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Le "zéro déchet" est-il un projet radical ?

Trop bobo pour les uns, trop radical pour les autres, le zéro déchet se trouve pris entre deux feux. Loin d'être enfermée dans une successions d'éco-gestes, cette démarche ouvre toutefois une porte vers une critique d'ensemble de la société de consommation.

Cet article a été initialement publié dans le hors-série n°4 de Socialter consacré au Zéro Déchet, paru en mai 2018. Retrouvez-le actuellement en kiosque.


Dès la toute première réunion de travail entre les équipes de
Socialter et de Zero Waste France pour préparer ce hors-série, la question fut posée : le « zéro déchet » est-il un projet radical ? À l’échelle individuelle comme à l’échelle collective, accepte-t-il des exceptions, des compromis, une nécessaire phase de transition ? Pour composer le sommaire de ce numéro, le débat fut vite tranché : nous allions explorer toutes les expressions du zéro déchet, qu’elles englobent l’ensemble de la démarche ou seulement une de ses facettes.

Avec une limite stricte toutefois : détecter et écarter la « fausse bonne idée », celle qui, en fin de compte, aggrave le problème en retardant l’avènement de véritables solutions. Cette décision prise, la question initiale de la radicalité du projet zéro déchet restait posée tant le mouvement comprend de sources d’inspirations et de modes d’action différents. À tel point qu’il est parfois difficile de percevoir ce qui peut unir les figures de proue d’un minimalisme présenté comme nouvel art de vivre d’un côté, et les militants multi-casquettes prêts à en découdre avec le « système » de l’autre.

 

 

Le petit geste

 

Éteindre la lumière derrière soi, fermer le robinet en se brossant les dents, trier ses déchets... et désormais, acheter en vrac. Le zéro déchet ne serait-il que le dernier maillon de la longue chaîne des éco-gestes ? Popularisé par de nombreux blogs et vidéos, le mode de vie zéro déchet peut effectivement être réduit à une somme d’actions que peut entreprendre un individu afin de réduire sa production de déchets personnels.

«
Faites un geste pour la planète », c’est l’injonction emblématique des éco-gestes. La formulation prête toutefois à la critique. Tout d’abord d’un point de vue littéral, parce la planète peut bien se passer de nous, l’inverse n’étant pas vrai. Ensuite, parce qu’il peut exister un certain décalage entre certains éco-gestes et leur impact réel, par comparaison avec celui de nos autres choix de consommation.

C’est l’approche « bilan carbone », dont les connaisseurs ne manqueront pas de faire remarquer qu’il est illusoire de songer à « sauver la planète » si l’on part en vacances à l’autre bout du monde chaque année. Le zéro déchet peut essuyer les mêmes critiques : quelques emballages plastiques évités ne pèsent pas très lourd face à la quantité de ressources consommées pour produire, à l’autre bout du monde, le smartphone ou la petite veste que l’on achète par goût de la nouveauté.

 

 

Un mode de vie radical ?

 

Pas assez radical donc, le « zéro déchet des éco-gestes », pour réduire significativement son empreinte environnementale personnelle. Sur les réseaux sociaux, on observe plutôt la critique inverse. « Intégriste », « excessif », « extrémiste » , le mode de vie zéro déchet semblerait correspondre pour certains à l'une des définitions de la radicalité : une forme de jusqu’au-boutisme.

En tant que remise en question quotidienne d’un mode de consommation dominant, il dérange et suscite des réactions qui évoquent, toutes proportions gardées, celles que peut provoquer le véganisme. « 
Notre démarche zéro déchet amuse, intrigue, intéresse. Ce qui est sûr, c'est que ça ne laisse personne indifférent », raconte la blogueuse Camille (« Camille se lance »). Ne pas laisser indifférent, serait-ce le marqueur de toute pensée radicale ?

Concernant le zéro déchet, notons que ce sont davantage les actes que les idées qui les motivent, qui font principalement réagir. Là où le constat – l’océan envahi de plastique – et les objectifs – préserver les ressources, réduire les pollutions – ne font plus débat, ce sont les exigences pratiques de la démarche zéro déchet qui font obstacle.

 

Désirable comme un catalogue Ikea

 

Paradoxalement, une partie du succès du zéro déchet semble au contraire liée à l’image d’un intérieur propre et épuré, tout droit sortie d’un catalogue Ikea. Autrement dit, voilà une écologie enfin désirable ! « Zéro déchet, radical chic », titrait ainsi Le Monde en septembre 2017, interrogeant la référence du mode de vie zéro déchet, Béa Johnson.

Dans un autre entretien et dans bon nombre de ses conférences, celle-ci revendique avec véhémence de ne « 
pas être une écolo » au sens politique du terme et souligne que « la façon dont nous nous présentons a aussi permis d’inspirer des individus, de les pousser à se lancer pour des raisons autres que l’écologie. »

Dans
Homo detritus, Critique de la société du déchet (Le Seuil, 2017), le socio-anthropologue Baptiste Monsaingeon, considère quant à lui que « les praticiens du zéro déchet s’envisagent comme les acteurs d’une avant-garde, qui tend à se différencier à la fois d’un consumérisme sans limites, et en même temps de la radicalité de certaines expressions communautaires de l’autonomie ».

