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La spiruline au secours des agriculteurs français

Cataloguée « super-aliment » par les mordus de produits sains, la spiruline intéresse un nombre croissant d'agriculteurs. Facile à cultiver, cette bactérie, souvent surnommée « algue bleu-vert », promet des rendements élevés pour un investissement limité. Reste à s'affirmer face à l'offre low cost de pays étrangers.

Cet entretien a été initialement publié dans le numéro 32 de Socialter, paru en décembre 2018. Retrouvez-le en kiosque et sur notre boutique.

Quelques heures après la traite des vaches, une autre récolte commence à la ferme de Stéphane, Pascal et Franck Bodiguel, producteurs laitiers à Sixt-sur-Aff (Ille-et-Vilaine), au cœur du bocage breton. Chaque jour, aux aurores, Aurélie Chenais – la salariée des trois frères – s’active dans une serre de 1 500 mètres carrés située sur les hauteurs de l’exploitation. L’air est moite, l’odeur âcre autour des trois bassins dont la jeune femme s’apprête à aspirer la surface de l’eau. Dans ce liquide trouble aux reflets bleu-vert se reproduisent des millions de bactéries : la fameuse spiruline.

Grâce à un réseau de tuyaux, un jus remonte dans une machine où tourne un tambour enveloppé d’une toile. Le liquide sirupeux se fixe sur ses parois emportées par un mouvement de rotation. Malaxé plusieurs heures, il se transforme en pâte. Aurélie Chenais l’étale ensuite sur une table de pressage, puis l’enfonce dans un poussoir de charcutier. Voilà la spiruline transformée en « spaghettis ». Elle n’a plus qu’à sécher le temps d’une nuit, à 35 °C, avant d’être prête à consommer, sous forme de brindilles, de comprimés ou de gélules.




Un « super-aliment » dans nos lacs



Qualifiée à tort de « micro-algue », la spiruline est en fait une cyanobactérie (terme inspiré de sa couleur bleutée) présente dans les lacs de différentes régions du monde depuis quelque 3,5 milliards d’années. Voilà plusieurs décennies que les organisations humanitaires l’utilisent pour lutter contre la malnutrition. Ses adeptes lui prêtent une teneur extraordinaire en vitamines, minéraux ou protéines
. Plus récemment, elle profite du boom des « super-aliments », réputés hautement nutritifs, pour s’afficher à la carte des restaurants et en tête de gondole des commerces bio. Il n’existe toutefois pas de chiffres globaux sur sa consommation, car selon qu’elle est vendue sous forme de brindilles ou de gélules, la spiruline est répertoriée comme aliment ou comme complément alimentaire.

Toujours est-il que sa culture se développe. Encore artisanale, la production atteint 40 tonnes par an dans l’Hexagone, selon la Fédération des spiruliniers de France (FSF). Une poussière, certes, face aux 5 000 à 6 000 tonnes récoltées chaque année dans le monde – notamment aux États-Unis, en Chine ou en Inde –, mais en progression constante. Autre indice : la FSF revendique aujourd’hui 171 membres, dont 84 en cours d’installation, auxquels s’ajouterait une cinquantaine d’exploitants non adhérents. En 2012, l’association ne comptait encore que 92 inscrits. La plupart des producteurs sont implantés au sud de la France, mais le phénomène gagne le nord de la Loire.





Un complément de revenus



Parfois qualifiée d’« or vert » pour ses rendements et son prix élevés, la spiruline attire les paysans confrontés à la volatilité des cours des matières premières agricoles. Cofondateur de la FSF, Emmanuel Gorodetzky, un des producteurs « historiques » établi dans l’Hérault, estime qu’«
 environ un tiers des membres [de la FSF]sont installés sur d’autres activités agricoles et viennent à la spiruline pour se diversifier ». Les frères Bodiguel, par exemple, se sont intéressés à la spiruline après la crise laitière de 2009. Une année noire pour la Bretagne, ébranlée par une chute de 30 % des cours. Le choc est tel que les trois éleveurs craignent de perdre la ferme héritée de leurs parents. « Trop de contraintes pour trop peu de gains », soupire Stéphane, 42 ans.

Pour compléter les revenus issus de leurs 70 vaches, ils se lancent d’abord dans la production de biogaz. Ce gaz est issu de la fermentation de matières organiques, comme le fumier et le lisier. Il alimente un moteur et génère de l’électricité que la famille revend à EDF. Ce procédé dégage aussi une chaleur que les frères sont contraints de valoriser. Un bureau d’études les oriente vers la spiruline. La bactérie est facile à cultiver dans des bassins d’eau chauffée à plus de 25 °C. La récolte court de mars à octobre. Aurélie Chenais collecte chaque jour, à tour de rôle, la production de l’un des trois longs bassins. L’été, quand le soleil frappe fort, elle recueille jusqu’à 10 kilos en une journée. En 2017, les Bodiguel ont produit 1,1 tonne de spiruline, contre 600 kilos la première année de récolte.



