Kitayama, au nord de la ville de Kyoto, au Japon, s’étend une forêt bien particulière. Depuis chacun des troncs des robustes cèdres qui la composent, une dizaine d’épaisses tiges longilignes s’élancent vers les hauteurs. De nouveaux arbres poussent… sur l’arbre, mais plus solides, denses et flexibles parce que taillés verticalement et sans nœuds. Une fois coupés, ils produiront de grandes quantités de bois destinées à la menuiserie et aux charpentes, le tout de manière renouvelable puisque la souche d’origine n’est jamais abattue mais entretenue de façon à donner constamment vie à de nouvelles pousses.
Article à retrouver dans notre numéro « Bienvenue dans l'ère du rationnement », disponible sur notre boutique.
Au Japon, cette taille singulière se nomme Daisugi (« table de cèdre »), et se pratique depuis le XIIIe siècle. Tout en préservant la santé de l’arbre originel et de son environnement, elle assure une production de bois constante pour plus de 300 ans. L’usage, qui répondait d’abord à une problématique architecturale – l’époque était alors à la construction de salons de thé traditionnels en bois et à l’utilisation de matériaux naturels –, s’est affaibli aujourd’hui en raison des réglementations sur les habitats inflammables.
© Coopérative de production de bois Kitayama de Kyoto
Si le terme « Daisugi »est méconnu en dehors du pays du Soleil-Levant, le type de taille spéciale qu’il désigne se décline, à peine moins spectaculairement, dans le monde entier. En Europe, on parle surtout de « trognes » ou d’« arbres têtards », en raison de la forme que prennent les arbres taillés : un tronc nu, gonflé là où démarrent les branches par les bourrelets qui viennent recouvrir la partie coupée. Et à la manière des cèdres Daisugi, « les rejets qui poussent sur ces trognes ne sont pas des branches, mais des arbres. La preuve en est qu’ils développent à leur base des racines, qui vont rejoindre le sol et refaire des troncs », explique Dominique Mansion, qui recense près de 250 dénominations en France dans son ouvrage Les Trognes, l’arbre paysan aux mille usages (Éditions Ouest-France, 2019).
Paysages vivants
En 2021, l’Agence de la transition écologique (Ademe) publiait un rapport invitant à allonger les durées d’exploitation d’une partie des forêts françaises, afin de sortir la filière bois de la crise d’approvisionnement qu’elle traverse depuis la pandémie. La trogne pourrait alors constituer une solution. « À chaque taille, l’arbre gagne en longévité et en vigueur tout en produisant plus de bois », assure le spécialiste Dominique Mansion. Et grâce à la diversité des essences pouvant être travaillées ainsi, les intérêts sont légion. Les charmes, châtaigniers ou chênes donnent un excellent bois de chauffage, le saule sert à la vannerie, les tilleuls et platanes à ombrager les villes et encadrer les routes et chemins à la campagne et les peupliers fournissent le bâti.
Plus généralement, le bois prélevé sur les trognes permet aussi de produire du fourrage ou de la litière pour les animaux, plus efficace que celle en paille habituellement acheminée par camion. « Dans une société qui consomme beaucoup d’énergie, la trogne promet une forme d’autonomie dans de nombreuses situations », résume Dominique Mansion. Dans le Maine-et-Loire, la petite commune de Juvardeil l’a bien compris : les bâtiments communaux sont tous chauffés avec le bois issu du bocage et des trognes. De la même manière, le Parc naturel régional de l’Avesnois a mis en place une filière « bois déchiqueté » à partir du bocage et des trognes de charme, dont la production sert aux chaudières installées dans les fermes du coin.
La biodiversité environnante y trouve aussi son compte. En vieillissant, le tronc se creuse et laisse apparaître des cavités qui servent de refuge pour les insectes, ruches sauvages et autres animaux cavernicoles. « Une étude dans le Marais poitevin se demandait pourquoi après trois semaines de crue, on trouvait des taupinières en zone inondée quand l’eau se retirait, racontait Dominique Mansion en 2019, lors d’une conférence aux Rencontres internationales de l’agriculture du vivant. En fait, les taupes montent dans le terreau des trognes creuses avec leur garde-manger. Comme dans l’arche de Noé, tous les petits animaux et mammifères peuvent se réfugier rapidement en hauteur grâce à ces arbres en cas d’inondation. » En bord de rivière, en plus de protéger les berges grâce à leur réseau racinaire, les trognes abritent la faune piscicole. Dans leur tronc creux, le « sang de trogne », matière organique liée à la décomposition du bois et des feuilles, est utilisé pour faire lever les semis dans les champs. Elles procurent aussi de l’ombre au bétail tout en préservant les branchages de leurs dents. De cette manière, les chênes verts « trognés » occupent deux millions d’hectares en Espagne et au Portugal, les trognes d’arganiers sont omniprésentes au Maroc, et sont également utilisées en Guyane pour restaurer les sols pillés par les exploitations aurifères.
