Depuis 1987, des dizaines de voitures recouvertes de cellules photovoltaïques se rassemblent tous les deux ans en Australie afin de concourir au World Solar Challenge. L’objectif de cette course bien particulière : traverser le plus rapidement possible les 3 000 km de désert entre les villes de Darwin et Adelaide, et ce, sans autre source d’énergie que celle du soleil. Jusqu’ici cantonnée à quelques rendez-vous de passionnés technophiles, la voiture solaire pourrait bientôt faire son entrée dans notre vie quotidienne. En juin 2022, l’entreprise néerlandaise Lightyear a dévoilé un premier modèle destiné à être mis en vente sur le marché dès cet automne.
Grâce à ses 5m2 de panneaux solaires sur le toit et le capot, ses quatre moteurs dans les roues, et sa surface pensée comme la plus aérodynamique possible, elle est vantée sur son site comme une voiture « alimentée par le voyage lui-même ». En se rechargeant en route grâce au soleil, elle peut gagner jusqu’à 70 km d’autonomie par jour — en supposant que l’ensoleillement soit optimal. L’idée n’est donc pas de faire rouler le véhicule uniquement grâce au soleil, car pour cela, les panneaux photovoltaïques devraient s’étendre sur une surface équivalente à celle du toit d’un semi-remorque, comme l’explique l'ingénieur Laurent Castaignède, dans Airvore ou la face obscure des transports (Ecosociété, 2018). La Lightyear 0 dispose donc d’une batterie de 60 kwH, lui offrant une autonomie d’environ 600 km, auxquels viendraient donc s'ajouter les quelques dizaines de kilomètres obtenus par recharge solaire. Les chiffres annoncés sur le site internet de Lightyear sont alléchants : « 6 000 à 11 000 kilomètres annuels d'autonomie gratuite, sans effort et propre ». Mais, selon Laurent Castaignède, ils sont à revoir à la baisse, car ils impliquent une forme d'éco-conduite assez extrême calée sur le soleil : « On suppose que le véhicule sera systématiquement exposé au soleil et à la lumière », explique le spécialiste. D’autant plus que deux heures d’ensoleillement (intense) ne produirait – selon les exemples donnés sur le site – qu’une vingtaine de kilomètres d’autonomie, au mieux au printemps et en été. Un chiffre dérisoire si l’idée est de conduire « au-delà des frontières » et « vers des destinations hors des sentiers battus » (mais ensoleillées).
Halte aux gadgets
En France, le secteur des transports représente la première source d'émission de gaz à effet de serre du pays, avec près de 30 % des émissions totales. Que ce soit du côté de la Stratégie nationale bas-carbone ou du think tank Shift Project, les plans de décarbonation de la mobilité insistent sur l’importance d’articuler sobriété et technologie. Concrètement, cela signifie pratiquer le covoiturage autant que possible (afin de pallier le faible taux de remplissage des véhicules individuels) ; recourir au maximum à un mobilité douce (vélo, marche à pied, transports en commun) ; modérer la demande en transport en créant les aménagements qui permettraient de voyager moins loin, moins souvent, plus longtemps, mais aussi assurer l’efficacité électrique des véhicules et la décarbonation de l’énergie utilisée. « Le but est de réussir à activer tous ces leviers en même temps et de profiter des synergies provoquées pour éviter les effets rebond, explique Aurélien Bigo, chercheur sur la transition énergétique des transports. Ceux-ci sont engendrés par le fait de ne miser que sur la technologie ou sur un seul de ces leviers — à l’image du discours autour de l’avion vert ou de la voiture propre, qui en réalité n’existent pas vraiment ». Or l’effet-rebond, c’est précisément ce que pourrait provoquer cette voiture « solaire » : en se présentant comme un véhicule sobre qui permettrait de rouler toujours plus loin de manière « écologique » (mais sans proposer aucune forme de sobriété), elle entraînerait une hausse de la demande et une sur-utilisation qui annulerait in fine les effets vertueux qu’elle pouvait avoir au départ : celui d’utiliser des énergies décarbonées.
« La question qui se pose, c’est comment cibler au mieux l’utilisation de ces technologies pour qu’elles soient utilisées là où elles sont le plus pertinentes, précise Aurélien Bigo. Poser des panneaux solaires sur les routes ou sur les voitures revient à considérer qu’ils y seront plus vertueux que sur une surface vraiment adaptée. Il ne faut pas développer des gadgets, mais de vraies solutions ». À commencer par utiliser les panneaux photovoltaïques sur des surfaces continuellement en plein soleil (telles que les toitures) pour décupler leur efficacité. D'autant qu'il est toujours utile de le rappeler : la production et l'entretien de ces panneaux sont loin d'être indolores d'un point de vue écologique.
Si de nombreux organismes s’accordent sur la nécessité de continuer à innover et à chercher des échappatoires technologiques pour contrer les crises écologiques actuelles, ces développements ne doivent pas occulter leur réciproque, toujours aussi nécessaire : celui de la sobriété à une échelle collective. « Aujourd’hui, il y a un focus assez important des politiques publiques sur les leviers technologiques, mais beaucoup trop faible sur les leviers de sobriété » constate Aurélien Bigo. Les récents discours du président pourraient peut-être annoncer un changement de direction, car les solutions sont multiples à condition d’être accompagnées des mesures sociales qui les justifient. « Un ralentissement des mobilités peut intervenir en réduisant la vitesse des voitures — passer par exemple aux zones à 30 ou 20 km/h dans les villes, à 110 km/h sur les autoroutes, à 80 km/h sur les départementales et les nationales… Mais aussi en effectuant un report modal et en se dirigeant vers des moyens de transport plus lents comme la marche à pied ou le vélo partout où c'est possible. »
Pour réussir à activer tous ces leviers en même temps, c’est d’abord un changement de mentalité générale qui doit s’effectuer. « Il faut sortir du système voiture, affirme Jacques Portalier, co-auteur du rapport du Shift project portant sur la décarbonation des transports, et penser celle-ci comme un élément du système de mobilité, complémentaire des autres systèmes de transport ». Mais les choses évoluent bien doucement. En témoigne la Lightyear 0, sobre dans les matériaux qu’elle utilise, sans être destinée à l’être dans son usage. Le Shift Project doit rencontrer le gouvernement à la rentrée, pour discuter plus en avant du plan de décarbonation concernant les transports. Si comme l’exprime Jacques Portalier, « une révolution culturelle est à mener autour de la manière d’appréhender le sujet de la mobilité, à l’échelle française comme à l’échelle européenne », celle-ci dépend surtout de la bonne volonté de nos dirigeants. Enclins à faire reposer la sobriété sur la multitude, à nous enjoindre à baisser la clim ou à ne pas envoyer de pièces jointes dans nos mail, ils auraient aussi beau jeu de s’attaquer aux SUV et aux jets privés.
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