Les médias français vous présentent souvent comme « l’homme qui cherche le silence », mais vous préférez le nom de soundtracker (pisteur de sons). Dans votre travail, qu’appelez-vous exactement le silence ?
Le silence est un sentiment, une émotion, une sensation. Nous savons ce que c’est lorsque nous en faisons l’expérience. Nous pensons souvent que nous connaissons le silence et que nous pouvons en parler sans l’avoir expérimenté. On ne peut pas comprendre sa véritable nature en tentant de l’expliquer par des mots, il vaut mieux se taire et le laisser s’exprimer. Un dicton rappelle à juste titre : « Tais-toi si ce que tu as à dire n’est pas plus important que le silence. » Se demander « Qu’est-ce que le silence ? », c’est déjà poser le problème dans des termes inappropriés. À la place, il vaut mieux essayer d’être silencieux un instant et l’on remarque que le silence n’est pas vide. Il est rempli d’émotions, mais pas d’émotions compliquées. Le silence est comme une pure tonalité, une tonalité qui évoque l’amour, l’errance, l’optimisme. Chacun a sa propre expérience du silence et, d’une certaine façon, le silence reflète qui nous sommes. Il dit ce que nous sommes. Et j’ai compris, avec mon expérience personnelle, que, souvent, qui je suis reflète où je suis. Mon travail, en tant que soundtracker, consiste à écouter le mieux possible. Au départ, je pensais savoir écouter parce que j’avais des bonnes notes, je jouais d’un instrument, je faisais rire les gens avec mes blagues et je riais des leurs. Puis j’ai réalisé que je n’écoutais pas la grande majorité du monde, que mon écoute était médiocre, que je devais m’ouvrir et écouter tous les sons avec la même attention, en considérant qu’ils ont tous leur propre valeur. Nous écoutons toujours ce qui est en face de nous, ce qui est le plus fort, ce qui semble le plus immédiat.
Le silence n’est donc pas l’absence de bruits...
Quand je suis devenu soundtracker, j’ai pris conscience que les sons faibles étaient les plus importants. Cela m’a mis sur la voie du silence naturel. Dans l’État de Washington où je vivais au début des années 1980, j’ai réalisé l’ampleur de la pollution sonore. J’ai commencé à la trouver pénible. Je n’ai compris que plus tard pourquoi les scientifiques soutiennent qu’elle est mauvaise pour la santé. C’est en me retrouvant dans des endroits dénués de pollution sonore que le monde m’a été révélé. Dans ce contexte, l’individu peut être l’écho de l’endroit où il est, il peut être l’écho du silence lui-même. Peut-être pensez-vous que, de tous nos sens, le plus important est la vue. Si les yeux sont si importants, pourquoi sont-ils sur le devant de notre tête, incapables de voir ce qui se passe derrière ? Je peux aussi fermer mes yeux. Si la vue est si importante pour l’évolution de l’espèce pourquoi est-elle si limitée ? Précisons qu’il y a aussi des espèces aveugles. En revanche, il n’existe pas d’espèces sourdes. Les oreilles sont sur le côté de notre tête et fonctionnent à 360 degrés. Je ne peux pas fermer mes oreilles. Dans le monde moderne, à cause de la pollution sonore, les informations que nous pouvons recevoir par l’ouïe sont très faibles. Notre horizon auditif est extrêmement limité. Nous sommes coupés des informations de l’environnement qui nous entoure (par la pollution sonore, les murs) et les informations sonores faibles ne sont plus accessibles. Nous vivons dans un monde sonore restreint qui n’est pas sain.
«Si l’on peut mettre en place des quarantaines pour lutter contre les maladies, il est impossible de le faire pour la pollution sonore. »
Dans le prologue de votre livre, écrit en collaboration avec John Grossmann, One Square Inch of Silence (Free Press, 2009), vous citez le bactériologue Robert Koch : « Un jour viendra où l’homme devra combattre le bruit avec autant de force qu’il a combattu le choléra et la peste. » Dans quelle mesure le bruit peut-il être comparé à ces maladies ? À quel point le bruit est-il dangereux pour l’être humain ?
