Les injonctions à changer son mode de vie en adoptant des comportements « écocitoyens » sont aujourd’hui omniprésentes. En quoi sont-elles sources d’inégalités sociales ?
Les injonctions écologiques visent à rendre les individus plus soucieux des conséquences sur l’environnement des gestes les plus ordinaires du quotidien : se déplacer, se chauffer, se nourrir... Elles sont promues par l’Etat mais largement abandonnées à la logique des marchés, celle de l’offre et de la demande. Ce faisant, elles en appellent à la seule responsabilité individuelle dans l’adoption de comportements plus durables. Ainsi, il appartiendrait à chacun de réformer son mode de vie pour résoudre les problèmes environnementaux.
Cette individualisation d’un problème public, qui n’est d’ailleurs pas propre à la question environnementale, entérine tacitement l’idée que toutes les conduites sociales pourraient être révisées et que toutes se vaudraient du point de vue de leur contribution aux nuisances environnementales. Ce faisant, elles dessinent un horizon plus écologique de la « citoyenneté » devant lequel les groupes sociaux sont, cependant, en position très inégale.
Des contraintes matérielles et symboliques font en effet obstacle à cette réforme. Les exemples ne manquent pas. Il suffit d’observer les politiques d'éco-mobilité qui sont implicitement tournées vers les populations urbaines, au détriment des ruraux qui sont beaucoup plus dépendants de leur motorisation. Il existe aussi des obstacles symboliques comme j’ai essayé de le démontrer dans cette enquête en soulignant ce que la conversion écologique des modes de vie doit au capital culturel, c’est-à-dire aux savoirs, valeurs et normes dont disposent les individus du fait de leurs origines, positions et trajectoires sociales.
Parlons des classes supérieures : pourquoi certains membres de ce groupe social suivent ces injonctions à adapter leur mode de vie et d'autres non ?
Dans la mesure où elles valorisent la sobriété énergétique, les injonctions environnementales tendent à redéfinir la légitimité des modes de vies. Plus précisément, ces impératifs environnementaux encouragent des stratégies de distinction sociale moins exclusivement fondées sur la consommation (c’est-à-dire en se contentant simplement d’accumuler des biens, ndlr), donc moins dépendantes du seul capital économique, mesuré à travers le niveau de revenu et de patrimoine. Dès lors, la sensibilité écologique des individus croît avec le capital culturel, et cela est vrai dans tous les groupes sociaux. Pour les milieux aisés, comme les contraintes financières sont faibles, ce rôle du capital culturel est encore plus fort pour déterminer la réponse aux injonctions environnementales.
Je l’avais illustré avec l'exemple de deux cadres du privé aux profils sociaux comparables à tous points de vue. L’un roule en Porsche dernier cri, prend des vacances à l’étranger et se soucie peu de ses consommations énergétiques domestiques, tandis que l'autre culpabilise pour ses déplacements et vit dans un logement conforme à l’un des labels écologiques les plus exigeants.
Pour comprendre cet écart, il faut tenir compte du capital culturel incorporé lors des processus de socialisations. L'un est totalement étranger aux pressions normatives de l’éco-citoyenneté par son environnement social et culturel immédiat, tandis que le second y est très fréquemment exposé via son fils qui, lors de son cursus universitaire, a peu à peu sensibilisé ses parents à la question de la durabilité de leur mode de vie. Le capital culturel peut donc être plus clivant que l’argent vis-à-vis des conceptions matérialistes du bien-être.
Les catégories aisées sont, en dépit des tentatives d’accroître l’acceptabilité environnementale de leurs modes de vie, à la fois celles qui génèrent le plus d’impacts négatifs sur l’environnement et celles qui en subissent le moins.
Si l’on passe de l’individu aux classes sociales, on peut constater que le mode de vie des plus fortunés est peu compatible avec une idéologie invitant à la modération et à la sobriété matérielle. Ce constat est d’autant plus vrai que les catégories aisées sont, en dépit des tentatives d’accroître l’acceptabilité environnementale de leurs modes de vie, à la fois celles qui génèrent le plus d’impacts négatifs sur l’environnement et celles qui en subissent le moins. Dans ces milieux délivrés des soucis financiers, il s’agit de maintenir le niveau de confort sans accroître la pollution mais aussi de marquer son rang dans l’espace social.
