Cet article est issu de notre hors-série 12 : L'écologie ou la mort avec en rédactrice en chef invitée, Camille Étienne. Disponible en librairies et sur notre site.
Pour la première fois depuis le début des travaux du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec), ses membres abordent l’épineuse question d’un possible « emballement climatique ». Publié le 9 août 2021, le dernier rapport du premier groupe de travail, focalisé sur la physique du climat, envisage ce processus par lequel un composant du système Terre (océans, forêts, sols, glaciers, tourbières…) subit diverses pressions jusqu’au franchissement d’un seuil critique, aussi qualifié de « point de non-retour », « basculement » ou « bifurcation ». Une fois atteint, la structure du climat se réorganise alors brutalement et de manière plus ou moins irréversible, avec la possibilité de réactions en cascade et d’une aggravation incontrôlable.
Ce scénario catastrophe pourrait survenir, de surcroît, dans un futur relativement proche. En effet, les scénarios climatiques les plus susceptibles de se produire d’ici la fin du siècle, au-dessus de l’objectif d’un réchauffement global à + 2 °C fixé dans l’accord de Paris, sont aussi les plus concernés par le franchissement d’éventuels points de basculement, alertent les experts du Giec. Si de tels « changements abrupts » – c’est le terme choisi par les climatologues du Giec – étaient amenés à se produire, leurs répercussions pourraient être dramatiques pour l’intégralité de la vie terrestre, soumise à un nouveau régime d’habitabilité planétaire.
Bombes climatiques
« Il n’est pas certain que tous ces points de basculement aient été identifiés, alors de mauvaises surprises climatiques, allant au-delà des projections actuelles de réchauffement, restent tout à fait possibles », préviennent par ailleurs le journaliste Sylvestre Huet et le climatologue Gilles Ramstein dans Le Climat en 100 questions (Tallandier, 2020).
La littérature scientifique disponible sur le sujet, évaluée par le Giec, fournit néanmoins quelques pistes. Parmi les composantes du système climatique terrestre susceptibles de basculer du jour au lendemain, on trouve les océans et les fonds marins, les banquises ou bien les massifs forestiers. Ces écosystèmes riches en biodiversité occupent d’ordinaire un rôle central dans la régulation du climat, en séquestrant notamment d’importantes quantités de gaz carbonique. Pourtant, les activités humaines les transforment aujourd’hui en de véritables bombes climatiques, prêtes à exploser.
Les océans recouvrent par exemple plus des deux tiers de la surface du globe. Loin d’être statiques, ils sont le théâtre de vastes mouvements marins qui redistribuent la chaleur et ajustent le climat mondial – on parle de « circulation thermohaline ». Ils permettent, à eux seuls, de capter plus d’un tiers des émissions anthropiques annuelles de carbone.
Hélas, le réchauffement atmosphérique induit un adoucissement de la température des eaux de surface, perturbant leur faculté à piéger les quantités toujours plus importantes de carbone rejetées par les activités humaines. Les cercles vicieux de ce type, renforçant sans fin le phénomène initial, sont qualifiés par les climatologues de « boucles de rétroactions positives ».
Résultat de cette pression thermique exercée sur les océans, la fonte de la cryosphère (glaciers, banquises, icebergs…) s’accélère. En plus de participer à l’élévation préoccupante du niveau marin, d’importants flux d’eau douce sont ainsi générés, ce qui tend à diminuer la densité des eaux salées de surface. Or, le phénomène pourrait amplement entraver la formation des eaux profondes censées enfouir le carbone dans les abysses.
Le « fusil à clathrates de méthane »
À partir de quels niveaux de température ou de densité relevés à la surface de l’eau ces précieux courants marins peuvent-ils s’interrompre ? Voilà le type de question auquel les chercheurs s’efforcent de répondre, car une rupture de la circulation océanique aurait de lourdes répercussions sur l’ensemble du système climatique planétaire, notamment sur les cycles de précipitations et les moussons saisonnières.
Toujours dans les océans, et dans une moindre mesure sous le pergélisol – ces vastes étendues de glace permanentes localisées dans les régions polaires – se trouve une autre source de préoccupations puisque de gigantesques et fragiles réserves de gaz à effet de serre (GES) y sont renfermées. Du carbone, mais aussi du méthane (au pouvoir de réchauffement atmosphérique bien plus conséquent) enveloppé de molécules d’eau glacée, les clathrates, très sensibles à la chaleur.
Là encore, les chercheurs du Giec s’interrogent : existe-t-il un niveau de réchauffement de l’atmosphère ou des océans susceptible d’entraîner la libération soudaine de ces très grandes quantités de carbone et de méthane – et donc de confirmer l’effrayante hypothèse d’un « fusil à clathrates » prêt à dégainer ses munitions ? Et avec quels impacts pour les autres éléments du système Terre, s’il s’avère possible d’en déterminer les contours ?
Si les estimations réalisées jusqu’ici sont très incertaines et divergentes, elles ont tout de même de quoi inquiéter. Les quantités de carbone rejetées par le dégel – déjà débuté – du pergélisol seraient considérables et irréversibles pour des centaines d’années, nous avertit le Giec dans ce même rapport. Mais si l’atteinte prochaine d’un point de basculement est jugée hautement probable pour ce fragile composant du système climatique, les experts continuent de s’interroger sur sa portée.
À l’inverse, une plus grande prudence est de mise concernant les clathrates de méthane. Si les dernières évaluations admettent que les quantités en question sont faramineuses, leur plus grande profondeur – elles sont enfouies à des centaines de mètres dans les fonds marins et sous la glace – rend leur évacuation soudaine assez peu probable au cours du siècle à venir.
Dépérissement des forêts
Les forêts constituent un autre organe clef de ces interrelations climatiques. Principaux puits de carbone après les océans, elles permettent de piéger près d’un cinquième des émissions anthropiques annuelles. Pourtant, le rythme de la déforestation ne cesse de s’intensifier, sans compter les mégafeux provoqués par des épisodes de sécheresse qui deviennent chaque année plus intenses : selon la Nasa, 187 114 incendies avaient été relevés dans le monde le 8 août 2021, soit 50 000 de plus que le précédent record de 2020. Lorsqu’elles sont combinées, ces diverses altérations peuvent conduire à de brusques mortalités d’arbres ainsi qu’à un affaiblissement progressif de la forêt – le phénomène est qualifié de « dépérissement ».
Alors que les forêts boréales ne sont que peu concernées, pour le moment, les forêts tropicales sont quant à elles dans le viseur des climatologues. Le dépérissement du massif amazonien, qui atteint des niveaux records sous la présidence de Jair Bolsonaro, suscite par exemple de vives inquiétudes. Plusieurs études font valoir qu’une dégradation de 20 % à 25 % de ce vaste massif forestier le mènerait inexorablement vers sa perte, la reconfiguration du climat local ne lui étant plus propice. Un seuil critique, irréversible, que certains chercheurs estiment déjà franchi, alors que près d’un cinquième de l’Amazonie serait déjà touché.
Si l’hypothèse était vérifiée, devrait-on s’attendre à des répercussions, et donc à un emballement climatique à plus vaste échelle ? Pour éviter une telle catastrophe, les États et associations réunis au congrès de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) ont voté au mois de septembre dernier une motion non contraignante appelant à protéger 80 % de l’Amazonie. Mais la prise de conscience affichée, si tant est qu’elle ne dissimule pas d’opportunité politique, semble surgir un peu trop tard.
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