En plus d’être prix Nobel, Robert Koch a contribué de façon majeure à la question du silence. Nous sommes ce que nous écoutons. Nous faisons résonner l’endroit où nous sommes. Pour la première fois dans l’histoire de l’évolution, les sons faibles, ceux qui sont les plus importants, sont soustraits à notre existence quotidienne. Le spectre de la pollution sonore n’est pas le même que celui des sons naturels. Si l’on jette un œil aux ondes sonores naturelles, elles ressemblent à des vagues, elles sont douces. Les ondes des sons modernes et mécaniques ont la forme de dents aiguisées. L’oreille humaine n’est pas faite pour entendre des sons de ce type. Cela explique pourquoi les hommes modernes sont sujets au stress et à l’angoisse. Si l’on peut mettre en place des quarantaines pour lutter contre les maladies en isolant les individus touchés, il est impossible de le faire pour la pollution sonore. Quoi qu’il arrive, elle continue de se répandre. J’ai fait une expérience singulière dans le désert du Kalahari (Botswana) où j’étudiais, à l’aube, le concert d’innombrables insectes, oiseaux et lézards. À 20 miles [environ 30 kilomètres, ndlr] de cette zone, il y avait un campement touristique avec un générateur équipé d’un silencieux qui se mettait en route tous les jours à 6 heures du matin et qui perturbait aussitôt la vie de ce désert. Ce seul générateur avait un impact sonore s’étendant sur plus de 1 000 mètres carrés.
Pensez-vous que la pollution sonore est une cause en elle-même ou est-elle plutôt la conséquence d’autres types de pollution ?
Je dirais tout d’abord que la pollution sonore est le résultat de notre crise spirituelle. Nous sommes déconnectés de la nature et de notre environnement. Nous avons perdu l’amour que nous avions pour notre planète. Les enfants sont immédiatement attirés par les arbres, l’herbe et les fleurs. Lorsqu’ils grandissent, la vie se complique et ils oublient cet amour premier. Notre destin spirituel consiste aujourd’hui à retrouver cet amour perdu pour la nature. La question environnementale n’est pas une question économique, comme on essaie de nous le faire croire. Quand un proche que nous aimons tombe malade, nous ne nous demandons pas combien cela va coûter, nous faisons tout ce qui est en notre pouvoir pour le sauver ! Bien plutôt, elle implique le rapport profond que nous entretenons avec la nature. En renouant avec la nature, nous renouons avec nous-mêmes.
Votre travail a montré qu’il n’y avait plus de zones silencieuses en France. Comment expliquez-vous la disparition du silence dans notre pays ?
Je pense qu’il n’y a plus d’endroits silencieux dans presque toute l’Europe. Je suis allé en France, en Suisse, en Autriche, en Allemagne et en Espagne. Je vais me rendre en Pologne dans le cadre de nouvelles recherches. Les mots « silence » et « calme » sont devenus creux et ont perdu leur dimension positive pour la plupart des gens aujourd’hui. Je reçois beaucoup de suggestions de personnes qui m’invitent à visiter tel ou tel lieu. Ils pensent que ces lieux sont silencieux, mais, en réalité, ils sont juste moins bruyants que ceux dans lesquels ils évoluent au quotidien. Cela signifie qu’ils sont victimes d’une perte auditive non diagnostiquée. Selon moi, il y a une épidémie de perte d’audition qui fait des ravages dans le monde moderne. Elle est la conséquence de la vie urbaine qui est une vie bruyante. Il y a une grande différence entre le silence consécutif à l’isolement ou à la perte d’audition et celui consécutif à une connexion profonde avec le monde.
© Quiet Parks international.
Pensez-vous que la disparition du silence en Europe soit due au fait qu’il n’y ait plus de forêts primaires dans cette zone ?