Dans d’autres milieux sociaux en revanche, l’adoption d’un style de vie « écocitoyen » peut répondre à d’autres objectifs que la seule distinction sociale. Par exemple, chez les individus instruits, modérément argentés et rétifs à la société de consommation, la préoccupation pour l’environnement apparaît plus comme un impératif face à la situation que nous connaissons que comme une opportunité de se distinguer.
© Marc Heckner
Justement, qu’en est-il de ceux qui ont un fort capital culturel, mais se retrouvent en déclassement matériel par rapport à leurs parents ?
Ceux que j’ai appelé les « désargentés aux études longues » affichent une attitude très conforme à la morale écologique : désintérêt, mise en exergue des interdépendances générationnelles et de l’impact négatif des activités humaines sur la planète. Souvent en situation de déclassement intergénérationnel ou professionnel, ces enquêtés (terme désignant les individus étudiés dans le cadre d’une enquête sociologique, ndlr) à haut niveau de diplôme ne voient généralement pas les restrictions matérielles immédiates comme un renoncement mais plutôt comme une privation volontaire.
Les injonctions environnementales semblent ajustées aux conditions matérielles et symboliques d’existence de ces individus car elles présentent l’avantage éthique de donner une signification positive à l’autolimitation et plus généralement au déclassement matériel. En matière de protection de l’environnement, bien faire revient, dans bien des cas, à moins faire ou ne pas faire du tout. Les injonctions environnementales sont donc en phase avec la frugalité du mode de vie de ces individus prédisposés par leur capital culturel à s'affranchir des conceptions matérialistes du bonheur.
Pourquoi le capital culturel joue-t-il un rôle si important selon vous, et comment cela se matérialise-t-il ?
Il est important de tenir compte du capital culturel, qu’il soit constitué au gré des processus de socialisation ou par l’institution scolaire, car du fait de sa transférabilité (c’est-à-dire de sa reconnaissance ou pas dans différents espaces sociaux, ndlr), il pèse aussi sur la conception que les individus se font de leur rapport à l’environnement. Ainsi, les personnes qui se sont bien intégrées dans le système scolaire, notamment à travers des études longues, ont été familiarisées avec des raisonnements réflexifs abstraits et complexes. Par conséquent, les formes scolaires du capital culturel contribuent à former des conditions particulièrement favorables à la prévoyance écologique et plus généralement à la réception des discours allant dans ce sens.
Les valeurs et les raisonnements véhiculés par l’institution scolaire ne sont en effet pas étrangers à ce qui fait le fondement même des injonctions environnementales : une réflexion opérant d’incessants va et vients entre le général et le particulier, le concret et l’abstrait, le proche et le lointain, le court et le long terme, etc… Ainsi les formes scolaires du capital culturel peuvent prédisposer à adopter un point de vue réflexif sensible aux aspects théoriques et lointains des questions écologiques. De plus, le capital culturel pèse souvent sur la façon de rationaliser sa position dans l’espace social ainsi que sur l’importance accordée aux biens matériels.
Par contraste, lorsqu’il est incorporé en dehors de l’école, le capital culturel ne produit pas les mêmes effets. Généralement, il est issu d’interactions avec des individus mieux situés dans l’espace social, dont on assimile les normes. Les individus qui adoptent des pratiques « écocitoyennes » par ce biais appartiennent pour la plupart aux classes moyennes et aux catégories intermédiaires plus dotées en ressources économiques qu’en titres scolaires. Ils ont tendance à ne pas faire prévaloir le fondement écologique de leurs pratiques et à avoir un regard moins désintéressé sur l’environnement, voyant prioritairement dans l’adoption de ces pratiques des perspectives d’ascension sociale ou des bénéfices sur le plan financier.
