« Ils sont anti-viande, anti-traditions, anti-joie de vivre, anti-tout… » La menace écolo ne fait vraiment pas rire Valeurs actuelles. En mars 2021, l’hebdomadaire d’extrême droite affichait ainsi à sa Une son enquête sur cette « nébuleuse qui nous pourrit la vie ». À gauche, le ton n’est parfois guère plus amène. Fabien Roussel, récent candidat communiste à l’élection présidentielle, a fait campagne en fustigeant l’écologie « qui veut tout interdire, du sapin de Noël au tour de France en passant par la viande » et a porté les indignations du parti de Karl Marx sur un terrain culinaire inattendu : « Fini la coppa ! Fini les panisses à Marseille ! Fini les frites dans le Nord ! Terminé ! Mais on va manger quoi ? Du tofu et du soja ? Mais enfin ! »
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Les détracteurs de l’écologie politique ont beau jeu de l’attaquer sur ce poncif : les écolos seraient d’austères moralisateurs dont le projet de société ne serait fait que de restrictions et de morosité. De fait, ce courant politique est intrinsèquement lié à la notion de contraintes puisqu’il ambitionne de ramener nos activités productives sous le seuil des limites planétaires, pulvérisées par la civilisation industrielle. Le plaisir serait-il donc devenu l’apanage des « réactionnaires bons vivants », ces hédonistes de droite qui n’aiment « que les plaisirs approuvés par le passé », tels que décrits avec malice par le philosophe Michaël Fœssel ?
Évidemment non. C’est même tout le contraire si l’on suit André Gorz, l’un des penseurs majeurs de l’écologie politique. Pour le philosophe, nous nous fourvoyons aujourd’hui en cédant à des désirs qui n’ont rien de naturels mais sont « produits en fonction des besoins de rentabilité du capital ». Pour atteindre cet impératif de rentabilité, le capitalisme utilise sa puissante propagande commerciale sans tenir compte de nos besoins fondamentaux et organise une véritable « dictature monopoliste sur les besoins et les goûts des individus ».
Ce mode d’organisation, explique Gorz, crée structurellement toujours « plus de besoins insatisfaits qu’[il] n’en comble » afin de justifier la production et le profit, dans une fuite en avant résumée par un autre penseur phare de l’écologie politique, Ivan Illich : « Le taux de croissance de la frustration excède largement celui de la production. » Dès les années 1970, ces deux auteurs formalisaient ainsi un pari fondateur de l’écologie politique : on peut émanciper l’individu en le libérant des leurres et frustrations des besoins artificiels, et bâtir une société épanouissante pour tous, par les plaisirs et les joies authentiques.
En quête d’autonomie
Prenons un cas concret, emblème des plaisirs capitalistes : la voiture individuelle. Pour répondre à l’urgence climatique et lutter contre les pollutions diverses, il faut en réduire l’usage. Une injonction de l’écologie « bien-pensante » qui « culpabilise les Français », selon Fabien Roussel. Entre les coûts, les temps de trajet et le stress engendré, les bénéfices de la voiture en termes de joie de vivre sont pourtant loin d’être évidents. « La première violence sociale, c’est de persister, en pleine flambée de l’essence, à vouloir rendre désirables des véhicules énergivores que l’essentiel de la population ne pourra jamais se payer », faisait même remarquer à Libération le 19 avril Frédéric Martinez, chercheur en psychologie sociale.
Mais comment, pour l’écologie, proposer une alternative sans s’ériger en prescripteurs du bon goût et éviter une posture souvent suspectée d’être teintée de mépris de classe ? Une piste consisterait à « ne pas confondre le plaisir avec les captations publicitaires dont il fait l’objet », écrit Michaël Fœssel. « Avant d’être un acquiescement à une industrie automobile polluante, le goût pour la vitesse s’explique par le sentiment d’être souverain au moins dans un endroit de sa vie. » Le désir fondamental à assouvir serait ainsi celui de la quête d’autonomie. Laquelle est, précisément, une valeur phare de l’écologie politique. Réduire l’usage automobile pourrait ainsi être perçu non plus comme une contrainte, mais comme la libération d’une frustration et l’accès à un plaisir nouveau dans l’autonomie retrouvée. Préférer le vélo, par exemple, pour gagner du temps, se libérer de toute dépendance au carburant et rendre le trajet plus agréable. Lorsque le vélo – ou une autre option – n’est pas possible, l’autonomie et le plaisir peuvent par exemple se trouver dans la réduction du nombre de trajets contraints.