 

Des installations peu chères



La croissance express de la spiruline, alliée à sa capacité à s’adapter à de petites surfaces, rend sa culture abordable. «
 Les producteurs français possèdent en moyenne 500 à 1 000 mètres carrés de bassins et il faut compter 100 à 150 euros d’investissement par mètre carré, même si le coût varie selon les machines », détaille Emmanuel Gorodetzky. Soit un investissement maximal de 150 000 euros. À titre de comparaison, une étude des chambres d’agriculture de Bretagne, en 2015, estimait le coût de l’installation d’une ferme individuelle à 244 700 euros, tous domaines confondus.

Diplômé en horticulture et en maraîchage, Ludovic Bzdrenga, la trentaine, a longtemps rêvé d’ouvrir une exploitation, sans oser sauter le pas. Il le franchit en 2013, en lançant la Spiruline Les Deux Maines, à Saint-Georges-de-Montaigu, en Vendée. «
 L’un des principaux intérêts était de pouvoir m’installer sur une petite surface, avec des investissements réduits », raconte-t-il. Une première formation dans un lycée agricole du Var, puis une seconde assortie d’un stage en Savoie, et le voilà lancé sur sa parcelle. La note finale de son installation s’élève à 70 000 euros, dont 53 000 financés par le prêt d’un banquier plutôt confiant dans son projet. « J’aurais pu m’installer pour moins, mais je n’ai pas lésiné sur les équipements pour ne pas risquer de m’épuiser trop vite », poursuit-il.




Un produit haut de gamme



Entre les mains de plus d’une centaine de producteurs, la spiruline française est encore préservée de la concurrence de gros industriels à même de tirer les tarifs vers le bas. Le kilo vendu aux particuliers s’échelonne entre 150 et 200 euros. La majeure partie de la production s’écoule en vente directe auprès d’un public de connaisseurs qui ne lésinent pas sur le prix. Les spiruliniers évitent ainsi les marges et les délais de paiement imposés par les intermédiaires. Tant que le secteur privilégiera les circuits courts, la culture de la bactérie sera rentable, juge Emmanuel Gorodetzky : «
 Le modèle est viable dans le cadre d’une agriculture à taille humaine, avec une personne formée qui s’installe sur une petite surface pour créer son emploi. » Au-delà, cela s’avère plus complexe. Les revenus générés restent modestes. « On arrive à dégager deux salaires à 1 300 euros net et à rembourser les emprunts, pas beaucoup plus », prévient Stéphane Bodiguel.

En 2016, le Vendéen Ludovic Bzdrenga s’est quant à lui versé autour de 20 000 euros. Un salaire modeste, mais supérieur au revenu moyen annuel des agriculteurs, estimé à 18 300 euros par le ministère de l’Agriculture. D’autant plus que la culture de la spiruline s’avère moins prenante que d’autres disciplines agricoles. Les bactéries ne se reproduisant plus l’hiver, les producteurs peuvent souffler. «
 En tant que maraîcher, je devrais me contenter d’une semaine de congé par an. Là, le rythme me permet de me préserver », se félicite Bzdrenga. Il ne cherche d’ailleurs pas à produire plus car, comme de nombreux spiruliniers, il peine déjà à écouler ses récoltes faute de temps pour développer ses circuits de distribution. Il revend donc ses surplus à des confrères qui, eux, n’arrivent pas à faire face à la demande de leurs clients. Les cours de cette vente en « vrac » sont toutefois moins élevés : de l’ordre de 90 euros le kilo.




Privilégier le français



Pour changer d’échelle, la spiruline « made in France » devra concurrencer celle venue de l’étranger – États-Unis et Chine en tête – aujourd’hui en position de force sur ce petit marché. «
 Entre 85 et 90 % de l’offre est importée », rappelle Emmanuel Gorodetzky. Avec une qualité et un suivi qui laissent, selon lui, à désirer. « Les procédés industriels ne sont pas les mêmes sur les tables de récolte,poursuit-il. Nous, on chauffe la spiruline à basse température pour ne pas dénaturer le produit par oxydation. Nos fermes sont ouvertes, on propose une vraie traçabilité, donc la concurrence industrielle ne nous impacte pas vraiment. » Par ailleurs, les spiruliniers français privilégient le produit entier et non transformé, sous forme de brindilles, et non réduit en poudre utilisée pour les compléments alimentaires.

Or, plusieurs alertes sanitaires ont récemment résonné autour de comprimés de spiruline. En novembre 2017, l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) a été saisie de plusieurs cas d’effets secondaires – des allergies aux troubles digestifs ou musculaires – au point de publier un avertissement. L’autorité alerte ainsi sur le risque de contamination par des toxines et des métaux. Et incite les consommateurs à privilégier «
 les circuits d’approvisionnement les mieux contrôlés par les pouvoirs publics : conformité à la réglementation française, traçabilité, identification du fabricant ». Pas forcément rassurant pour les accros à la spiruline. Mais peut-être y a-t-il là une carte à jouer pour la filière française ?


Photos: Sidney Léa Le Bour

 

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