« L'arme du crime » : Édito N°50
Découvrez l'édito de notre numéro 50 « À quoi devons-nous renoncer ? » par Philippe Vion-Dury, rédacteur en chef de Socialter
Découvrez l'édito de notre numéro 50 « À quoi devons-nous renoncer ? » par Philippe Vion-Dury, rédacteur en chef de Socialter
Rien ne paraît plus dur, contre-nature, que de renoncer à quelque objet ou usage matériel aujourd’hui, tant notre mode de vie a été associé aux notions de progrès et de liberté. Avion, fast fashion, viande à tous les repas, livraison à domicile de tout et rien… S’en passer, c’est se mutiler. Prenons le temps de décrire un objet particulièrement emblématique : le smartphone. C’est d’abord un objet récent qui, en l’espace d’une douzaine d’années, s’est imposé dans la poche de presque tout le monde. C’est un objet matériellement complexe et lourd : plastique, verre, céramique, métaux très divers (cuivre, aluminium, zinc, or, argent, palladium, platine, cobalt, lithium…). C’est un objet extractiviste : pour obtenir ces matières premières, on massacre les milieux en Chine, au Chili, en Argentine, en Bolivie, en République démocratique du Congo et ailleurs.
C’est un objet obsolescent : d’un point de vue logiciel, notamment, puisqu’en moyenne un appareil ne parvient plus à bien fonctionner deux à trois ans après sa sortie du fait des mises à jour incessantes ; mais aussi d’un point de vue matériel, particulièrement à cause des batteries lorsqu’elles déclinent et mènent à des rythmes de remplacement inférieurs à deux ans. C’est un objet très peu recyclable : même si de nombreux matériaux qui le composent le sont, il est très difficile d’en trier les pièces, de les recycler, et quand cela est possible, il faut recourir à des process industriels coûteux, de la chimie lourde, de l’énergie… Enfin, et l’on aurait pu commencer par ça, c’est un objet humainement destructeur : pour faire baisser son coût d’accès et le massifier, la délocalisation dans les pays asiatiques et, demain, africains, n’est pas une option – débouchant sur du travail forcé (notamment des Ouïghours), sous-payé, maltraitant, dans des usines qui ressemblent à des abattoirs.
Le smartphone est plus que simplement « problématique » : c’est une impasse écologique et sociale. Jamais cet objet ne trouvera sa place dans une société qui n’exploite pas les humains et la nature, et rien ne pourra le verdir assez pour qu’il devienne durable aux échelles de temps qu’impose toute idée de civilisation. Et pourtant, une fois cela posé, même si nous sommes nombreux à le savoir, nous en avons presque tous un dans la poche. Nous n’arrivons pas à y renoncer. Vivions-nous si mal il y a quinze ans ? Serions-nous beaucoup plus malheureux sans lui et sans les usages sociaux inédits qu’il a offerts à l’humanité connectée (Instagram, TikTok) ? En tout cas, pas tous les jeunes traumatisés par les harcèlements numériques, pas les inadaptés volontaires ou non qu’on qualifie respectivement de « technophobes » et de « victimes d’illectronisme », pas les addicts en tous genres, pas les milieux et les non-humains effacés pour le faire advenir, pas non plus Tian Yu, 17 ans, ouvrière de Foxconn – le géant de la production de composants de smartphones –, qui s’est jetée par la fenêtre de son dortoir pour finir paraplégique, ou son collègue Xu Lizhi, 24 ans, dont le dernier poème, le jour de son suicide, commence par ce vers : « Je veux jeter encore un coup d’œil à l’océan, voir l’immensité de ma demi-vie de larmes. » On lit ces lignes, on s’émeut un peu, peut-être, mais aucun d’entre nous ne va se débarrasser de l’arme du crime.
Car, une fois l’horizon de la conscience rétréci par la banalité du quotidien, ce geste aurait un coût exorbitant. Non seulement il nous demanderait de nous faire violence en renonçant à tout un tas de petits plaisirs faibles mais réconfortants, mais il nous imposerait aussi de nous mutiler socialement. Toute la société, de la vie professionnelle aux rapports amicaux, s’est reconfigurée autour de lui, de ce « monopole radical », et les coûts d’entrée ou de maintien dans son orbite semblent infiniment plus faibles que les coûts de sortie. Ce que révèle cruellement et jusqu’à l’absurde le smartphone, c’est que le renoncement aux éléments-clés de notre mode de vie, de même qu’aux structures centrales de l’organisation technique et économique, ne peut être appréhendé comme un acte personnel, individuel, éthique, mais uniquement collectif. « Je voudrais bien me débarrasser de mon smartphone, mais pas si tout le monde en a un. » Renoncer, oui, mais si tout le monde fait de même : le renoncement s’organise.
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