Un arborétrogne pour les recenser tous
En France métropolitaine, en revanche, « il y a urgence à faire de la trogne », alerte Dominique Mansion. Ou plutôt à en refaire. Si ces arbres ont dominé le paysage agricole européen pendant des siècles, présents dans presque toutes les haies de bocage, ils se sont peu à peu effacés au moment de l’arrivée des énergies fossiles facilement transportables, puis de la mécanisation après-guerre. La logique du remembrement se généralise alors, les haies disparaissent et les champs s’étendent sur des centaines d’hectares, chaque obstacle à leur expansion étant méthodiquement supprimé. En parallèle, l’élevage de taille modeste s’éteint peu à peu, rompant tout lien avec le paysage arboré. « Aujourd’hui, ce sont des paysages qu’on a du mal à imaginer »,constate Dominique Mansion, qui milite depuis des années pour leur réhabilitation.
Au sein de la Maison botanique de Boursay, qui recueille et développe les connaissances sur ce sujet, le spécialiste travaille à la mise en place d’un « arborétrogne ». Cette collection d’arbres, plantée aux abords de l’établissement, permettra d’étudier les essences habituellement peu ou non trognées qui pourraient être intégrées dans des systèmes de culture. « On a commencé les plantations cet hiver et on va continuer l’hiver prochain, explique celui qui est aussi artiste entre deux formations à la taille de trogne. Au total, une soixantaine d’espèces différentes seront présentes sur le site d’environ un hectare. » En mai dernier, Dominique Mansion a également publié un guide pratique des trognes, pour inciter à pratiquer ce type de taille.
Tout le monde n’aime pas les têtards
Si les initiatives en faveur de la trogne se multiplient depuis plusieurs années – elles sont recensées par le Groupe national trognes depuis 2020 sans qu’aucune quantification précise n’existe encore –, elles ne font pas forcément l’unanimité chez les particuliers. « Tout le monde aime les têtards, mais quand il faut les tailler, les gens sont moins motivés », constate Jordane Ancelin, paysagiste à l’origine d’une opération de renouvellement des arbres têtards dans le Marais poitevin. L’entretien régulier et la technicité du maniement d’outils à trois mètres du sol découragent certains propriétaires. « Pour l’instant, à part un intérêt paysager, beaucoup de personnes ont du mal à voir ce que peut leur apporter la création de trognes », souligne Thomas Tchiboukdjian, forestier au Pays basque, où le lancement d’un inventaire participatif des trognes de la région n’a pas non plus eu le succès escompté. « En termes d’efficience et de rentabilité, les gens ne s’y retrouvent pas. »
Comme dans le Marais poitevin, la trogne est pourtant emblématique du paysage et des pratiques agricoles de cette région du Sud-Ouest. La forêt de Sare, par exemple, était exploitée pour le bois de chauffage et le charbon, en même temps qu’elle fournissait des pâturages à la région. « Tout le massif était géré en têtard. Les brebis et cochons des bergers pouvaient y paître, et tous les huit ou neuf ans, les charbonniers venaient couper le bois. L’espace était partagé et les ressources préservées », explique ce membre de l’Euskal Herriko Laborantza Ganbara 1, qui ne désespère pas de voir revenir la trogne au goût du jour. « Le jour où ça sera utile, les gens trouveront l’énergie et le temps pour en faire à nouveau. »
L’époque actuelle, avec ses sécheresses et pénuries de gaz qui se multiplient, sonnerait-elle définitivement l’heure du retour de la trogne ? La question se pose en tout cas sur le pourtour méditerranéen, où cultiver le fourrage sur les arbres permettrait de compenser les courtes périodes d’herbage de l’été.À Lusignan (86), l’Institut national de la recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae) est en train de tester un système qui permettrait aux 72 vaches de l’exploitation de brouter directement sur la trogne. Plantés en 2014, ces arbres devraient permettre, d’ici vingt ans, l’autonomie fourragère de la ferme. « Pour moi, c’est une technique qui a toute sa place dans un monde où on remet de l’humain dans les fermes, poursuit Thomas Tchiboukdjian. Moins de machines et plus de main-d’œuvre. »
1 La chambre d’agriculture alternative du Pays basque, mise en place sous forme d’association depuis 2005, qui milite pour le maintien des traditions ancestrales d’agriculture paysanne
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