Paradoxalement, nul n’a peut-être mieux décrit les tumultueux rapports politiques ayant cours en France qu’un Italien de la Renaissance. Machiavel, dans le chapitre IX du Prince, détaille les relations entre les trois acteurs qui se partagent nécessairement l’échiquier d’un royaume ou d’une république : le peuple, le prince, les grands. « Le peuple désire n’être ni commandé ni opprimé par les grands, et les grands désirent commander et opprimer le peuple », écrit le penseur florentin. De ce constat, Machiavel conclut qu’un prince se doit prioritairement de rechercher la faveur du peuple en lui accordant sa protection. Un souverain qui s’appuierait uniquement sur le soutien des grands se placerait dans une position précaire : « Quelqu’un qui devient prince grâce à la faveur du peuple doit conserver son amitié […]. Mais quelqu’un qui devient prince contre le peuple et avec la faveur des grands doit avant toute chose chercher à se gagner le peuple. » Une leçon de Machiavel faisant figure de clé pour relire l’histoire de France.
Article à retrouver dans notre numéro 48 « Idiocratie », disponible sur notre boutique.
De fait, dès le Moyen Âge, l’autorité royale amorce un mouvement d’autonomisation vis-à-vis des grands féodaux qui se partagent le royaume. Avec Philippe Auguste commence la gestation de l’État, qui n’est autre que cette entreprise de longue haleine de soumission des intérêts particuliers de la noblesse et des élites féodales à un intérêt général et supérieur. Entreprise fragile, toujours recommencée, règne après règne, et dont les échecs figurent les moments de crise nationale : à la faiblesse de Charles VII et au chaos de la guerre de Cent Ans succède le volontarisme de Louis XI ; après les guerres de religion viennent Henri IV et Richelieu ; Louis XIV domestique la noblesse frondeuse à Versailles, avant la remise en cause de l’absolutisme au XVIIIe siècle. C’est que, si la monarchie entend se renforcer en rabaissant la noblesse, cette dernière ne perd jamais de vue, dans le même temps, son objectif de mieux contrôler le pouvoir, quitte, pour ce faire, à s’allier avec les ennemis étrangers de la Couronne. Cette dialectique entre des périodes de forte autorité de l’État et ses affaissements passagers ne se dément jamais. Pour paraphraser Schopenhauer, « le pouvoir en France est un pendule qui oscille entre centralisation et décomposition ».
La « Révolution manquée » de Louis XVI
La Révolution française, dans cette perspective, ne représente pas tant une rupture qu’un élément de continuité. Le schéma machiavélien lui survit, seuls les acteurs changent. La crise des années qui précèdent 1789 offre d’ailleurs un parfait exemple du jeu à trois : peuple, grands, prince. En 1786, Calonne, alors contrôleur général des Finances, propose au roi un vaste et ambitieux plan visant à balayer les dernières institutions féodales et à assainir les finances du royaume en imposant les deux ordres qui en étaient jusqu’alors exemptés, la noblesse et le clergé. Un plan qu’au siècle suivant, Louis Blanc, militant socialiste, qualifiera de « nuit du 4 août avant la lettre ». Las, Calonne et Louis XVI se heurtent alors à une énième fronde des notables. Renouant avec la leçon de Machiavel, le roi lance alors un « appel au peuple » dans lequel il défend sa politique : « Des privilèges seront sacrifiés. […] Vaudrait-il mieux surcharger encore les non-privilégiés, le peuple ? […] Peut-on vouloir le bien général sans froisser quelques intérêts particuliers ? » Un geste « populiste » avant l’heure, qui n’a pourtant que peu d’écho. Pour trancher le nœud gordien de l’opposition de la monarchie et du Parlement de Paris, les États généraux sont convoqués. Ironiquement, c’est ainsi en ne cédant pas à Louis XVI sur la défense de ses privilèges que la noblesse se saborde et précipite le pays vers la Révolution. En établissant l’égalité devant la loi, les députés du tiers état parviennent paradoxalement à l’un des buts de la monarchie, comme le fait d’ailleurs remarquer Mirabeau à Louis XVI : « Une partie des actes de l’Assemblée nationale est évidemment favorable au gouvernement monarchique. […] L’idée de ne former qu’une seule classe de citoyens aurait plu à Richelieu. »
