Grand entretien

Léna Lazare « Il faut créer des cultures de résistance partout en France »

Photos : Emma Birski

Depuis six ans, l’activiste Léna Lazare se démène sur le front des luttes écologiques, persuadée que tout va se jouer dans la convergence entre les luttes locales. Entre ses activités à Youth for Climate, Terres de luttes et les Soulèvements de la terre, la militante de 24 ans recherche inlassablement de nouveaux outils et tactiques pour mener à bien les combats écologiques. En dehors de son emploi du temps militant déjà bien rempli, elle projette aussi, d’ici quelques années, de s’installer en agro-écologie.

Ces derniers mois ont été ponctués d’actions assez retentissantes de la part de militants écologistes, notamment contre les méga-bassines dans la région niortaise ou contre une usine du cimentier Lafarge à Bouc-Bel-Air, près de Marseille. Un collectif dont tu es l’une des chevilles ouvrières, les Soulèvements de la terre, a fait particulièrement parler de lui. Peux-tu rapidement nous présenter sa création et son fonctionnement ?

Les Soulèvements de la terre, c’est une campagne d’actions créée il y a maintenant deux ans à l’occasion des « Assises de la Terre » organisées à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. Au sortir de la pandémie de Covid-19, on s’est retrouvés avec des personnes issues du mouvement climat, du milieu paysan, mais aussi avec des membres de luttes locales pour se demander : « on en est où ? » et « on fait quoi ? ».

Retrouvez cet entretien dans notre numéro 56 « Géo-ingénierie, c'est parti ? », en kiosque en février-mars et sur notre boutique.

Au cours de nos discussions, il a rapidement été question de la nécessité d’œuvrer à une convergence, ce que n’avaient pas réussi à faire les grandes marches enjoignant à « sauver le climat », fondées sur des rapports scientifiques un peu écrasants et dans tous les cas bien éloignées de ce qui anime ceux qui s’engagent dans les luttes locales. Bref, il fallait tendre vers des mobilisations moins abstraites, plus ancrées territorialement et plus sensibles. La raison est simple : il est toujours plus galvanisant de se mobiliser pour défendre quelque chose de très concret auquel on est intimement lié.

Suivant ce constat, on a commencé à bosser aux quatre coins de la France avec des collectifs locaux et avec la Confédération paysanne, en se donnant pour objectif de s’opposer à l’accaparement des terres par l’agro-industrie. J’ai d’ailleurs dit que les Soulèvements de la terre étaient une campagne d’actions, mais on peut aussi les qualifier de réseau. Voici comment on fonctionne, en gros : on se retrouve à peu près tous les six mois pour identifier collectivement quelles luttes locales semblent suffisamment pertinentes et matures pour justifier qu’une mobilisation nationale se mette en branle. De là, les personnes continuent de s’auto-organiser chez elles et, de notre côté, on fait tout pour les aider et les accompagner.

Quel est ton rôle là-dedans ?

Les rôles sont tournants, pour l’instant je m’occupe surtout de la communication et des relations avec la presse. Je tiens d’ailleurs à préciser que je m’exprime ici en mon nom propre, et non pour les Soulèvements !

Les Soulèvements de la terre prônent et pratiquent le « désarmement ». Peux-tu nous dire en quoi cela consiste ?

Il y a eu toute une réflexion autour du choix des mots à employer pour qualifier nos actions – par exemple lorsqu’on décide de découper la bâche d’une méga-bassine ou de sectionner une canalisation de pompage d’eau illégale pour les mettre hors d’usage. Typiquement, la Confédération paysanne parle de « démontage ». On aurait pu aussi parler de « démantèlement », de « sabotage », ou même de « contre-violence », terme qui était je crois utilisé par la militante éco-féministe et anti-nucléaire Françoise d’Eaubonne… Ce qui est intéressant avec le « désarmement », c’est que ça montre qu’on désactive une arme. C’est à mon sens le terme qui permet le mieux d’expliquer la situation dans laquelle nous, activistes écologistes, nous trouvons aujourd’hui : nous faisons face à des infrastructures écocidaires qui ne nous laissent plus d’autre choix que d’agir.