L’usage du terme « praticien » n’est ici pas anodin : il permet de qualifier des individus qui ne seraient ni des « adeptes » comme on peut parfois l’entendre, ni des « militants ». Et il est vrai que s’exprime, au sein du mouvement zéro déchet, une forme de déception, de désabusement, voire de dégoût des luttes collectives et idéologiques. L’engagement dans le zéro déchet passerait par la pratique avant tout.


 

De l’individuel au collectif

 

Mobilisant notre attention sur l’échelle individuelle, cette écologie pratique tendrait-elle à affaiblir une pensée écologiste qui entend mobiliser les forces collectives pour changer la société en profondeur ? Ce serait méconnaître les origines mêmes du mouvement. La démarche Zero Waste [waste signifie à la fois « déchet » et « gaspillage » en anglais, ndlr] est en effet née dans les années 80 en réaction à des politiques publiques visant à développer massivement l’incinération comme alternative à l’enfouissement des déchets.

Ainsi, le triptyque « Réduire, réutiliser, recycler », caractéristique du zéro déchet, est d'abord le mot d’ordre d’une lutte collective plutôt qu’une résolution individuelle. Quelques années plus tard, c’est Paul Connett, professeur américain de chimie environnementale qui théorise le premier la démarche
Zero Waste applicable à un territoire. Dans son livre The Zero Waste Solution paru en 2013, il fait le bilan d’une trentaine d’années d’activisme « anti » incinération mais aussi « pro » alternatives qui permettent pas à pas de sortir de ces méthodes de traitement polluantes.

La radicalité du projet
Zero Waste territorial, c’est qu’il ne peut se contenter, selon le chercheur, de mesures ajoutées au système de gestion des déchets existants. Il implique une remise à plat complète de la manière dont on finance et tarifie le service, jusqu’à la fréquence des collectes des différents types de déchets, en passant par le rôle du citoyen dans ce système, ou encore l’articulation du service public avec la prise en charge par des prestataires privés.

 

 

Convergence des luttes ?

 

En amont de ces politiques publiques, à l’étape de la production des biens de consommation, se pose la question de la compatibilité du modèle existant, au moyen de quelques ajustements, avec la démarche Zero Waste. En d’autres termes : cette démarche n’est-elle en définitive qu’une simple rustine de la société de consommation ?

Si l’on prend uniquement l’objectif de zéro
déchet, autrement dit une réutilisation totale de la matière, on peut imaginer une transformation de l’économie linéaire en économie circulaire. On aboutirait alors qu’à une simple optimisation du système débouchant sur un capitalisme plus raisonné, efficient et économe en ressources.

Mais si l’on considère la deuxième signification du terme
Zero Waste, le zéro gaspillage, alors c’est tout le commerce et la production mondialisés, la massification des flux qu’ils exigent, l’échelle industrielle elle-même, qui sont nécessairement remis en question.

La notion de gaspillage fait émerger celle de besoins : il y a gaspillage lorsqu’une mauvaise utilisation de ressources remet en question la réponse à des besoins immédiats ou futurs. Dès lors, définir et délimiter la notion de gaspillage consiste à se poser deux questions. La première concerne bien sûr le besoin
en tant que tel, et sa frontière avec l’agrément, le désir, qui interroge nos priorités et nos choix. La seconde interrogation consiste à savoir de qui prend-on en compte les besoins et renvoie à la notion de justice sociale et intergénérationnelle.

Celle-ci voudrait que nous prenions en compte nos propres besoins mais aussi ceux de tous les autres hommes proches ou lointains, et ceux des générations futures, dans la mesure où nous pouvons les évaluer. Une approche complète du zéro gaspillage ne peut donc ignorer la question des inégalités sociales.

 

Achat en vrac et grand soir

 

Le mot « radical » renvoie à la racine. Ce qui est radical se réfère à l’origine d’une chose ou d’un phénomène : en ce sens premier, aucun doute alors que zéro déchet rime avec radicalité. « Le Zero Waste est un voyage, pas une destination », répète inlassablement Rossano Ercolini, instituteur et pionnier italien de la démarche.

Car en effet, lorsque l’on cherche à remonter toujours plus en amont vers la source d’un problème pour lui apporter une solution durable, on n’arrive peut-être jamais à une réponse définitive. C’est peut-être aussi ce qui est le plus intéressant dans le zéro déchet envisagé comme mode de vie : la remise en question globale que cela peut entraîner.

On commence par l’achat en vrac et puis on questionne tous les aspects de sa consommation, puis ses besoins. Et si tous les « praticiens » du zéro déchet ne souhaitent pas militer, tous ont pris la décision radicale d’arrêter, à leur échelle, de contribuer au problème.

Au « je préfèrerais ne pas » de Bartleby, l’anti-héros d’Herman Melville, fait ainsi écho un « non, merci » qui pourrait ébranler la société.


 

 

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