Le président Macron, dans son discours du lundi 13 avril, a conclu sur les mots du Conseil National de la Résistance « nous retrouverons les jours heureux ». Or, le Covid-19 l’a révélé au monde entier, nous ne pourrons retrouver les jours heureux qu’en changeant radicalement de société.
Pour remédier à la crise économique et sociale consécutive à la pandémie du Covid-19, de nombreuses initiatives, en France, mais aussi d’autres pays occidentaux, proposent l’instauration rapide d’un « revenu d’existence ». L’objectif est de distribuer un revenu de base pour, à la fois, limiter les situations d’extrême pauvreté et aussi éviter une trop forte contraction de la demande.
En tant que spécialistes de l’économie sociale et solidaire, nous proposons le revenu d’existence RECRE, permettant à la fois de dépasser le capitalisme et de renouveler la démocratie.
Le RECRE est le versement mensuel, individuel et inconditionnel d’un revenu permettant de vivre dans la dignité sans obligation de travailler.
Cette proposition va plus loin que les initiatives de revenu universel lues dans la presse. Elle veut promouvoir une démocratie radicale, c’est-à-dire, selon le philosophe John Dewey, de donner la possibilité à tous ceux qui le souhaitent de participer activement à la solution des problèmes qu’ils rencontrent.
La singularité de ce revenu c’est de reposer sur la création monétaire et non pas sur le principe de la redistribution. Pour comprendre son fonctionnement, nous partirons de l’exemple des Systèmes d’Échanges Locaux (SEL).
Qu’est ce qu’un SEL ?
Un SEL est une association à but non lucratif où les membres échangent certains biens, connaissances ou savoir-faires à l’aide d’une monnaie qui leur est propre (le Piaf par exemple pour le SEL de Paris). Il ne s’agit pas d’un simple troc mais d’une réciprocité multilatérale. Djamila aide Marc dans la réparation d’un vélo et reçoit en échange X unités monétaires, elle peut donc à son tour faire garder ses enfants par Eric en lui donnant ses X unités.
Actuellement, le SEL de Paris est le plus grand qui compte environ 400 adhérents. Dans d’autres lieux le cercle peut être plus restreint et compter quelques dizaines d’adhérents.
Les règles de fonctionnement (Combien vaut le service ? Quel est le niveau de débit acceptable ?…) sont entièrement délibérées par les adhérents.
De ce fait, ces règles varient d’un groupe à l’autre mais on retrouve la même conception de la monnaie : un pur nombre qui permet la production et la mesure de l’activité. Ainsi, ces expériences citoyennes permettent de révéler trois choses sur la monnaie :
- La monnaie est un élément central d’une solidarité démocratique. Certes, elle revêt, en régime capitaliste, une dimension spéculative, mais comme le souligne l’anthropologue Karl Polanyi, elle est aussi une abstraction indispensable aux échanges économiques que l’on doit préserver d’une logique prédatrice. C’est, en effet, une construction sociale indispensable à la formation d’une communauté politique (dans un SEL, les membres de l’association) et au développement de l’activité économique.
- La monnaie n’est pas une marchandise parmi d’autres, c’est un enregistrement comptable préalable à l’activité économique. On retrouve ainsi, la théorie schumpetérienne de la monnaie créance qui permet aux banques de créer ex-nihilo de la monnaie à l’occasion d’un crédit à l’entrepreneur innovant. Cependant, différence notable avec l’économie capitaliste, cette création, dans un SEL, n’est pas gérée par une banque privée ou par une banque centrale, bras armé de l’État, mais autogérée par les adhérents.
- La monnaie nombre, créée de toutes pièces, permet d’engager la production par la distribution de revenus. Ces revenus sont dits primaires car ils découlent directement de la production effectuée par les acteurs. De ce fait, ils obtiennent des droits de tirage sur la richesse globale sans passer par les fourches caudines et donc conditionnelles des règles de la redistribution (prestations sociales : revenus secondaires). Un SEL peut ainsi décider de distribuer de la monnaie pour permettre à ceux qui n’ont pas de revenu d’entrer dans l’échange.
Une solidarité démocratique nouvelle
Ces trois enseignements sont à la base de RECRE. Il s’agit, tout d’abord, d’instaurer un revenu universel par création monétaire favorisant une solidarité démocratique entre tous les habitants du territoire. Cette création monétaire se fait au nom d’une valeur commune : le droit pour tous de vivre dans la dignité.
Il s’agit, également, d’initier une gestion démocratique de la monnaie en soumettant ses règles de fonctionnement à la délibération de tous. La monnaie cesse d’être un bien public géré par le système bancaire privé.
Notre proposition suppose donc deux choses : premièrement la reconnaissance de la monnaie comme bien commun favorisant les activités économiques jugées utiles par la communauté. Ce qui suppose, d’une part, de reconnaître et d’encourager légalement les monnaies autonomes de type SEL et les monnaies sociales non complémentaires, par exemple les monnaies locales.
