Un jeune homme affublé d’un costume d’escargot escalade des cylindres entremêlés. Bleu, noir, rouge, jaune, vert : l’horizon des JO 2024 orne le parvis de l’hôtel de ville parisien. Quelques mètres sous les pieds du grimpeur, des bottes de foin entassées servent d’estrade pour les prises de parole venues des points cardinaux d’Île-de-France. Triangle de Gonesse au nord, plateau de Saclay au sud, Châtres à l’est et Thoiry à l’ouest : les terres fertiles des quatre coins de la région se voient inexorablement couvertes d’un béton rampant. Inexorablement ? Jusqu’à ce que ces terres se soulèvent. Et c’est précisément ce qui rassemble ces activistes, agriculteurs et citoyens, réunis sous la bannière des « Soulèvements de la terre » qui, depuis bientôt un an, sillonnent le pays.
Retrouvez cet article dans notre hors-série L'Écologie ou la mort.
Par ce week-end ensoleillé d’octobre, ils s’égosillent sous les fenêtres de la maire de Paris, Anne Hidalgo. « Mais ce n’est pas forcément représentatif de nos modes d’action, d’habitude, on se retrouve sur les terres à défendre, on les occupe, c’est du concret », s’empresse de tempérer Antoine*, venu en stop de Notre-Dame-des-Landes. Deux semaines plus tôt, les Soulèvements de la terre joignaient leurs forces à celles du collectif Bassines non merci, qui s’oppose à un projet de construction de gigantesques cuves d’eau dans le Marais poitevin, destinées à alimenter des exploitations agricoles productivistes.
Pour aller plus loin, découvrez notre reportage « Rage against the bassines » lors de la mobilisation de Sainte-Soline.
« Par cette mobilisation, on fait aussi de l’éducation populaire : le sujet de la préservation des ressources e eau, qui concerne toute la population, sort enfin du seul microcosme qui était en train de le discuter, dans le monde agricole »,se réjouit Nicolas Girod, porte-parole de la Confédération paysanne, syndicat agricole intégré aux Soulèvements de la terre. Une bassine, c’est un cratère plastifié, creusé sur huit hectares en moyenne, devant retenir l’eau pompée en hiver afin d’alimenter, en été, les grandes cultures intensives de la région.
Une vingtaine sont prévues. Le 22 septembre, plus de 500 personnes issues du monde paysan, du collectif Bassines non merci, des mouvements climat – Youth for Climate, Extinction Rebellion –, et des zadistes de Notre-Dame-des-Landes, aidées d’un troupeau de brebis, sont parvenues à faire reculer les bulldozers. « Quand ce genre de rencontres se produit, mêlant d’un côté l’expérience de la diffusion et de la capacité logistique au niveau national et, de l’autre, un collectif local qui croit dur comme fer qu’il faut coûte que coûte se mobiliser, ça fait un combo un peu magique », s’enthousiasme Antoine.
Les Soulèvements de la terre ne sont pas une énième association de défenseurs de la planète, ni un rassemblement inter-organisations, ni une plate-forme de convergence des luttes paysannes et climatiques. Léna Lazare, porte-parole de Youth for Climate et membre de cette nébuleuse activiste, les voit plutôt comme une « campagne d’actions ». « Soulèvements », pluriels comme les collectifs qui s’y joignent. « Terre », mais avec un petit « t », celle qui grouille et qui vit, ancrée dans le sol, loin des abstractions majuscules.
Les Soulèvements de la terre, c’est la tentative de construire un réseau de luttes locales, tout en impulsant un mouvement de résistance à grande échelle, une « reconnexion des luttes par le bas », analyse Nicolas Girod. Après un premier appel lancé en début d’année dans les réseaux militants afin de radicaliser les actions autour des questions liées à la bétonisation des terres, la deuxième saison, qui s’ouvrait dans les Deux-Sèvres contre les bassines, s’est donné pour thème la lutte contre l’accaparement des terres et leur intoxication par le système agro-industriel.
« On n’a plus le luxe d’attendre que la prochaine génération s‘engage »
Depuis mars dernier, les actions menées par les Soulèvements se sont multipliées : à Besançon pour défendre les jardins ouvriers des Vaîtes, à Rennes contre l’agrandissement du stade de foot, au Puy-en-Velay contre le projet de déviation de la RN88, à Saint-Colomban contre l’extension des carrières de sable, ou encore en juin dernier, un peu partout, pour bloquer l’industrie du béton. « Depuis 2019, avec les principaux acteurs des mouvements climat, on tentait de créer des convergences avec les mouvements sociaux, mais on se trouvait un peu dans une impasse », admet Léna Lazare.
