Article issu de notre hors-série Renouer avec le vivant, avec Baptiste Morizot.
Les populations d’oiseaux vivant en milieu agricole ont perdu un tiers de leurs effectifs en 17 ans. ». Cette annonce fracassante, publiée en mars 2018 par le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) sur la base d’une étude effectuée avec le Muséum national d’histoire naturelle, n’est pas passée inaperçue. Relayée par la plupart des médias, elle n’a pas seulement permis une prise de conscience, au sein de la population, du déclin massif de la faune aviaire de nos campagnes. Car s’ils sont aujourd’hui en mesure d’établir pareil diagnostic, les chercheurs le doivent à une approche inédite de l’étude des dynamiques du vivant, qui associe des relevés scientifiques et des observations citoyennes menées depuis plus de 30 ans sur l’ensemble du territoire. Le sociologue Florian Charvolin définit les programmes de sciences participatives comme « des pratiques d’observation et de signalement d’éléments naturels à des référents scientifiques, réalisées en se conformant à un protocole plus ou moins strict, par des personnes qui n’en font pas une activité professionnelle ». Une approche inédite ? La participation coordonnée de bénévoles à des recueils de données à des fins de recherche ne date en réalité pas d’hier. Elle voit le jour aux États-Unis et en Angleterre à partir de la toute fin du XIXe siècle. Longtemps réservée aux naturalistes amateurs, la pratique s’est lentement démocratisée. En France, pays à la tradition naturaliste moins ancrée, le premier programme de sciences participatives arrive en 1989. Il s’agit du Suivi temporel des oiseaux communs (Stoc), destiné à étudier les variations d’abondance de certaines espèces dans la durée, et dont les résultats ont justement été utilisés dans le cadre de l’étude sur le déclin des oiseaux en milieu agricole. Mis sur pied par le Muséum, il s’adresse à des amateurs expérimentés.
Le Stoc a par la suite servi de modèle pour des protocoles intéressant d’autres espèces – escargots, chauves-souris, libellules, pollinisateurs, plantes sauvages, vers de terre, organismes marins, orthoptères nocturnes… –, dont le public s’est peu à peu élargi à des catégories sociales ciblées pour les besoins de la recherche, tels que les agriculteurs ou gestionnaires d’espaces, et aux dilettantes, en tablant sur leur envie d’acquérir des connaissances naturalistes pour le plaisir et d’aider la science. Pour permettre à ces nouveaux venus de participer tout en garantissant des données scientifiquement fiables, il a fallu mettre au point des protocoles simplifiés. Ce qui n’a pas toujours été possible, car reconnaître les différents oiseaux à l’ouïe, par exemple, n’est pas à la portée de n’importe qui. Et certains suivis qui, comme celui des chauves-souris nécessitent un matériel onéreux, restent peu accessibles au grand public. La création en 2006 de Vigie-Nature a permis de coordonner différentes initiatives participatives fondées sur des protocoles scientifiques, portées par des laboratoires de recherche ou des associations.
Une massification bienvenue
Au cours des quinze dernières années, ces programmes citoyens ont connu une progression spectaculaire du fait de la médiatisation croissante des questions écologiques et de l’arrivée d’Internet puis des réseaux sociaux dans les foyers, qui ont démultiplié la production de données. « Les premiers recueils de données se faisaient sur des feuilles de papier envoyées aux chercheurs. On ne pouvait pas imaginer de déployer ce type de programmes à large échelle », rappelle Anne Dozières, directrice de Vigie-Nature. On compte aujourd’hui en France environ 200 dispositifs de suivi citoyen de la biodiversité , alimentés chaque année par plus de 100 000 bénévoles actifs . Un renfort bienvenu pour les scientifiques, car pour établir un état des lieux de la biodiversité au niveau national, la recherche a besoin de recueillir des observations sur une grande diversité d’espèces, pendant de longues périodes et sur tout le territoire. Cela requiert des moyens humains considérables.
Il est aujourd’hui essentiel d’en savoir beaucoup plus sur le vivant et ses stratégies adaptatives pour faire face aux agressions qu’il subit. Il faut également évaluer les effets des mesures mises en œuvre pour tenter d’enrayer le déclin de la biodiversité. Le défi est titanesque pour la recherche, qui ne dispose ni des crédits ni du personnel nécessaires pour le relever. « La biodiversité est quelque chose de complexe, ce n’est pas seulement une liste d’espèces. Ce sont aussi les interactions entre elles, et on se situe à des échelles de temps et d’espace qui introduisent de la complexité. Même avec des armées d’étudiants, on ne peut pas collecter les données à ces échelles », analysait en 2019 Romain Julliard, directeur de recherche au Centre d’écologie et des sciences de la conservation (Cesco) lors d’une conférence sur les sciences participatives.
