Les anarchistes naturiens
« On pourra perpétuellement décapiter des rois, déposer des empereurs, éventrer des présidents de la République, la situation restera la même tant qu’il y aura des mines, des usines et des chantiers1. »
Naissance Le soir du 16 avril 1895, le dessinateur Émile Gravelle lance le petit groupe des anarchistes naturiens – qui représente une frange restreinte du mouvement anarchiste de l’époque – lors d’une réunion à Montmartre.
Apport à la décroissance Le groupe des naturiens, aux effectifs réduits et aux regroupements plus ou moins fugaces, se forme après la vague d’attentats anarchistes qui ont lieu de 1892 à 1894 en France. Ancêtres lointains des décroissants, les anarchistes naturiens opposent la civilisation à une nature qu’ils idéalisent. Émile Gravelle, Henri Zisly et Henri Beylie créent en 1895 la revue La Nouvelle Humanité puis Le Naturien en 1898, où ils revendiquent « l’indépendance absolue par le retour à la nature ».
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Alors que les communistes prônent une réappropriation des outils de production et la révolution pour transformer l’organisation du pouvoir, les naturiens, eux, invitent plutôt leurs contemporains à mener une vie simple en renonçant à « l’artificiel superflu ». Ils sont plusieurs à mettre en pratique leur philosophie en créant des dizaines de « milieux libres » à partir des années 1890, où ils expérimentent diverses formes de vie en communautés.
Mort Émile Gravelle décède en 1920. Après la guerre, le mouvement se désagrège : certains se replient sur la sphère privée à travers le végétarisme et d’autres rejoignent la révolution bolchevique.
Pierre Kropotkine
« Pas de compétition ! La compétition est toujours nuisible (…). C’est le mot d’ordre que nous donnent le buisson, la forêt, la rivière, l’océan. Unissez-vous ! Pratiquez l’entraide ! C’est le moyen le plus sûr pour donner à chacun et à tous la plus grande sécurité, la meilleure garantie d’existence et de progrès physique, intellectuel et moral2. »
Naissance Pierre Kropotkine naît à Moscou en 1842, dans une famille issue d’une lignée dynastique qui remonte aux premiers souverains de Russie.
Apport à la décroissance Auteur de La Conquête du pain (1892) puis de Champs, usines et ateliers (1898), il publie en 1902 un ouvrage majeur, L’Entraide, qui vient contrer les thèses inspirées du darwinisme. Via la biologie de l’évolution, l’auteur de L’Entraide et figure de l’anarchisme de son époque apporte à la décroissance une approche originale. Kropotkine critique « l’idée malthusienne de la nécessité d’une compétition au couteau entre tous les individus (...) » et démystifie les théories du darwinisme social qui affirment que la compétition pour l’existence relèverait de l’évolution. En puisant lui-même dans la biologie de l’évolution, il affirme que ce n’est pas la lutte pour la survie mais la coopération qui est le facteur clé de l’évolution des espèces, dont celle des humains. Au modèle capitaliste basé sur la concurrence, il oppose une économie qui repose sur l’entraide et les besoins réels.
Mort Pierre Kropotkine meurt en 1921 dans la petite ville de Dmitrov, près de Moscou. Lénine autorise les anarchistes emprisonnés à suivre son cortège funèbre – qui réunira près de 100 000 personnes.
Simone Weil
« L’expansion capitaliste n’est plus loin du moment où elle se heurtera aux limites mêmes de la surface terrestre3. »
Naissance Simone Weil naît à Paris le 3 février 1909. Son enfance et son adolescence sont marquées par une santé fragile.
Apport à la décroissance Après des études de philosophie à l’École normale supérieure, elle écrit pour plusieurs revues et se consacre à l’enseignement, qu’elle quitte pendant un an en 1934 pour devenir ouvrière dans plusieurs usines, dont Alstom et Renault. De cette expérience qu’elle consigne dans un carnet, elle ressort transformée. Dans l’ouvrage posthume La Condition ouvrière (1951), elle en tire plusieurs analyses et questionne le progrès technique et le rendement du travail. En dénonçant l’illusion d’un progrès technique infini dans un monde régi par des limites matérielles, elle rejoint les premiers objecteurs de croissance. Car la réorganisation complète de l’appareil de production est nécessaire « pour que la production soit adaptée à sa fin nouvelle, à savoir le bien-être des masses ».
Mort Après des désaccords avec la France libre de De Gaulle, qu’elle a rejoint un an plus tôt, elle démissionne de ses fonctions en juillet 1943. Atteinte de tuberculose, elle meurt le 24 août 1943 dans le sanatorium d’Ashford en Angleterre.
Jacques Ellul
« S’intéresser à la protection de l’environnement et à l’écologie sans mettre en question le progrès technique, la société technicienne, la passion de l’efficacité, c’est engager une opération non seulement inutile, mais fondamentalement nocive4. »
Naissance Jacques Ellul est né à Bordeaux le 6 janvier 1912. Converti au protestantisme, il devient sociologue et théologien, inspiré à la fois des penseurs comme Karl Marx ou Søren Kierkegaard.
Apport à la décroissance Plus étudié de son vivant aux États-Unis, Jacques Ellul participe, avec son ami Bernard Charbonneau, à poser les premiers jalons d’une écologie politique à travers sa critique du progrès. Connu pour ses réflexions sur la technique à travers son triptyque La Technique ou l’Enjeu du siècle (1954), Le Système technicien (1977) et Le Bluff technologique (1988), Jacques Ellul déploie dans sa pensée plusieurs thèmes chers à la décroissance. Contre le culte de la technique et son développement exponentiel, il préconise de freiner la croissance économique et de s’engager sur la voie d’une « société ascétique » et un retour vers une certaine frugalité. Engagé sur le terrain, Ellul militera activement pour la préservation des côtes aquitaines, raison pour laquelle la postérité lui assignera la devise : « Penser globalement, agir localement ».