Non, cela vient de notre sens des priorités, à l’importance que nous pouvons accorder aux choses ou non. L’explosion de la pollution sonore est due au départ à la révolution industrielle. Avec l’arrivée des nouvelles machines et le développement de la presse écrite, il y a eu un bouleversement. C’est à ce moment-là que la vue est devenue le sens le plus valorisé. Quand on remonte avant la révolution industrielle, on constate qu’il y a toute une littérature qui décrit avec talent les sonorités de la nature, tout particulièrement chez John Muir et Mark Twain.
Savez-vous quel est endroit le plus silencieux de France ?
Avec Quiet Parks International, ma fondation, nous avons recueilli un certain nombre d’informations grâce à l’imagerie satellite. La liste n’est pas exhaustive, mais il y a des candidats : le parc national des Cévennes, certaines zones près des Pyrénées et au Pays basque. Ces endroits sont répertoriés comme étant calmes, mais il y a toujours quelque chose pour venir gâcher le silence : une route lointaine, une ligne électrique, un couloir aérien... Avec Quiet Parks International, nous visitons ces sites où le calme est bien présent, afin d’identifier les menaces et de travailler avec les autorités locales pour améliorer la qualité du silence. Or, à l’échelle mondiale, les lieux de silence se font de plus en plus rares. Par exemple, dans le désert de Gobi (Mongolie), les gens utilisent désormais des motocyclettes pour se déplacer. Même cet endroit n’est plus épargné par le bruit.
Quel rôle joue le tourisme dans l’augmentation de la pollution sonore ?
Le tourisme est l’une des plus grandes industries du monde aujourd’hui et pèse presque trois milliards de dollars par jour, uniquement parce que des gens ont envie d’être ailleurs. D’une certaine façon, cela fait partie de la nature humaine : découvrir le monde, explorer de nouveaux horizons... Le problème tient davantage à la manière dont les gens se comportent en tant que touristes. Il faut changer de paradigme. Ceux qui vivent des vies bruyantes emmènent le bruit avec eux dans leurs voyages. Ils pratiquent dès lors une forme bruyante de tourisme. Notre but est de développer une nouvelle approche, le quiet seeking travel, qui est selon moi la meilleure qui soit. Je suis allé dans une vallée au Sri Lanka où vivent plus de 1 000 personnes, et pourtant cet endroit bénéficie d’un beau silence naturel, le jour comme la nuit. Je me suis rendu dans une autre vallée dans l’État de Washington où il n’y a qu’un seul ranch, et pourtant le silence naturel est absent. Le rapport que nous entretenons avec le silence reflète très largement qui nous sommes. Une fois que l’on a compris qu’il faut faire écho à l’endroit où nous sommes, nous changeons pour toujours. Le but de Quiet Parks International est donc de sauver le silence au bénéfice de la vie en général. Pas seulement pour la vie sauvage qui a besoin du silence pour survivre, mais aussi pour nous-mêmes, afin que nous nous rappelions qui nous sommes et pourquoi nous sommes là.
Pensez-vous que l’expérience du confinement que nous avons traversée durant la crise du Covid-19 nous a permis de renouer avec le silence ? Est-ce que cela peut nous aider d’un point de vue spirituel ?
Le confinement a eu une conséquence inattendue : nous avons fait l’expérience du silence, pas seulement individuellement mais collectivement. Certains pour la première fois. Cela a été l’occasion de repenser notre rapport au travail, à la vie familiale et, de manière générale, la façon dont nous envisageons nos modes de vie. Là où je vis, dans l’État de Washington, et maintenant que le gouvernement allège un peu les mesures, tout le monde admet se sentir mieux, à la fois physiquement et mentalement, et ce malgré les doutes qui persistent quant à l’issue de la crise. Voilà les bienfaits du silence : la santé et le bien-être. Cette expérience souligne ce que la science nous dit depuis un moment : la pollution sonore n’est pas seulement désagréable, elle est toxique.
Cet article a été initialement publié dans le numéro 40 de Socialter "Tourisme, année zéro", disponible sur notre boutique en ligne.
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