Nous subissons cette violence systémique au quotidien, et cette violence, il faut la désactiver, il faut la désarmer. On tente donc de populariser ce terme, et en tant que membre de l’équipe communication, j’essaye à chaque fois de bien l’expliciter. Ceci dit, on n’a rien inventé : ça fait des années que le « désarmement » ou le « sabotage » est pratiqué dans les luttes écolos. La seule différence, c’est que ces actions étaient souvent réalisées dans la clandestinité alors que nous, nous voulons revendiquer notre légitimité à le faire en procédant collectivement, à plusieurs centaines, voire plusieurs milliers.

Ces actions d’ampleur vous ont d’ailleurs valu d’être désignés comme des « éco-terroristes » par le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, à l’issue de la mobilisation contre les méga-bassines de Sainte-Soline en novembre 2022…

Je ne m’attendais pas à ce qu’on arrive à ce degré d’accusation aussi vite, que ça aille aussi loin… même si pour moi cette désignation relève bien sûr d’une tactique bien réfléchie et d’un récit policier qui s’échafaude depuis des années contre les militants écolos. Le but est de nous dépeindre comme de dangereux extrémistes et d’instiller l’idée qu’à partir du moment où l’on mène une action de désobéissance civile, où l’on conteste en les transgressant des lois qui nous semblent illégitimes ou injustes, on est engagé dans une pente qui mène inexorablement à la planification de tueries de masse. C’est ridicule, et ça l’est d’autant plus quand on sait que des milices d’extrême droite surarmées font tranquillement leur vie sans être inquiétées.

On fait d’ailleurs comme si le degré de violence de la part des manifestants était supérieur à celui dont ils sont victimes de la part des forces de l’ordre. Après Sainte-Soline, on a parlé de 61 gendarmes mobiles blessés dont 22 «sérieusement»… Mais il faut retourner tout cet argumentaire : quand l’État veut nous empêcher de mener certaines actions – qui sont pour nous, je le répète, nécessaires et légitimes – et que les consignes données aux forces de l’ordre consistent à menacer les gens, à les asperger à la moindre occasion de gaz lacrymogène, à les nasser, à leur tirer dessus à coups de flashball, comment la foule est-elle censée réagir ? En nous désignant comme des « éco-terroristes » et en tentant de dresser la population contre nous, le but est aussi d’avoir les mains libres pour que la répression politique puisse librement s’exercer.

Comment se manifeste cette répression politique ?

Par des mesures d’exception dignes du contre-espionnage, par exemple en posant des caméras devant les domiciles des militants et les lieux de réunion pour les surveiller. Et puis bien sûr, dans les tribunaux, à faire des exemples, conformément à la circulaire du garde des Sceaux Éric Dupond-Moretti, qui a appelé juste après Sainte-Soline à « une réponse pénale systématique et rapide » pour les « infractions commises dans le cadre des contestations de projets d’aménagement du territoire ». Et la justice n’a pas sourcillé. Lors du dernier procès, le 6 janvier 2023 à Niort (contre des militantes anti-bassines, ndlr), le dossier avait beau faire 1 200 pages passant au crible toute la vie des cinq personnes qui comparaissaient et celle de leur entourage, il était vide de preuves. Une vidéo, censée être accablante pour l’un des prévenus, n’a pas pu être visionnée car elle était « sous scellés », ce qui a rendu son avocat fou furieux… et n’a pas empêché le tribunal de prononcer des peines de prison avec sursis. 

Tu déclarais dans le journal Le Monde il y a un peu plus d’un an qu’« il faut contraindre l’État, pas le convaincre ». Cette répression qui s’abat sur les militants écologistes, même si elle est susceptible de briser des vies, n’a-t-elle pas aussi un avant-goût de victoire ? Celle d’un État qui prend la « menace » des contestations écologiques très au sérieux et qui ne pourra pas éternellement agir brutalement pour les museler ?

