Un travailleur de l'industrie textile au Sri Lanka est rémunéré en moyenne 55 centimes de dollar de l'heure, selon la Banque Mondiale. Le Sri Lanka projette pourtant un objectif d'export de vêtements équivalent à 10 milliards de dollars en 2016. En toile de fond, un mouvement ouvrier s'organise pour changer la norme par le bas.
Shirone Kaushalya est ouvrière dans une usine de confection de vestes en cuir, mais ne voit que rarement le produit fini. La tâche quotidienne de cette jeune femme de 30 ans : aplatir les arrêtes et les bosses des peaux brutes à l’aide d’un marteau, jusqu’à ce qu’elles soient assez lisses pour être cousues. Chaque jour, elle travaille ainsi 180 peaux. Pour remplir les objectifs qui lui sont fixés, difficile de prendre des pauses durant sa journée, “y compris pour aller aux toilettes” précise-t-elle. Il y a trois ans de cela, Shirone quittait sa ville natale six jours par semaine pour rejoindre à une vingtaine de kilomètres de là son lieu de travail à Negombo, au Nord de la capitale sri lankaise. Elle laissait alors derrière elle son jeune fils, en échange de longues heures d’ouvrage et d’une vie d’internat partagée avec d’autres ouvriers.
Aujourd’hui, dimanche, c’est son jour de repos.
Shirone, ainsi que huit autres ouvriers de différentes usines de confection se sont rassemblés dans une maison reconvertie en bureau pour l’occasion, le tout pauvrement meublé. La route dehors déborde d’activité. La plupart de ceux qui devaient venir au rendez-vous de 9h30 sont en retard. Qu’importe, les employés présents s’assoient en cercle autour d’un large bureau. L’ambiance est décontractée.
La raison de ce rassemblement aux airs d’improvisation ? La réunion mensuelle du groupe “Stand Up Movement Lanka”, un réseau créé pour les ouvriers de l’industrie textile par l’entrepreneure sociale sri lankaise Ashila Niroshine Mapalagama, 36 ans. “Stand Up” informe et éduque les ouvriers sur leurs droits, leur offre des formations professionnelles, et a mis en place un système de sécurité sociale pour ses membres. Fondé en 2007, le mouvement ne s’est pas constitué en syndicat mais en réseau. Son objectif ? Développer des emplois durables. Sa recette ? Responsabiliser les travailleurs autour de la défense de leurs droits grâce à une approche par le bas ; en bref, favoriser l’interaction entre les employés pour stimuler « l’empowerment ».
“C’est un soulagement psychologique d’être ici” dit Shirone. “Nous travaillons sous haute pression et c’est extrêmement monotone. Quand nous venons ici, nous partageons nos ressentis. C’est un vrai moment de relaxation et de satisfaction de pouvoir être tous ensemble.”
Ce type de campagne de communication, et le bouche-à-oreille qui les accompagne, seraient la clé pour sensibiliser les ouvriers à leurs droits. Une approche qui contraste profondément avec l’action des syndicats traditionnels dans lesquels les dirigeants président des réunions formelles, et où s’amassent des centaines d’employés.
“Quand nous voulions demander une augmentation, il nous était difficile de confronter directement les cadres car les ouvriers en avaient peur. Nous avons donc organisé un Pahan Pulan (rituel d’allumage de bougies)", explique-t-elle. Stand-Up a changé les codes, en jouant sur les traditions locales. "Et pour créer des liens avec les autres travailleurs, reprend-t-elle, nous nous rendions dans un pensionnat pour rassembler tout le monde et regarder un documentaire (sur leurs droits).”
Le réseau apporte aussi un soutien financier ; les adhérents paient une cotisation mensuelle pour contribuer au système. Ils peuvent faire des emprunts sans taux d’intérêt pour des sommes allant jusqu’à 25 000 roupies, soit 156 euros, pour aider aux dépenses funéraires.
Huit heures pour un salaire de base
Ashila, une ancienne ouvrière de l’industrie textile, a travaillé pendant 5 ans en Jordanie et au Sri Lanka. Elle a été élue “Fellow Ashoka” en 2014 et nommée première “Fellow” du projet “Fabric of Change”, une initiative internationale d’Ashoka et de la fondation C&A qui milite pour une industrie textile juste et durable.
“Les femmes n’ont jamais perçu de salaire de subsistance propre à leurs besoins ici au Sri Lanka,” déclare Ashila. “Elles doivent faire des heures supplémentaires, parfois sacrifier leurs pauses déjeuner, leurs pauses thé ou se refuser d’aller aux toilettes. Elles doivent travailler extrêmement dur pour gagner suffisamment afin de couvrir leurs besoins de base.”
Dans son pays, un ouvrier de l’industrie textile gagne en moyenne 55 centimes de dollar de l’heure, selon la Banque Mondiale. Or, ces derniers sont majoritairement des ouvrières ; les femmes occupent 71% de la totalité des emplois du secteur. La plupart d’entre elles, des migrantes issues de zones rurales, laissent derrière elles familles et enfants pour travailler dans les zones franches où se concentrent les usines.
Le but de l’entrepreneure sri lankaise est avant tout de s’assurer que les ouvriers puissent gagner un revenu de subsistance sans travailler plus de huit heures par jour. “Il y a beaucoup de coûts cachés” explique-t-elle. “Ces employés sont séparés de leurs familles et absents des affaires familiales. Ils ne peuvent pas obtenir de congés pour remplir leurs obligations sociales et perdent leurs liens avec la société." Résultat, les ouvriers sont sous haute pression. “S’ils pouvaient gagner un salaire de subsistance en huit heures, conclue-t-elle, beaucoup de ces problèmes pourraient être résolus.”
Le réseau de Stand Up est désormais fort d’un comité de 15 personnes et de 580 ouvriers membres. Ce nombre peut doubler en période de campagne. Et l’ambition d’Ashila a grandi avec ces nouveaux soutiens : elle veut étendre les services proposés et vise 4000 adhérents supplémentaires sur les 5 prochaines années.
Car le seul fait d’être membre de Stand Up suffirait déjà à améliorer les conditions de travail. L’ouvrière Shirone en est déjà convaincue : “Avant de faire partie du réseau, ils n’hésitaient pas à me faire travailler tard, même après 22h. ” Depuis que ses employés savent qu’elle est adhérente, la donne semble avoir changer. “Quand c’est l’heure pour moi de partir, même si la production n’est pas finie, ils me disent de rentrer chez moi, remarque-t-elle. C'est ça que Stand Up a fait pour moi.”
Par Mary-Rose Abraham. Article traduit de l’anglais.
Fabric of Change est une initiative internationale lancée par Ashoka et la Fondation C&A dans le but de soutenir les innovateurs qui agissent pour une industrie du textile juste et durable.
Soutenez Socialter
Socialter est un média indépendant et engagé qui dépend de ses lecteurs pour continuer à informer, analyser, interroger et à se pencher sur les idées nouvelles qui peinent à émerger dans le débat public. Pour nous soutenir et découvrir nos prochaines publications, n'hésitez pas à vous abonner !