Alors que les magasins de vêtements sont fermés dans de nombreuses villes, les vitrines arborent les robes, vestes et autres chemises de la saison printemps-été 2021 : des roses bonbon, des jaunes pâles et du violet sous toutes ses déclinaisons. Grâce à la vente en ligne, les rues fleuriront bientôt de ces étoffes douces ou criardes. Une bucolique débauche de couleurs dont la production requiert un terrible arsenal de substances chimiques et toxiques.
Les sombres procédés synthétiques de l’industrie textile
Car nul coton, laine ou soie n’est naturellement bleu canard ou vert anis. Dans le secteur textile industriel, après le choix de la matière première, la filature puis le tissage, le tissu est ennobli puis teint. La fibre est d’abord blanchie à l’eau de Javel, avant de recevoir éthoxylates de nonylphénol, colorants azoïques, phtalates, formaldéhyde et autres produits au nom barbare utilisés par les industriels pour la teinture synthétique des vêtements. La fabrication d’un kilo de colorant d’origine pétrochimique nécessite environ 100 kilos de résidus pétrolifères, 10 kilos d’acides forts et 1000 litres d’eau, selon Pili, une entreprise spécialisée dans la fabrication de biocolorants.
Le chlore et les métaux lourds qu’on retrouve dans les pigments, les solvants chlorés et les acides sont à la fois volatiles et très peu biodégradables, aussi empoisonnent-ils l’air, les eaux, et les sols. Ces produits chimiques sont, de plus, à l’origine de cancers et d’infertilité pour ceux qui les manipulent dans les usines délocalisées des pays du Sud, où les multinationales du secteur profitent d’un droit du travail et de réglementations peu contraignantes. Bref, comme le souligne Audrey Millet, ancienne styliste et historienne, autrice du Livre noir de la mode (2021, Les Pérégrines) : « l’histoire du textile et de l’industrie de la confection c’est l’histoire de catastrophe sanitaires, humaines, écologiques, et de maladies graves. »
À la suite de campagnes de mobilisation, les normes sanitaires et environnementales ont été durcies à échelle internationale. Les substances présentes dans les colorants azoïques en particulier sont interdites ou tolérées à des seuils minimes par une directive européenne qui exige des exportateurs une attestation « AZO FREE » (sans métaux lourds et produits chimiques dangereux). Mais ces seuils, même respectés, n’empêchent pas à la teinture synthétique de rester toxique ; le dumping social et environnemental permet, quant à lui, de contourner les normes. Outre les labels qui certifient des procédés de teinture plus « verts », le livret Le revers de mon look (Ademe, 2016) invite aussi à « préférer les couleurs naturelles, les vêtements teints à partir de végétaux. »
Teinture végétale contre teinture synthétique
L’industrie textile et ses teintures synthétiques reposent sur des procédés pétrochimiques, auxquels on oppose souvent les procédés de teinture végétale. Laura Chantebel, fondatrice de la marque Fibre bio, qui commercialise des textiles teints selon ce savoir-faire, précise : « chimique n’est pas synonyme de synthétique ni de toxique ». Il y a chimie quand « des molécules se joignent entre elles ». Et la teinture végétale aussi nécessite une intervention chimique pour que la plante et la fibre deviennent respectivement teinture et teintée. En revanche, le type de chimie utilisé permet de distinguer les teintures synthétiques des teintures végétales. La teinture synthétique est née quand les scientifiques ont été capables d’aller chercher dans chaque végétal la molécule qui est à l’origine d’une couleur, avant de la répliquer à l’infini. La « chimie naturelle » quant à elle n’opère pas de sélection monochrome. Dans chaque support végétal qu’elle utilise, une multitude de molécules pigmentaires de différentes couleurs se mêlent. Ainsi, le rouge obtenu par des procédés de teinture végétale sera plein de nuances, que la teinture synthétique ne sait pas reproduire : dans le rouge, des oranges, des jaunes, et des verts qui dominent plus ou moins selon la lumière.
Pour teindre un tissu, le teinturier réalise d’abord un bain où il plonge les plantes, fruits, fleurs, racines, écorces, minéraux. Pendant la phase d’infusion, les molécules colorantes vont être libérées. L’étape de la décoction donne toute son intensité au colorant. Le mordançage prépare quant à lui la fibre à recevoir le pigment naturel. Une fois le bain et le tissu prêts, le teinturier acte la fusion : il plonge le textile dans la solution. Par des jeux de température et de durée du bain, il obtient la couleur et les nuances souhaitées.
Un modèle incompatible avec l’industrie textile ?