Avec le Covid, certains ont eu l’espoir d’un « monde d’après » différent, mais, dans les faits, l’activisme climatique comme les milieux autonomes ont surtout vécu, ainsi que le reste du monde, une longue période d’hibernation. Du côté de la ZAD, Antoine corrobore. « Il y a des générations qui s’engagent et qui perdent foi, des militants des marches climat ou des paysans qui abandonnent face aux grandes exploitations. Mais on n’a plus le luxe d’attendre que la prochaine génération s’engage, il fallait se structurer, lier des groupes locaux dont les ambitions dépassent la question locale. »
C’est à ce moment qu’adviennent, à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, les Assises de la Terre. Paysans, autonomes, mouvements climat : tous avaient des a priori les uns sur les autres, n’avaient « jamais pris le temps de se concerter de cette manière », constate Léna. Les Soulèvements de la terre émergent de cette urgence de faire front commun, comme le résume leur premier communiqué rédigé à l’issu de ces Assises, en janvier dernier : « Nos luttes, séparées les unes des autres, sont impuissantes. Syndicalisme paysan, mouvements citoyens, activismes écologistes, agitations autonomes, mobilisations locales contre des projets nuisibles, ne parviennent pas à renverser la situation. Il est nécessaire d’inventer des résistances nouvelles. »
Ces premières rencontres ont eu lieu dans des bocages à forte portée symbolique : ceux de Notre-Dame-des-Landes. « La bataille victorieuse qu’on a menée sur ces terres, contre la construction de l’aéroport, nous a conduits non seulement à faire dialoguer des organisations qui avaient des pratiques différentes, mais aussi à cultiver la terre par nous-mêmes pour l’habiter et se nourrir. Par ce biais, certains sont devenus paysans », explique Antoine. C’est, entre autres, de ce succès que s’inspirent les Soulèvements, fondant leur campagne d’actions sur trois piliers : unir les forces de paysans, d’activistes écolos et de zadistes autonomes, partir du local, concret, contextualisé, et faire de la terre, au sens foncier du terme, le cœur de tous ces combats.
La question foncière, « révolutionnaire »
Notre-Dame-des-Landes est devenue emblématique de l’articulation entre luttes locale et globale. « Le climat, c’est l’aéroport. Le climat, la destruction des sols, c’est le béton. On peut retrouver de la force en sortant d’une généralité abstraite et assez désespérante, en se cristallisant sur des enjeux sur lesquels on peut agir de façon concrète. Et parier sur l’effet boule de neige : si on les fait reculer quelque part, peut-être vont-ils reculer d’eux-mêmes ailleurs. Ou que nous serons plus nombreux à nous sentir capables de les faire reculer », détaille Antoine. Pour ne pas s’éteindre, une lutte a besoin de victoires ; et lorsqu’il est moins question de Terre que de terres, ces victoires deviennent plus accessibles.
Elles permettent « d’insuffler une culture de la résistance pour être ensuite plus forts, à une plus grande échelle, grâce aux thématiques communes de ce tissu de luttes préexistantes », ajoute Léna. Maxime Gaborit, doctorant à l’université Saint-Louis – Bruxelles et à Sciences Po, mène actuellement une thèse sur les formes de contestation des militants pour le climat, qu’il suit depuis plusieurs années. Pour lui, cette démarche est aux antipodes des mouvements climat traditionnels, « de leurs marches très globales, désincarnées, déconnectées des luttes locales, qui interpellent directement l’État pour un changement de politique ».
Si le foncier est lui aussi central dans le combat des Soulèvements, c’est qu’« à la croisée de la fin du monde et de la fin du mois, du soulèvement des Gilets jaunes et de la jeunesse qui s’agite pour le climat, il y a la réappropriation et la défense de la terre comme bien commun ; c’est une question politique, révolutionnaire », explique Antoine. L’équation foncière est en effet vertigineuse. La surface agricole représente 50 % du territoire national. Dans les 10 ans qui viennent, en raison du vieillissement des agriculteurs, la moitié des fermes en France vont changer de main.
Et, à défaut d’une inflexion de la dynamique actuelle de reprise des terres, elles seront utilisées soit pour agrandir des exploitations industrielles, soit pour de nouvelles constructions. Afin d’endiguer le désastre, il faut « aller à la bagarre aussi bien sur le terrain que dans les institutions : reprendre les terres accaparées en semant, en moissonnant, en occupant, comme le faisait le mouvement des paysans travailleurs », explique Nicolas Girod.