Car c’est là un autre pilier du projet écologique : libérer le temps, en réduisant notamment le temps de travail. Pour André Gorz, les gains continus de productivité ont drastiquement réduit la quantité de travail nécessaire, mais le capitalisme a maintenu son emprise sur la société en créant des emplois vides de sens et en transformant en prestations salariées des activités auparavant domestiques, dans l’éducation ou la cuisine par exemple, afin que le temps de travail reste « le temps social dominant ». La réduction du temps de travail est aussi un enjeu écologique puisqu’il faut produire moins pour limiter la destruction en cours des écosystèmes terrestres. Les deux programmes qui se revendiquaient le plus clairement de l’écologie lors de l’élection présidentielle de 2022 – celui de La France insoumise et celui d’Europe-Écologie-Les-Verts – prônaient ainsi tous deux le passage à la semaine de 32 heures. À terme, le travail contraint ne représenterait pour André Gorz qu’une part marginale de nos activités.
La joie dans la sociabilité
Ce « temps libéré » est au cœur d’un projet de société rendue plus conviviale, organisée autour d’un ensemble d’activités autodéterminées, « éprouvées comme épanouissantes, enrichissantes, sources de sens et de joie : activités artistiques, philosophiques, relationnelles, éducatives, charitables, d’entraide, d’autoproduction, etc. [...], elles ne font qu’un avec le temps de vivre », énumère le philosophe. Ces plaisirs assouvissent ce qu’il appelle également nos « besoins collectifs », qui restent « insaisissables en termes économiques » et donc que « le capitalisme tend à négliger ou à réprimer » : besoins culturels, d’urbanisme, d’esthétique, « loisirs actifs de groupe », etc. Il les oppose à la culture de masse du capitalisme, qui « vient masquer le besoin de supprimer la dispersion, la solitude et l’ennui » que génère ce dernier.
Cette joie dans la sociabilité et contre « la solitude et l’ennui » trouve sa plus éloquente illustration dans le mouvement des Gilets jaunes, né de revendications liées à la voiture et contre la hausse des taxes sur le carburant. Rapidement, cependant, de nombreux témoignages ont souligné l’importance prise par les occupations festives des ronds-points et le plaisir de recréer du lien. Ces mêmes « plaisirs partagés » dont Michaël Fœssel fait l’éloge : « Les fêtes désorganisées, mais aussi les amours indifférentes aux frontières entre classes sociales, les bistrots improvisés sur les ronds-points [...]. Grandes ou petites, ces joies démontrent que tout, dans la société de consommation, n’est pas consommation. »
Ascèse contre sobriété
Pour le dire autrement, on pourrait considérer comme étant des joies écolos tout plaisir qui s’exonère de l’impératif de rendement et échappe à la marchandisation. Cela peut également concerner les plaisirs sensuels… à certaines conditions. Prenons l’exemple d’un autre fétiche des plaisirs industriels : la viande. L’urgence écologique impose là aussi d’en réduire drastiquement la consommation. Rien de rédhibitoire pour nos plaisirs si l’on considère que l’autolimitation est au fondement de la quête d’autonomie prônée par André Gorz et d’autres avec lui : « Cornelius Castoriadis fait aussi de l’autolimitation la première des questions. C’est une constante d’absolument toutes les sagesses sur Terre : la répétition détruit le plaisir. La viande peut rester un plaisir s’il est exceptionnel », nous fait remarquer le philosophe Dominique Bourg. Pas question, pour autant, de céder aux injonctions ascétiques. « La sobriété n’a rien à voir avec l’ascèse. Il s’agit simplement de s’épanouir au-delà des frustrations et des gaspillages. »
Le mouvement Slow Food promeut une telle approche. Implanté dans 150 pays, il est né en 1987 avec le Manifeste d’activistes défendant le droit à d’authentiques plaisirs culinaires : « Jouir sûrement, lentement, pleinement, et sans excès des plaisirs des sens. » La sociologue Mireille Diestchy a enquêté de 2009 à 2015 auprès des militants de Slow Food dans le Bas-Rhin. « Il y a une volonté de combiner plaisirs et écologie. La question du corps, de la sensualité, est centrale. Des ateliers du goût, de confection, mettent en valeur les plaisirs gustatifs mais aussi tactiles. Ils valorisent un hédonisme mesuré par opposition à l’hédonisme matérialiste marchand, avec l’idée de retrouver la maîtrise du temps et de leurs plaisirs », résume-t-elle.
Paradoxalement, dans l’hédonisme mesuré, l’autonomie, le plaisir du temps libre et partagé, les joies écologiques répondent à l’hubris de la société de consommation par une autre démesure, comme le conclut Michaël Fœssel : elles célèbrent les plaisirs démesurés, c’est-à-dire non réductibles à des « quantités définies », marchandisables. Et rendent ainsi aux plaisirs leur vertu politique : incarner la possibilité d’un autre monde désirable, ici et maintenant.
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