards pour nos milieux et l’ensemble des vivants ? 


(1) Jean Baudrillard, La société de consommation, Gallimard, 1970
(2) Vinciane Despret, Habiter en oiseaux, Acte Sud, 2019
(3) André Leroi-Gourhan, Le Geste et la Parole, Albin Michel, 1965
(4) Baptiste Morizot,Manières d’être vivant, Acte Sud, 2020
(5) Étude menée en 2014 par Discover the Forest, l’US Forest Service et l’Ad Council
(6) Baptiste Morizot, ibid
(7) Baptiste Morizot, ibid.


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