Au 67 rue de Turbigo, une discrète annexe de la Bourse du travail parisienne et sa grande salle de classe aux carreaux vieillis. « Parlons rapidement du programme de samedi », entame l’une des femmes, membre de la coordination antirépression en guise de bonjour. « 12 h 30 : simulation de déplacement collectif ; 14 h 30 : formation juridique sur la garde à vue ; 17 h 30 : discussion sur l’abolitionnisme pénal... » La coordination se réunit ici, chaque mardi, depuis 2016. « Après Nuit debout, il fallait une structure pérenne : les mouvements sociaux s’amplifiaient, la répression s’aggravait... », raconte Amparo au micro deFréquence Paris Plurielle. D’abord assez confidentielles, les sessions comptent de plus en plus de monde. Les chaises finissent par manquer aux réunions hebdomadaires à mesure que la répression croît, notamment à l’encontre des Gilets jaunes, gardés à vue par dizaines chaque week-end. Peu habitués aux tribunaux, ces derniers font dans un premier temps une « confiance aveugle à la police ». L’avocate Alice Becker, proche depuis lors de cette legal team parisienne, se remémore certains, qui, interpellés pour simple possession de sérum physiologique, étaient « tellement abasourdis de se retrouver dans cette position qu’ils voulaient absolument défendre le bien-fondé de leur présence dans la rue. Et qui donc parlaient beaucoup, subissaient un usage détourné de leurs mots qui leur portait préjudice ».
Une chaîne de soutien de l’avant-interpellation à la sortie de prison
C’est alors qu’il a fallu penser une réponse collective, organisée, faisant appel à diverses méthodes et différents niveaux d’action : celle des legal teams,par lesquelles s’emparer des enjeux juridiques, devient nécessaire. À l’image de la coordination parisienne contre la répression et les violences policières, des dizaines de structures ont émergé lors de l’avènement du mouvement des gilets jaunes et de la répression qui a suivi, formant le Rajcol ou Réseau d’autodéfense juridique collective. Son objectif : « créer une chaîne de soutien de l’avant-interpellation jusqu’à la sortie de prison », peut-on lire dans un communiqué. Plus concrètement, l’action des legal teams comporte aussi une part d’éducation populaire, sans cesse enrichie lors de réunions comme celles qui ont lieu à la Bourse du travail. Certains y viennent pour demander de l’aide à la suite d’une altercation, d’autres pour parler plus globalement de la répression, aider à l’organisation d’un événement... Si aucun membre du collectif n’est juriste de formation, ils approfondissent leurs connaissances en échangeant entre eux et produisent des brochures qui circulent de main en main, sur les pages des sites militants, dans les boucles de l’application Telegram avant les manifestations. Sur ces fascicules, on trouve le numéro de la legal team à contacter en cas d’arrestation et une batterie de conseils : ce que la police a ou non le droit de faire lors d’un contrôle d’identité, que dire et ne pas dire au cours d’une garde à vue, ce qu’il advient à l’issue de celle-ci… Outre cette fonction éducative, les legal teams font acte de présence devant les commissariats. « Quand une personne sort d’une garde à vue, elle n’a pas d’argent, pas de téléphone, elle est éreintée… Voir que d’autres sont venus pour la soutenir, c’est concrètement et symboliquement ne pas se retrouver isolé face à la répression », commente Alice Becker. La legal team paient aussi les frais d’avocats, répondant alors à deux principes : « [d’une part,] fournir à tout le monde les armes pour se défendre : un·e bon·ne avocat·e, des conseils juridiques, la possibilité de discuter des procédures et d’organiser une défense collective avec d’autres militant·e·s ; [d’autre part,] supprimer au moins une des dimensions de la répression : le fric », précise leur communiqué.
Une défense collective et politique
Ces équipes de militants qui prennent en main les questions juridiques n’ont pas qu’une visée purement pragmatique qui consisterait à venir en aide aux personnes interpellées : il s’agit de s’emparer collectivement et politiquement de la défense. « La justice écarte toute défense commune, concertée et politique. La réponse doit être large, auto-organisée et réinvestie par toutes et tous », peut-on lire sur les fascicules des coordinations. Dans la pratique, les prévenus, legal teams et avocats se réunissent en amont des procès « pour fournir aux militants une défense qui leur est propre et proche, ne pas les laisser se faire [écraser par] une machine judiciaire où ils n’auraient été qu’un dossier parmi tant d’autres », explique Alice Becker.
Les premiers jours de juin 2021 se tenait à Bar-le-Duc (Meuse) le procès de sept militants anti-nucléaires de Bure, comparaissant pour association de malfaiteurs. Ce procès a été à la fois symbolique de ce qu’est la répression judiciaire des militants aujourd’hui et de ce que signifie une défense collective orchestrée par des legal teams. Côté répression, les chiffres parlent d’eux-mêmes : « 85 000 conversations téléphoniques et messages interceptés », « l’équivalent de seize ans d’écoutes téléphoniques cumulées », « 25 perquisitions [avec saisies par la DGSI et mises sous scellés] », égrène la défense lors du procès. « Bure est symptomatique de la répression du militantisme, en ce que les prévenus sont retenus pour des délits politiques qui ne sont pas reconnus comme tels. Ils sont réduits à des individus violents qui dégradent des biens sans aucune prise en considération du fond », ajoute Vanessa Codaccioni, appelée au procès comme témoin de la défense en sa qualité d’historienne et politologue, spécialiste de la justice pénale. Le procureur a d’ailleurs ânonné lors des trois jours de procès qu’il n’y aurait « pas de politique dans ce prétoire ».
Refuser la division, contextualiser les actions
C’est précisément ici que le travail fourni par les legal teams devient, au-delà de l’aide d’urgence apportée aux militants, un outil de résistance. Les avocats des legal teams expérimentent dans le prétoire des plaidoiries peu ordinaires, au cours desquelles chacun d’entre eux défend tous les prévenus. « Par la défense collective qu’ils mènent, les avocats ressoudent le corps militant divisé par le système judiciaire », résume la politologue. Lors de ce procès, les prévenus ont préféré garder le silence, afin qu’aucun ne risque de porter préjudice aux autres. Un silence comblé par les robes noires qui n’ont eu de cesse de rappeler le contexte militant des délits, commis par conviction d’une lutte légitime contre le nucléaire. Au grand dam du procureur. « Contextualiser, c’est un petit acte politique », confirme Alice Becker.
La résistance que permet une collectivisation de la défense n’est pas sans précédent. Les formes de répressions militantes – au travers de lois d’exception antiterroriste telles qu’appliquées aujourd’hui aux gilets jaunes, comme aux militants antinucléaires – remontent à la fin du XIXe siècle où était alors visée toute opinion anarchiste ou envisagée comme telle par les pouvoirs publics. Des années 1920 à la guerre froide, les communistes furent à leur tour dans le viseur et développèrent des méthodes similaires à celles des legal teams. « Des instructions et numéros d’urgence circulaient sur des petits papiers », rapporte Vanessa Codaccioni, citant des plaidoiries collectives et politiques menées par de grands avocats communistes, sans oublier celles de la défense des indépendantistes algériens. « Ce qui est nouveau, c’est la multiplicité des organisations antirépression, dissociées de tout organisme politique »,note la chercheuse. Et si les legal teams ne suffisent pas encore à réduire la répression des militances, elles ont au moins le mérite, veut croire Vanessa Codaccioni, de faire trembler les pouvoirs publics qui craignent « ces procès collectifs et politiques qui marquent les esprits et décrédibilisent le pouvoir
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