D’où l’idée, apparemment saugrenue tant cela semble éloigné de la démarche scientifique, d’en appeler à une mobilisation citoyenne d’ampleur. Cela ne s’est pas fait sans mal et si les sciences participatives ne font plus débat parmi les chercheurs, elles ont naguère suscité des réactions enflammées. En 2010, au lancement du Suivi photographique des insectes pollinisateurs (Spipoll), la polémique atteignit son paroxysme lorsque des entomologistes belges accusèrent le Muséum de faire de la « pseudoscience ». Dix ans plus tard, personne ne songerait à porter pareilles accusations. Les sciences participatives sont entrées dans les mœurs. Ou, pour le dire autrement, la recherche ne peut tout simplement plus s’en passer. Au niveau mondial, « à peu près les trois quarts des études scientifiques sur la réponse de la biodiversité au réchauffement climatique s’appuient sur des données récoltées par des amateurs ou dans le cadre de programmes de sciences participatives », énonce Romain Julliard. « Les données sont fiables, des résultats ont été publiés dans les meilleures revues qui existent », assure quant à lui Colin Fontaine, directeur scientifique de Vigie-Nature. À ce jour, les observations de la vingtaine de programmes pilotés par le Muséum ont été utilisées lors de 20 thèses et 145 publications scientifiques.
Une montée en compétences continuelle
Un tour de force quand on sait que les observateurs sont la plupart du temps complètement novices. « Papillon, libellule, criquet, je savais à peu près que c’était différent, mais c’était tout », reconnaît un participant, devenu entomologiste amateur grâce aux sciences participatives. Voici toute l’ingéniosité du dispositif : les protocoles ne sont pas seulement simplifiés, ils sont aussi conçus pour permettre aux citoyens d’accroître progressivement leur savoir, aidés en cela par des contributeurs plus anciens et les scientifiques encadrant le dispositif. Parfois des formations sont également mises en place. Il n’est toutefois pas demandé à ces petites mains de se substituer aux scientifiques professionnels, uniquement de les assister en accumulant des informations qui vont notamment permettre de mesurer les variations d’abondance d’espèces ou de groupes d’espèces. Les attentes sont donc différentes, puisqu’il s’agit schématiquement de savoir identifier correctement des animaux ou des végétaux déterminés et de les compter sur un espace limité, chez soi ou à proximité. « Ce qui est un peu nouveau avec les sciences participatives modernes, c’est qu’on s’intéresse aux espèces ordinaires, celles qu’on va voir dans son jardin, alors que les naturalistes s’intéressent plutôt aux espèces rares. Or, du point de vue des écosystèmes, les espèces communes jouent un rôle extrêmement important », souligne Colin Fontaine. Actuellement, les programmes qu’il supervise s’appuient sur plus de 18 000 observateurs grand public, 2 500 naturalistes amateurs, 1 200 agriculteurs et 600 gestionnaires d’espaces verts ou naturels, ainsi que 350 classes prenant part au dispositif Vigie-Nature école.
« L’une des raisons d’être de notre programme était d’établir des indices de réponse de la végétation face au changement climatique, mais ce qui le motivait encore plus, c’était d’essayer de sensibiliser le grand public, l’inciter à se rapprocher de la nature, se l’approprier, s’en émerveiller, tout en participant à un programme de recherche », relate quant à lui Colin Van Reeth, responsable de l’animation de Phénoclim, dispositif créé par le Centre de recherches sur les écosystèmes d’altitude (CREA Mont-Blanc) et destiné à mesurer l’impact du changement climatique sur la faune et la flore en montagne. « On constate un engouement croissant pour les sciences participatives aujourd’hui. Je pense que les gens ont conscience des enjeux liés au changement climatique et à l’érosion de la biodiversité, et que parfois ils se sentent démunis. Les sciences participatives leur permettent justement de se sentir utiles », suggère Arnault Samba, chargé de mission environnement pour l’Union nationale des centres permanents d’initiatives pour l’environnement (UNCPIE).