A propos des classes populaires, qui ont de fait un impact environnemental plus faible, vous évoquez leur oscillation entre indifférence et rejet vis-à-vis des injonctions à adopter un mode de vie écolo, comme nous l’ont rappelé les gilets jaunes. Pourquoi ?
Parmi les personnes peu dotées en capital culturel et économique, les attitudes vont de l’indifférence au rejet à l’égard de « l’éco-citoyenneté ». Chez les indifférents, le nouvel horizon que dessinent les prescriptions environnementales participe très directement à leur déclassement matériel et symbolique, dans un contexte d’érosion du pouvoir d’achat et de désagrégation des cultures ouvrières. Cette attitude est particulièrement visible chez les individus situés au carrefour des classes populaires et moyennes, dont la position charnière dans l’espace social les expose à une importante pression normative. Chez les plus contestataires, généralement moins exposés à ces pressions normatives, les prescriptions « éco-citoyennes » sont plus volontiers amalgamées au discours des autorités publiques. C’est pourquoi les critiquer ou les rejeter revient, pour certains, à contester l’ordre social et politique.
Mais dans l’ensemble, les enquêtés de milieux populaires n’apparaissent pas dominés par un sentiment d’illégitimité environnementale dans la mesure où ils sont conscients, non seulement, de polluer peu, mais surtout, de ne pas être en mesure de se démarquer dans l’espace social par leur rapport à l’environnement. Ils sont plutôt confinés à un écologisme domestique, donc invisible et peu distinctif socialement ; par contraste avec les mieux lotis, plus à même de s’offrir des logements et des véhicules basse consommation ou encore d’adopter une alimentation intégralement biologique.
La mise en œuvre des principes « écocitoyens » se heurte, de plus, aux usages sociaux du temps dans les classes populaires, et notamment à leur préférence pour le présent, l’avenir n’étant pas ou plus assuré. Il faut aussi compter sur l’augmentation rapide du prix des énergies qui contribue à accroître la part de ce poste dans le budget global des ménages. Or, la nette progression du temps libre se traduit dans les milieux populaires par un accroissement du temps de présence au domicile, et donc des consommations énergétiques domestiques. Le renchérissement des coûts de l’énergie participe ainsi beaucoup plus que par le passé au déclassement des catégories populaires.
© Thomas Bresson
Quelles différences avez-vous constaté en fonction du genre et de la génération à laquelle appartiennent les individus ?
Il s’agit d’une des limites de l’enquête qui n’a d’ailleurs pas vocation à être une typologie sociale exhaustive des sensibilités écologiques. Néanmoins, j’ai pu constater que les plus âgés, qui ont bénéficié des « Trente Glorieuses », ont un rapport tendanciellement plus relâché aux injonctions environnementales que les générations qui ont hérité du fardeau climatique, celles des années 1970 et 1980.
S’agissant du genre, les sensibilités environnementales ne semblent pas abolir certaines divisions sexuées du monde social et les assignations traditionnelles qui en découlent. Bien qu’il existe des variations selon les caractéristiques sociales des enquêtés, les hommes sont plutôt concernés par les espaces extérieurs au domicile - jardin, garage, voiture -, c’est-à-dire les plus visibles, alors que les femmes sont davantage invisibilisées du fait de leur assignation aux espaces intérieurs ainsi qu’à des fonctions peu valorisées : la cuisine, l’approvisionnement, le ménage…
Au-delà de la génération à laquelle on appartient, vous parlez aussi de l'importance des étapes de la vie d'un individu, notamment la mise en couple ou le fait de devenir parent...
J'ai tiré cette observation de mes travaux sur les accidents de la route. On prend moins de risques au volant quand on a quelqu’un à perdre en cas d’accident. Il en va d’une logique assez similaire en matière d’environnement. On est d’autant plus sensible à l’environnement que sa progéniture va en hériter. Cette tendance est particulièrement saillante en matière d'alimentation, de nombreux enquêtés s’étant mis à manger bio dès lors qu'ils ont accédé à la parentalité.
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