La teinture végétale se voit souvent reprocher de ne pas savoir fixer durablement les couleurs sur les vêtements. Une critique que Laura Chantebel balaye d’un revers de main. Certes, le temps vient changer les nuances, mais elles restent intenses quand le savoir-faire est maîtrisé, « les tapisseries et vêtements anciens exposés dans les musées, dont les couleurs sont restées intactes et très belles » en sont la preuve. Si la précision des nuances et la résistance des couleurs vient avec le savoir-faire, il est des exigences que la teinture végétale n’est cependant pas capable de respecter. Laura reconnaît que cette technique comporte toujours une dose d’imprévu, d’aléatoire. Alors, quand des marques de la grande distribution la contactent, elle est « la première à dire que le cahier des charges n’est pas tenable ». De même, les échelles et volumes propres à la teinture végétale écologique sont incompatibles avec ceux de l’industrie textile aujourd’hui.
Pour dépasser l’échelle artisanale et devenir une alternative crédible aux yeux de la grande distribution, seule une production en monoculture et intensive de végétaux sélectionnés – agrumes, fleurs d’hibiscus, raisin, épinard, betterave, etc. – répondrait à la demande. La teinture resterait végétale... mais n’aurait plus rien d’écologique si elle dépassait de petits volumes de production. La méticulosité de ses manipulations, la lenteur de ses rythmes et les volumes restreints de sa production imposent aux marques qui travaillent avec des artisans teinturiers des coûts de production plus élevés, et donc des prix de vente qui ne rivalisent pas avec les géants de la mode. Les seuls vêtements teints selon des procédés non toxiques demeurent donc des biens d’exception. Laura précise toutefois que « ça n’est pas parce [qu’elle] travaille dans la teinture végétale [qu’elle] pense que c’est la seule manière » d’écologiser ce segment de l’industrie textile.
La voie technique et l’utilisation du vivant pour créer du textile et le teindre serait une piste à suivre. En 2018, dans un article pour Socialter, les créateurs de la start-up Pili expliquaient leur pari d’élever en laboratoire des colonies de « bactéries mangeuses de sucre qui produisent des molécules bleues », mais aussi rouges ou vertes. Par une alliance entre fermentation et procédés chimiques, ils parviennent à « s’affranchir du pétrole et des produits chimiques polluants ». En mars 2021, la société annonce avoir bénéficié d’une nouvelle vague d’investissement portant le fonds total d’euros investis à 10 millions d’euros. Dans son communiqué, elle explique son objectif de continuer à monter en échelle et elle prévoit à 2022 l’entrée en phase de qualification – la dernière étape avant le lancement de la production industrielle de produits de coloration textile biosourcée. Pili dit de cette dernière qu’elle a ouvert « un nouveau chapitre de l’histoire de la couleur ». Car la biotechnologie rendrait capable de dépasser les impossibilités techniques de la teinture végétale et de respecter les cahiers des charges de la grande distribution ; elle permettrait, tout en utilisant des procédés écologiques capables de répliquer des couleurs précises, ni plus ni moins que de produire « à grande échelle de manière industrielle pour répondre à la demande massive de colorants et de pigments partout sur la planète et à des prix accessibles à tous. »
Les impossibles d’un verdissement sans ralentissement
Serait-ce les prémisses d’une mode éthique ? Madjouline Sbai, sociologue et ingénieure de l’environnement, s’est posé la question en 2018. Trois ans plus tard, elle n’en démord pas : « il faut appuyer sur le frein, c’est-à-dire produire, vendre et consommer moins mais mieux. ». Or, si la biotechnologie compte écologiser un segment de la production, elle ne remet aucunement en question le modèle productiviste de l’industrie textile, et assure au contraire que ce nouveau procédé n’entraînera à terme aucune « perte de performance ni augmentation des coûts de teinture. »
Et à l’argument qui y verrait l’amorce d’une transition d’un secteur industriel, Jean-Baptiste Fressoz répond qu’il faut se méfier de « l’imaginaire transitionniste [qui] structure la perception commune de l’histoire des techniques. » Car selon lui, « l’histoire matérielle de notre société est fondamentalement cumulative ». Car selon lui, « l’histoire matérielle de notre société est fondamentalement cumulative ». Il convoque l’exemple de la transition énergétique, qui n’a selon lui jamais eu lieu car les énergies renouvelables n’ont pas rendu obsolète la production d’énergies fossiles – mais simplement alimenté la croissance. Le secteur textile est souvent appelé aux côtés du secteur de l’énergie parmi les principaux responsables des émissions de gaz à effet de serre. Alors, cette mise en garde de l’historien est à considérer quand on pense aux appels à une transition de l’industrie de la mode. Les prédictions annoncent que la fast fashion va encore grossir de 60% d’ici 2030. La technique n’est pas neutre ni isolée, et compter sur elle pour écologiser la teinture textile sans la sortir des logiques productivistes et capitalistes qui structurent actuellement le secteur de la mode, ne remet pas en cause le paradigme de la croissance infinie. Les procédés de teinture sont à repenser, mais, pour la mode comme de nombreux autres secteurs d’activité, Madjouline Sbai insiste : verdir n’est pas suffisant, « il y a urgence à changer d’échelle ».
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