Mort Jacques Ellul meurt à Pessac le 19 mai 1994.
Ivan Illich
« Le dogme de la croissance accélérée justifie la sacralisation de la productivité industrielle, aux dépens de la convivialité5. »
Naissance Ivan Illich naît à Vienne en 1926. Originaire de Dalmatie, son père Piero Ilić est ingénieur civil et sa mère, Ellen, descend d’une famille juive allemande convertie au protestantisme. Après une licence de chimie inorganique et de cristallographie à Florence, il devient prêtre jusqu’en 1969.
Apport à la décroissance Dans La Convivialité (1973), il définit une société conviviale comme « une société où l’outil moderne est au service de la personne intégrée à la collectivité, et non au service d’un corps de spécialistes ». À travers le concept de « convivialité », il prône des outils simples et réparables qui favorisent l’autonomie des individus plutôt que leur dépendance. Ivan Illich s’attaque à toutes les institutions, du secteur de la santé à l’éducation ou encore aux transports. Selon lui, « la prise de l’Homme sur l’outil s’est transformée en prise de l’outil sur l’Homme ». Car arrivées à un certain stade de développement, les institutions finissent par aliéner les individus au lieu de favoriser leur autonomie. C’est ce qu’il appelle la « contre-productivité », ou comment, au-delà d’un certain seuil, la technique en vient à se retourner contre sa visée initiale : Illich rejoint ainsi la critique du « technocapitalisme » d’Ellul et la nécessité « que se dégage, au plan politique, un accord unanime sur la nécessité de mettre un terme à la croissance ».
Mort Ivan Illich meurt le 2 décembre 2002 à Brême, en Allemagne.
Nicholas Georgescu-Roegen
« Chaque fois que nous produisons une voiture, nous le faisons au prix d’une baisse du nombre de vies humaines à venir6. »
Naissance Nicholas Georgescu-Roegen est né le 4 février 1906 dans une famille modeste à Constanza, petite ville de 25 000 habitants située en Roumanie.
Apport à la décroissance Après un premier poste de professeur en statistique à l’université de Bucarest en 1932, il s’installe définitivement aux États-Unis en 1948, où il obtient un poste de chercheur invité à Harvard. Il publie son premier grand livre Analytical Economics: Issues and Problems en 1966. À la fois mathématicien et économiste, Nicholas Georgescu-Roegen forge un nouveau concept pour transformer l’économie : la bioéconomie. Pour l’auteur de Demain la décroissance. Entropie, écologie, économie (1979), l’économie ne peut faire abstraction de l’épuisement des ressources et des limites de la biosphère, car la poursuite d’une croissance infinie dans un monde fini est incompatible avec la loi d’entropie. À force d’extraire toujours plus de ressources, la croissance accélère la dégradation de l’énergie et génère toujours plus de pollutions et de déchets. Il utilise ce principe, aussi appelé la deuxième loi de la thermodynamique, pour critiquer le fonctionnement de l’économie et rappeler les limites physiques auxquelles tous les systèmes sont soumis.
Mort Nicholas Georgescu-Roegen meurt à Nashville le 30 octobre 1994.
André Gorz
« L’utopie ne consiste pas, aujourd’hui, à préconiser le bien-être par la décroissance et la subversion de l’actuel mode de vie ; l’utopie consiste à croire que la croissance de la production sociale peut encore apporter le mieux-être, et qu’elle est matériellement possible7. »
Naissance De son vrai nom Gerhart Hirsch, André Gorz naît à Vienne en 1923.
Apport à la décroissance Installé à Paris en 1949, il commence à travailler comme journaliste à Paris-Presse puis à partir de 1955 pour L’Express sous le pseudonyme de Michel Bosquet – qu’il quitte en 1964 pour participer au lancement du Nouvel Observateur. Dès 1959 avec la publication de La Morale de l’histoire, André Gorz formule une critique du capitalisme et de la dynamique de l’accumulation, responsable selon lui de la perte de la norme du « suffisant », propre aux sociétés précapitalistes. Dans les années 1970, il participe à inspirer l’écosocialisme qui pointe l’incompatibilité de l’écologie et du capitalisme, et revendique une société d’« équité sans croissance ». Il sera l’un des premiers penseurs à parler explicitement de décroissance en France. Il ira jusqu’à affirmer en 2007, année de sa disparition, que la décroissance est « un impératif de survie ». Car, sans elle, « l’effondrement ne pourrait être évité qu’à force de restrictions, rationnements, allocations autoritaires de ressources caractéristiques d’une économie de guerre ».
Mort André Gorz met fin à ses jours avec sa compagne Dorine le 22 septembre 2007 à Vosnon.
Sources
1.Émile Gravelle, « Révolution », Le Naturien, 1898.
2.Pierre Kropotkine, L’Entraide, 1902. Réédité en 2023 chez Payot.
3.Simone Weil, « Perspectives. Allons-nous vers la révolution prolétarienne ? », La Révolution prolétarienne, 1933.
4.Jacques Ellul, Plaidoyer contre la « défense de l’environnement », 1972.
5.Ivan Illich, La Convivialité, 1973.
6.Nicholas Georgescu-Roegen, La Décroissance, 1995.
7.André Gorz, Écologie et Liberté, 1977.
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