Mais la Révolution emporte la monarchie et une partie de la noblesse. La bourgeoisie achève son ascension pluriséculaire et parvient aux responsabilités. Une élite en remplace une autre, et les « notables », propriétaires fonciers, industriels, hommes de lois ou financiers, succèdent aux « nobles ». Mais cette nouvelle élite, conformément aux mots de Danton qui veut qu’« on ne détrui[se] que ce que l’on remplace », entend bien également s’ériger en aristocratie. Le député Boissy d’Anglas le proclame à la tribune de la Convention : « Nous devons être gouvernés par les meilleurs. » Cette idée, appuyée sur le suffrage censitaire, sera celle du premier XIXe siècle, après la tentative de restauration de l’État et de réconciliation des élites de Napoléon Bonaparte. Face à l’émergence de la question sociale, les nouveaux maîtres du pays mènent une politique sourde, si ce n’est hostile, aux revendications populaires. Durant la monarchie de Juillet (1830-1848), Saint-Marc Girardin peut ainsi déclarer : « Les barbares qui menacent la société [...] sont dans les faubourgs de nos villes manufacturières » ; et Louis Philippe, pourtant roi des Français et chef du pouvoir exécutif, de déplorer : « Les maîtres de forges nous dominent. »
La courte parenthèse de 1848, durant laquelle s’affrontent violemment le nouveau prolétariat ouvrier et cette bourgeoisie au pouvoir, se résout par l’élection de Louis-Napoléon Bonaparte en 1848. Ce dernier, comme son oncle, mène un projet de restauration du pouvoir exécutif et théorise sa position d’ « homme-peuple ». Contre le parlementarisme, il recourt au plébiscite et au suffrage universel pour consolider son trône. Dans la dialectique séculaire entre les grands, le peuple et le prince, le bonapartisme semble répondre à un besoin d’autorité et de verticalité. La chute du Second Empire en 1870 et l’avènement de la République laissent pourtant une nouvelle fois le champ libre à la bourgeoisie parlementaire, et l’histoire politique est dorénavant celle des conflits en son sein.
Reféodalisation
Si une réconciliation nationale certaine intervient au moment de la Première Guerre mondiale, la figure de l’homme providentiel permettant au peuple, comme l’écrivait Machiavel, d’« être protégé de son autorité », continue néanmoins de hanter la politique française : boulangisme, pétainisme, gaullisme… Durant les années 1920 et 1930, des figures politiques et intellectuelles issues de différents courants, comme Léon Blum ou André Tardieu, réfléchissent d’ailleurs au renforcement nécessaire du pouvoir exécutif pour battre en brèche l’instabilité des ministères. Dans son histoire des Élites françaises (Passés composés, 2020), l’historien Éric Anceau rappelle combien la Ve République et son élection du président au suffrage universel – dénoncée par l’ensemble des élites – « n’est pas sans rappeler, à un siècle de distance, ce qui s’était produit sous le Second Empire ».
Face aux élèves de l’École nationale d’administration (ENA) en 1959, Charles de Gaulle, revenu au pouvoir l’année précédente, exalte ainsi « la fonction la plus importante et la plus noble qui soit dans l’ordre temporel : le service de l’État ». Cinquante-six ans plus tard, le ministre de l’Économie, futur président de la République, Emmanuel Macron se félicite que « les jeunes générations [veuillent] devenir entrepreneurs, pas fonctionnaires ». Entre les deux déclarations, l’État s’éclipse à nouveau.