Si le consensus sur les leitmotivs de cette campagne d’actions semble régner parmi les divers participants, il est plus ardu de trouver un terrain d’entente sur la méthode. Sabotage, pas sabotage ? Désarmement, désobéissance civile ? « Sur l’action des bassines, il y avait des retraités du coin, des membres d’Extinction Rebellion avec leurs méthodes bien rodées, des gens un peu énervés aussi, qui avaient envie de péter des machines… » raconte Léna Lazare. Bien qu’une forme de radicalité globale soit assumée, d’interminables AG se tiennent avant chaque action pour respecter les limites de chaque organisation. « Pour la Confédération paysanne, la limite, c’était qu’on évite toute confrontation directe avec le congrès de la FNSEA, parce qu’en tant que syndicat, si ça part en guerre ouverte, c’est tendu pour eux », illustre la porte-parole de Youth for Climate. Un « profond respect des différentes organisations et manières de lutter » que salue Nicolas Girod.
« On crée la surprise, un peu comme le cortège de tête en manif »
Chaque organisation qui prend part aux Soulèvements est nourrie par sa propre histoire politique. Certains zadistes de Notre-Dame-des-Landes ont construit des barricades, vécu des confrontations très violentes avec les forces de l’ordre. Les traditions des mouvements autonomes nourrissent leurs imaginaires. La Confédération paysanne a, elle aussi, « une histoire d’action directe inscrite dans son ADN », rappelle Nicolas Girod, mais avec des méthodes qui lui sont propres : lorsque José Bové démonte le McDonald’s de Millau en 1999, il le fait à visage découvert, se rend lui-même à la juge d’instruction pour être placé en détention provisoire et savoure le procès politique qui s’ensuit. Le mouvement climat, lui, est constitué de nombreux « primo-militants », parfois inexpérimentés, pas tous nourris par une quelconque histoire des luttes.
« Le climatisme est un environnementalisme dont l’homogénéité n’était qu’apparente lors des marches massives : ce n’est pas un mouvement politique, il n’a ni tradition politique ni imaginaire », explique Maxime Gaborit. L’impuissance de leurs modes d’actions, constitués de marches massives mais policées, s‘explique, selon Maxime Gaborit, par ce que le mouvement climat a voulu incarner : une justice en surplomb, au-dessus de l’État qui, lui, se situerait du côté de l’injustice par ses lois, « ce qui impliquait, pour être crédible, une non-violence irréprochable ».
Ces mouvances peuvent donc sembler politiquement irréconciliables. Mais au lieu d’être un handicap, cela joue plutôt en faveur des Soulèvements, une fois sur le terrain. « Plein d’orgas différentes sont à un même endroit, il y a des banderoles, des chants... les flics sont un peu perdus, ne savent pas sur qui taper. Pour l’instant, on crée la surprise, un peu comme le cortège de tête en manif », se réjouit Léna. Un exemple loin d’être anodin, estime Maxime Gaborit. La présence accrue du « cortège de tête » lors des manifestations a renforcé un pôle autonome de gauche dans les mouvements sociaux, ce qui « a nourri une frange du mouvement climat dans sa nécessité d‘investir un nouvel imaginaire, plus radical et politique ».
Et c’est aussi par ces mouvements que le lien avec les paysans devient possible. « Depuis les Gilets jaunes, certains ont ouvert les yeux sur la nécessité de prendre en compte les revendications et modes d’actions issus des classes populaires, là où le mouvement climat était souvent hors-sol, déconnecté », développe le chercheur.
Foncière, locale, radicale et politique, la campagne des Soulèvements de la terre ne fait que commencer. « Le réseau et la confiance ne se décrètent pas, l’intelligence du débat politique et des formes d’actions non plus. On a constaté qu’on pouvait se faire confiance en prenant des risques communs. On voit que nos alliances sont fertiles et nécessaires, que toutes les luttes auxquelles on a participé s’en sont trouvées renforcées », observe Antoine. Ensemble, ces militants sont sortis « d’une forme de nihilisme partagé, de désabusement tranquille qui induirait un retour à des formes de vie plus individualistes », célèbre le jeune zadiste à l’aune du premier anniversaire de cette convergence. Le regard déjà résolument tourné vers l’avenir : « En mars, on s’attaque à Monsanto ! ».
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