Cela suppose, d’autre part, de généraliser les banques éthiques et revenir au principe fondateur des banques coopératives et mutualistes : créer de la monnaie pour et par les sociétaires qui sont à la fois les clients et les décideurs.
Deuxièmement, et c’est sans doute le plus essentiel mais aussi le plus compliqué, démocratiser les institutions monétaires pour que la monnaie devienne pleinement un bien public.
Il convient alors, tout d’abord, de redonner à l’État la possibilité d’utiliser la monnaie indépendamment des banques et de leur logique de rentabilité des fonds prêtés à court terme. Concrètement, la banque centrale doit non seulement pouvoir financer directement l’État (ce qui est pour l’instant interdit dans le cadre l’union monétaire européenne) mais plus fondamentalement redevenir un outil au service de la politique et cesser d’être un outil de contrôle des dépenses publiques.
On pourrait ainsi instituer la distribution d’un revenu d’existence à tous les habitants d’un territoire en utilisant la monnaie au nom de la dignité humaine.
Il s’agit dans le même temps d’opérer un contrôle démocratique sur les institutions bancaires par exemple en réservant des minorités de blocage à des citoyens élus dans les directoires des banques centrales. Dans le cadre de cette proposition de démocratisation du système monétaire que l’on vient d’esquisser, RECRE serait un revenu distribué en monnaie officielle. Dans l’idéal ce revenu se matérialiserait en euro si on imagine une réinvention de l’Union européenne.
Enfin, dernière caractéristique, il ne s’agit pas d’un revenu secondaire alimenté par l’imposition, mais d’un revenu primaire, à savoir un droit de tirage déterminé – par des procédures délibératives – sur la production globale.
Une nouvelle forme de distribution du revenu
Par rapport à la proposition des présidents de département, RECRE n’est pas une prestation sociale mais bien une nouvelle forme de distribution du revenu. Il ne s’agit pas, non plus, contrairement au projet d’Emmanuel Macron, de « revenu universel d’activité », de limiter l’État social en rassemblant toutes les prestations dans un versement social unique puisque RECRE peut être complémentaire de la protection sociale existante.
Ce revenu primaire ne se substitue pas d’avantage au salaire minimum, c’est au contraire un revenu supplémentaire, indépendant de l’activité individuelle. Ce n’est pas non plus, une mesure temporaire, le fameux « hélicoptère monétaire » consistant pour la banque centrale à distribuer de la monnaie aux ménages pour qu’ils consomment.
C’est au contraire un revenu permanent versé de la naissance à la mort. Enfin, ce n’est pas une aumône philanthropique destinée aux plus pauvres mais une reconnaissance effective de l’égale dignité de chacun. Toutes ces caractéristiques nouvelles en font un puissant outil de transformation sociale permettant de fonder, sur d’autres bases intellectuelles, le débat public.
Remettre en cause la centralité du travail
Le RECRE permet une rupture radicale avec l’imaginaire productiviste qui emprisonne nos sociétés dans les contraintes du marché.
Il offre à tous ceux qui se sentent proches de la décroissance d’assumer leur choix sans pour autant sombrer dans la pauvreté. La monnaie n’est plus au service de la croissance et de l’accumulation du capital mais au service de la dignité humaine.
Par ailleurs le RECRE remédie à la dégradation du salariat (précarité, « bullshits jobs »…) et, plus fondamentalement, il ose remettre en cause la centralité du travail dans l’existence. Il n’est plus nécessaire de travailler pour vivre dans la dignité. Enfin, il s’attaque, en plus du salariat, à l’autre pilier du capitalisme : la propriété.
Le revenu n’est plus, dans cette perspective, uniquement lié à l’activité individuelle et à la possession de titres de propriété (action, terre, immobilier, brevet…). Une partie du revenu est lié, via la création monétaire, à un droit de tirage égalitaire sur un patrimoine commun (connaissances, techniques, nature…).
Une rupture avec la démocratie libérale actuelle
Enfin le RECRE permet une rupture profonde avec la démocratie libérale représentative actuelle.
Les droits de l’homme ne sont plus uniquement conçus comme des libertés détachées des réalités économiques. Le droit à la dignité humaine s’ancre dans un droit économique soit recevoir un revenu permettant de vivre décemment. Il susciterait aussi, ainsi que l’ont montré de nombreux philosophes politiques, comme Carnelius Castoriadis, l’engagement des citoyens dans le projet démocratique.
Car délibérer prend du temps et nécessite, comme le souligne Hannah Arendt dans son analyse de la démocratie grecque, d’être libéré des contraintes du travail. Dès lors, le RECRE, en réduisant les inégalités concrètes, rend plus effectif l’égalité de droit qui est à la base de la démocratie.
Au final, le RECRE est une révolution intellectuelle qui combat les autoritarismes de marché et les choix arbitraires de l’État. Ainsi, il apporte les moyens économiques favorables à l’avènement d’une démocratie radicale. Tout comme l’énonçait le programme du Conseil National de la Résistance en son temps, c’est en instaurant un « ordre social plus juste » que l’on peut espérer retrouver les jours heureux.
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