La vague libertaire venue d’Amérique du Nord dans les années 1960 ébranle tout d’abord la pratique monarchique du pouvoir gaullien. Dans le sillage de ce libéralisme culturel, le combat antitotalitaire, contre l’URSS principalement, a pu à son tour jeter un soupçon sur le principe d’autorité et d’encadrement de la société par les pouvoirs publics. Dans le cycle historique qui s’ouvre, libéralismes culturel, politique et économique vont communier. Dans le même temps, l’instauration d’une tutelle juridique et économique européenne vient encore restreindre le champ des prérogatives régaliennes.
Ce nouvel abaissement de l’État abolit, comme toujours, l’équilibre machiavélien entre les « grands » et le peuple. Ce mouvement de recul, des juristes tels que Pierre Legendre ou plus récemment Alain Supiot l’ont nommé « reféodalisation » : l’État ne jouant plus son rôle d’arbitre souverain en imposant le « gouvernement par la loi »(Alain Supiot), le « gouvernement par les hommes » ressurgit, avec ses multiples liens d’allégeance entre particuliers, sous l’appellation de « réseaux ». À ce jeu, les plus dotés en capital – culturel, social, économique – sont les grands gagnants. Se justifiant contre toute accusation d’anachronisme, Alain Supiot, dans son ouvrage La Gouvernance par les nombres (Fayard, 2015), revendique d’aller puiser dans « la réserve de sens » du passé médiéval et féodal de l’Europe les outils intellectuels pour saisir le monde contemporain, comme Machiavel recourait à la Rome antique pour analyser la politique de son siècle. La « reféodalisation », éclairée ainsi par l’histoire, est l’autre nom du mouvement profond que d’autres, comme Christopher Lasch, ont pu nommer la « sécession des élites ».
Vers une synthèse populiste ?
Mais l’enseignement de Machiavel demeure et, face à ce monde mouvant et menaçant, les peuples ne renoncent pas à en appeler à la protection de l’État. La crise des Gilets jaunes se révèle archétypale en la matière : la colère des manifestants s’est alors particulièrement dirigée contre le président de la République car celui-ci ne jouait pas le rôle de protecteur qui incombe traditionnellement au souverain. Pire, le macronisme apparaît comme l’exemple même de « quelqu’un qui devient prince contre le peuple et avec la faveur des grands ». Le populisme contemporain n’est alors rien d’autre que la réponse des classes les moins favorisées à cette « trahison » de chefs d’État successifs de leur mission historique. En mêlant revendications démocratiques – le « référendum d’initiative citoyenne » – et conservatrices – l’appel à l’armée –, les Gilets jaunes ont renoué avec l’histoire longue du lien à affermir entre le peuple et son « prince ».
Une enquête récente, réalisée début septembre 2021 par l’institut Ipsos pour le journal Le Monde, démontre d’ailleurs une nouvelle fois que les attentes des Français mêlent à la fois des aspirations égalitaires et une reprise en main plus ferme des rênes du pouvoir. « L’avenir du système social » apparaît en tête des préoccupations. Dans le même temps, 79 % des sondés estiment qu’« on a besoin d’un vrai chef en France pour remettre de l’ordre » – une proportion qui atteint 90 % chez les ouvriers et 84 % chez les employés –, 64 % que « la France doit se protéger davantage du monde d’aujourd’hui », et 60 % que « pour établir la justice sociale, il faudrait prendre aux riches pour donner aux pauvres ». Autant de sentiments transversaux aux familles politiques, et dont la synthèse n’a pas encore trouvé son incarnation.
Soutenez Socialter
Socialter est un média indépendant et engagé qui dépend de ses lecteurs pour continuer à informer, analyser, interroger et à se pencher sur les idées nouvelles qui peinent à émerger dans le débat public. Pour nous soutenir et découvrir nos prochaines publications, n'hésitez pas à vous abonner !
S'abonnerFaire un don