La victoire, c’est plutôt d’être parvenus à totalement dépasser le dispositif mis en place pour protéger la bassine de Sainte-Soline et de montrer que malgré les 1 700 membres des forces de l’ordre mobilisés (contre 7 000 participants, soit environ un gendarme pour quatre manifestants, ndlr), on s’est montrés plus malins (rires). L’autre point positif, c’est que grâce aux Soulèvements, on a fait émerger une vraie solidarité dans le camp écolo : même quand certaines choses dépassent le consensus d’actions (comme des initiatives offensives prises par les uns et les autres), on va quoi qu’il arrive toutes et tous se soutenir. Notre rôle se limite à désigner des cibles communes, mais les participants s’auto-organisent ensuite lors des manifs. Bref : un mouvement social, c’est organique, tout le monde s’en rend compte, et les tentatives de nous diviser en accusant certains participants de « violences » et en invitant les orgas à faire le tri dans leurs rangs ne prennent plus aussi facilement qu’auparavant. Je le souligne car ça n’a pas toujours été le cas à l’époque du mouvement climat : il y a encore quelques années, il n’était pas rare qu’on se tire dans les pattes sur ces questions… 

Nous subissons cette violence systémique au quotidien, et cette violence, il faut la désactiver, il faut la désarmer.

Après, c’est certain qu’il y a une corrélation entre le fait de faire peur au pouvoir et d’être réprimé. Pour le dire autrement : ils ne vont pas juste changer si on leur demande gentiment. Donc il ne faut jamais perdre de vue qu’il est toujours question de rapports de force et que sans un mouvement écolo et social à la hauteur, on n’arrivera à rien. Et que face à la répression, il faut continuer à élargir notre base de soutien pour s’en prémunir et s’en protéger.

La répression a pu parfois être un bon moyen pour visibiliser certaines luttes… Vous ne recherchez pas la tenue de procès, par exemple ?

À titre personnel, je pense qu’il vaut mieux éviter que les gens se fassent choper en instaurant une culture de la sécurité. Si on doit attirer l’attention sur telle ou telle lutte, il y a plein d’autres possibilités que de chercher à se faire arrêter pour tenter de retourner la justice à notre avantage. Déjà parce que c’est toujours un pari risqué : lorsque l’État décide de taper fort, l’histoire a montré que sa main ne tremble pas. Ensuite, parce que même si on parvient à obtenir une jurisprudence favorable sur l’état de nécessité (lire ci-dessous) ou une relaxe, on est rarement « gagnant » sur tous les plans. Par exemple dans les procès contre les opposants au projet d’enfouissement des déchets de Bure, certains chefs d’accusation comme l’« association de malfaiteurs » ont beau avoir été abandonnés, les personnes jugées n’en sont pas moins ressorties abîmées, lessivées par la machine répressive qui s’est abattue sur elles, a scruté le moindre détail de leur vie intime et les a soumises à un contrôle judiciaire démesuré. 

L’état de nécessité se fonde sur l’article 122-7 du code pénal, selon lequel « n’est pas pénalement responsable la personne qui, face à un danger actuel ou imminent qui menace elle-même, autrui ou un bien, accomplit un acte nécessaire à la sauvegarde de la personne ou du bien, sauf s’il y a disproportion entre les moyens employés et la gravité de la menace ». Cette notion juridique est invoquée depuis quelques années par les militants écologistes, notamment dans le cadre des fameux « décrochages de portraits », et permet de justifier des actions de désobéissance civile destinées à rappeler à l’État ses obligations – et son inaction – dans le cadre de la lutte contre le réchauffement climatique.


L’autre spécificité des Soulèvements de la terre, c’est de mettre en place des tactiques de « reprise de terres ». Peux-tu nous en dire plus ?

La reprise de terres consiste notamment à lutter contre l’accaparement des terres par l’État ou l’agro-industrie en tentant d’y installer des paysans qui n’y auraient autrement pas accès, ou en tout cas à rendre leur installation possible. On a réalisé pour l’instant deux actions en ce sens. Dans les jardins des Vaîtes, en 2021 à Besançon, avec des parcelles maraîchères destinées à être détruites pour la construction d’un éco-quartier – qui n’a d’ailleurs d’écologique que le nom. On a réussi à installer deux jeunes maraîchères qui ont mis sur pied une Amap «pirate» en ville. Notre seconde action a été de défricher, en janvier 2022, des anciennes vignes abandonnées depuis 2008, qui appartiennent à un multipropriétaire dans le Jura. La Confédération paysanne est maintenant en train de négocier pour récupérer ces terres. On espère vraiment inscrire cette méthode d’action et cette thématique-là à l’agenda du mouvement écolo. 