La volonté d’être utile à la science est en effet omniprésente. « J’adore savoir ce qui m’entoure. J’ai toujours été curieux de voir les oiseaux. À la retraite, j’ai commencé à prendre un peu de temps pour les regarder, me poser des questions, en identifier un, puis deux, puis trois… Et puis j’ai entendu parler d’Oiseaux des jardins il y a cinq ans. Je me suis dit que ce serait un excellent moyen pour progresser tout en essayant d’aider la communauté scientifique dans la mesure de mes moyens », raconte ainsi Serge Sougakoff, participant en Seine-et-Marne.
Les ressorts obscurs de l’intérêt pour le vivant
D’année en année, les effectifs progressent. Pas assez vite au goût des promoteurs des sciences participatives qui butent souvent sur la question de la motivation : quel est l’élément déclencheur poussant une personne à franchir le pas ? Si la participation des agriculteurs et des gestionnaires d’espaces verts ou naturels s’explique par la volonté de mieux connaître l’état de santé du milieu dont dépend leur activité, l’implication des particuliers a des ressorts plus obscurs. Le sociologue Florian Charvolin, qui s’intéresse beaucoup aux sciences participatives , se méfie de la notion de motivation. « C’est une illusion rétrospective. On ne sait pas pourquoi les gens se mettent à observer, on n’a aucun moyen de savoir pourquoi une personne va contacter un jour la LPO ou Tela Botanica. On retombe sur des clichés qui ne sont pas toujours éclairants, du type “Ma grand-mère m’avait offert un filet à papillons” », analyse-t-il. Aussi préfère-t-il se concentrer sur ce qui caractérise ces observateurs. Car il apparaît que les sciences participatives recrutent davantage dans certaines franges de la population que dans d’autres. Le niveau de formation des contributeurs est globalement assez élevé, et le temps libre dont ils disposent paraît jouer un rôle déterminant. « Ce sont des gens qui ont du temps soit parce que leur profession le permet, soit parce qu’ils sont homme ou femme au foyer, étudiant ou retraité », résume Florian Charvolin. Selon les statistiques de Vigie-Nature portant sur cinq observatoires grand public, 57 % des particuliers sont soit des retraités (36 %), soit des cadres ou des professions intellectuelles supérieures (21 %). À l’opposé, les ouvriers comptent pour moins de 2 % des effectifs, les artisans à peine davantage. Il faut aussi noter que les sciences participatives ont enregistré des records de participation pendant les deux mois de confinement au printemps dernier, période où le temps libre abondait. Enfin, la proportion de femmes est élevée comparativement aux milieux naturalistes classiques, très majoritairement masculins. « Nous avons mené une enquête il y a trois ans. Sur 3 000 réponses, 55 % étaient des femmes et 45 % des hommes », déclare Anne Dozières.
Autre critère significatif identifié par le sociologue, la proximité avec la campagne. Les urbains participent assez peu, bien qu’il existe des programmes pouvant être déployés en ville : Spipoll, Sauvages de ma rue ou encore l’Observatoire de la biodiversité des jardins. Angélique Daubercies, chargée de ce dernier dispositif au sein de l’association Noé, relève que ses participants vivent majoritairement en milieu rural (50 %) ou périurbain (30 %). Enfin, l’intérêt préalable pour le vivant joue un rôle considérable. Phénomène observé dans la plupart des dispositifs de sciences citoyennes, 20 % des contributeurs environ génèrent 80 % des données transmises. « Cela correspond à la catégorie de ceux que nous appelons les « experts », c’est-à-dire des gens qui étaient auparavant des amateurs naturalistes dans des clubs ou des associations et qui vont s’intéresser à la science participative », explique Florian Charvolin, qui plaide pour des campagnes de communication ciblées sur les fractions de la population qui constituent déjà un terrain propice au développement des sciences participatives : anciens professeurs de biologie qui herborisent en collectif, groupes d’amis organisant des sorties ornithologiques le week-end, etc. Demeure la question de savoir comment atteindre un public qui ne se soucie guère du vivant. Comment provoquer l’étincelle ?