Un chiffre est éloquent : d’ici dix ans, la moitié des agriculteurs français va partir à la retraite, avec près d’un quart des terres agricoles qui va changer de mains. Il y a une vraie nécessité à ce que des jeunes s’installent, que des paysans qui ont une démarche écologique reprennent le flambeau et permettent d’éviter que des bétonneurs ou des agri-managers ne fassent main basse sur ces terres. On en est aux prémices de cette réflexion tactique, mais quand on voit le nombre de collectifs mobilisés un peu partout en France sur la carte de Reporterre(voir sur ce lien), on se dit qu’il y a urgence à empêcher l’artificialisation des sols… Et qu’il y a moyen à l’échelle nationale de commencer à se questionner collectivement : « Qu’est-ce qu’on fait de ces terres-là ? »

Tu es aussi investie dans une association qui a soufflé récemment sa première bougie : Terres de luttes…

Cette asso est partie du constat qu’on est isolés les uns des autres, alors que nous vivons les mêmes situations ! Souvent les luttes dans lesquelles on est impliqués sont liées à des politiques nationales, des dynamiques d’urbanisme. L’idée est donc de faire en sorte qu’on se parle, qu’on s’entraide, et que des coalitions se montent, comme par exemple la coalition des jardins populaires, soumis à la pression nationale de la construction d’éco--quartiers, ou la coalition contre Amazon qui lutte contre ces entrepôts qui poussent partout comme des champignons. Il y a un vrai besoin de faire le lien, de soutenir tous ces gens pour qu’ils s’entraident et remportent des victoires. Donc on a notamment créé un site, lutteslocales.fr, qui explique à qui veut comment mener une lutte de A à Z et trouver des ressources techniques, juridiques, communicationnelles. On organise beaucoup de week-ends de rencontres, par thématique, ou des week-ends régionaux… 

La lutte, ce n’est pas seulement démonter des canalisations, dégonfler des SUV ou saboter des antennes 5G. Qu’apportent toutes ces tactiques parfois très logistiques, dans tous les cas moins spectaculaires que le désarmement par exemple, qui attirent l’attention des médias ?

Ce qui est sûr, c’est qu’on gagne toujours en misant sur la complémentarité des tactiques. Par exemple, pour les bassines, ce sont les grosses manifs qui sont les plus médiatisées, mais il y a en réalité à l’arrière-plan toute une batterie de recours juridiques, dont certains sont encore en cours, qui nous permettent aussi d’avoir des marges de manœuvre plus importantes, des élus qui vont porter notre voix au sein des institutions pour pousser à leur abandon… Il n’y a pas que les coups d’éclat qui comptent : pour avancer, il faut être offensif au niveau local et réussir à résister quotidiennement. C’est peut-être moins glamour, mais ça participe de quelque chose de capital : créer des cultures de résistance locale partout en France, ça passe aussi par construire, au quotidien et de manière radicale, la société d’après. En montant des foncières pour acheter des terres et des lieux en commun, en s’investissant dans des dynamiques paysannes, en reprenant des terres et en créant du commun en général. Je crois par exemple beaucoup aux hypothèses communalistes et au municipalisme libertaire. Il y a beaucoup de choses à démanteler, mais il y a surtout beaucoup de choses à construire. 

Tu projettes d’ailleurs de t’installer en agriculture bio ?

Oui ! J’ai abandonné mes études de physique pour étudier l’agro-écologie il y a quelques années, lorsque j’ai rencontré des paysans militants à Notre-Dame-des-Landes. Là encore, j’ai un projet avec quelques amis, qui ne se fera sûrement pas avant trois ans, le temps de trouver un endroit où s’installer qui convienne à tout le monde et qui ne soit pas un territoire ravagé par les sécheresses d’ici dix ou vingt ans… Mon projet, c’est de cultiver des céréales pour en faire de la sauce soja et du miso, donc de la transfo’. C’est ce qui, pour moi, a le plus de sens, même si l’agriculture céréalière écolo est encore très minoritaire en France. Mais c’est sûr qu’il va falloir que je trouve un équilibre entre la vie paysanne et le militantisme ! 

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