Éveiller la curiosité des jeunes générations
Le cas du Spipoll prouve qu’il n’est pas totalement illusoire de penser que l’intérêt pour l’environnement peut venir en observant. « J’ai découvert qu’il fallait observer pour comprendre et moins maltraiter », assure par exemple Marie-Christine Dubernard, participante installée dans les Yvelines et se déclarant « pas écolo ». L’enseignement pourrait également apparaître comme un levier approprié. Créé en 2010, Vigie-Nature école décline sept programmes participatifs en version scolaire, accessibles de la maternelle au lycée. « Nous avons choisi des protocoles relativement simples, peu coûteux pour les enseignants et pouvant être mis en place dans la cour d’école, afin que l’enseignant puisse faire des observations avec ses élèves au sein de l’établissement ou à proximité immédiate », précise Sébastien Turpin, coordinateur de Vigie-Nature école. L’enseignant dispose de ressources en ligne conçues pour lui et peut inscrire les observations réalisées avec sa classe dans le cadre des programmes scolaires. L’occasion, tout en aidant les chercheurs, d’aborder avec ses élèves des questions comme la biodiversité, la citoyenneté, le développement durable ou encore la démarche scientifique. Pas toujours passionnés par les problématiques environnementales, les élèves se laissent souvent prendre au jeu. « Quand j’annonce qu’on va aller regarder des escargots, ils ne sautent pas de joie… Après, en le faisant, ils sont bluffés par le seul fait d’observer des êtres vivants, c’est même assez étonnant pour des lycéens », relate Chloé Lethbridge, professeur en sciences de la vie et de la terre dans les Hauts-de-Seine. Reste que les SVT sont aujourd’hui le parent pauvre des programmes scolaires, la plupart des élèves abandonnant la discipline dès la seconde au profit des maths et de la physique. Insuffisant sans doute pour en faire des naturalistes en herbe, mais peut-être pas pour éveiller durablement leur curiosité. L’émerveillement face au vivant, comme la joie d’identifier pour la première fois une espèce inconnue sont de puissants moteurs.
Remettre en cause ses propres comportements
Les programmes de sciences participatives intéressant la biodiversité ont pour vertu subsidiaire de questionner les pratiques des contributeurs eux-mêmes. Y compris quand elles sont dictées par la bienveillance, comme le fait remarquer Marjorie Poitevin, animatrice de l’observatoire Oiseaux des jardins et de Mission hérisson, au sein de la Ligue pour la protection des oiseaux (LPO). « Les hérissons étant porteurs de puces et de tiques, certaines personnes pensent bien faire en leur mettant de l’antipuce pour chiens et chats, ou leur donnent à manger du pain trempé dans du lait, parce qu’ils adorent cela, mais cela peut leur être fatal », met-elle en garde. Pareillement, le nourrissage des oiseaux doit être arrêté au printemps, même s’il est tentant de le prolonger pour faire durer le plaisir de les observer. Outre qu’il n’a pas d’utilité, le nourrissage estival accroît le taux de prédation sur la mangeoire et le risque de transmission de maladies. Il engendre par ailleurs une perturbation des habitudes alimentaires des oiseaux.
Vouloir reverdir sa ville en semant des graines au pied des arbres ou dans les fissures des trottoirs est louable. À condition de ne pas faire germer des plantes qui pourraient concurrencer celles qui poussent naturellement en ville. « Si on veut faire des bombes à graines, il faut se servir de celles des plantes sauvages présentes dans le milieu et qui galèrent à se faire une place », insiste Elodie Masseguin, coordinatrice des programmes participatifs de l’association Tela Botanica, dont Sauvages de ma rue, mené en partenariat avec le Muséum, qui a pour vocation d’aider les citadins à reconnaître les végétaux poussant dans leur environnement tout en faisant avancer la connaissance de la biodiversité en ville.
Au-delà de ces prises de conscience ponctuelles, souvent propres à chaque programme et aux efforts de sensibilisation consentis par ses animateurs, l’observation assidue du vivant qui les entoure et la meilleure compréhension qu’ils en acquièrent au fil du temps conduisent les participants à des modifications de comportement plus profondes et sur de plus grandes échelles. Quand ils constatent par exemple que l’utilisation d’un seul pesticide dans leur jardin fait baisser de moitié leurs observations. « Nous avons pu démontrer dans une étude qu’au fur et à mesure de leur participation, les observateurs utilisent de moins en moins de produits phytosanitaires dans leurs jardins. C’est un apprentissage qui se fait par l’expérience, pas parce qu’on va leur expliquer ce qui est bien ou pas », affirme Anne Dozières. « Les sciences participatives sont vraiment un moyen de former les citoyens, de les réconcilier avec les sciences et de leur donner des armes pour se forger leur propre opinion », conclut Mathieu de Flores, animateur du Spipoll.
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