Adieu tickets, composteurs, contrôleurs. Fin novembre, le nouveau gouvernement de coalition luxembourgeois a promis de rendre les transports en commun gratuits sur l’ensemble de son territoire d’ici 2020. Cette idée, destinée à réduire le trafic automobile et la pollution de l’air, n’est pas inédite en Europe. Instaurée à Tallinn, capitale de l’Estonie, depuis 2013, la gratuité des transports en commun a également été adoptée par 31 communes françaises. La dernière en date, Dunkerque, a sauté le pas en septembre dernier après une période d’essai de plusieurs années. La maire de Paris Anne Hidalgo a quant à elle lancé en mars une étude sur la question afin d’évaluer la viabilité de ce modèle dans la capitale.
Les arguments en faveur de la gratuité du transport public sont nombreux. Réduction des inégalités sociales, redynamisation des centres-villes, diminution du trafic automobile… Selon ses défenseurs, la gratuité des transports en commun permettrait non seulement de rendre plus équitable le droit à la mobilité, mais aussi de diminuer la pollution atmosphérique générée par le transport individuel.
L’exemple de Châteauroux, où l’ensemble du réseau de bus est devenu gratuit en 2001, semble confirmer a priori ces arguments. La part du bus dans les déplacements est ainsi passée de 2 à 4%, comme le notait l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe) dans un rapport datant de 2007. Selon ses calculs, l’augmentation de la fréquentation des bus a ainsi permis d’éviter l’émission d’approximativement 260 tonnes de CO2 dans l’atmosphère. À titre de comparaison, un Français émet en moyenne 7,5 tonnes d’équivalent CO2 par an.
Un modèle difficilement applicable à tous les réseaux
Selon ses défenseurs, la gratuité permettrait également aux municipalités de réaliser des économies grâce à la disparition des frais associés à la lutte contre la fraude et à la commercialisation des billets. Cependant, si la gratuité peut être avantageuse dans les villes où les frais de gestion sont supérieurs aux recettes commerciales, elle peut s’avérer beaucoup plus difficile à mettre en place sur d’autres réseaux.
Dans les villes de plus de 100 000 habitants, le financement des transports en commun repose en effet souvent en grande partie sur les recettes commerciales. En Île de France, les recettes tarifaires représentent ainsi 40% du total des financements du transport public, contre seulement 14% à Châteauroux avant la mise en place de la gratuité du réseau. À ce titre, les détracteurs de la gratuité, dont le Groupement des Autorités Responsables du Transport (GART) et l’Union des Transports Publics et ferroviaires (UTP) craignent que la gratuité génère une augmentation des impôts locaux et du versement transport (financé par les entreprise), qui viendrait compenser ce manque à gagner.
Outre la question du financement, les critiques de la gratuité redoutent également qu’elle entraîne une saturation des réseaux, sans que les revenus générés par les recettes commerciales permettent d’y faire face efficacement. « Les usagers ne réclament pas la gratuité pour tous, mais un développement de l’offre et une modération des tarifs », conclue pour sa part la Fédération Nationale des Associations d’Usagers des Transports (FNAUT). Selon elle, la mise en place d’une tarification dégressive, pouvant impliquer la gratuité pour les plus démunis, pourrait être une alternative profitable à la gratuité totale des transports en commun. Elle permettrait d’assurer le droit à la mobilité de tous les citoyens par un mécanisme de solidarité sans porter atteinte à la qualité du réseau.
Un effet marginal sur le trafic routier
D’autre part, si elle permet d’accroître l’attractivité des réseaux, la gratuité des transports en commun parvient difficilement à convaincre les automobilistes de renoncer à leurs voitures pour se déplacer. Selon l’Ademe, le doublement de la fréquentation des bus à Châteauroux est ainsi majoritairement dû à la hausse de l’usage des anciens usagers, plutôt qu’au changement de comportement des automobilistes. Les captifs, c’est à dire les personnes n’ayant pas d’autres moyens de transport à disposition, demeurent les usagers majoritaires des bus, tandis que les personnes possédant une voiture continuent de la préférer aux transports en commun pour leurs déplacements.
« On imagine que les gens qui roulaient en voiture vont magiquement prendre le transport public gratuit », ironise Frédéric Héran, économiste et urbaniste, maître de conférences à l’Université de Lille 1. « Malheureusement, on dispose de quantités d’études depuis les années 70 qui montrent que le report modal de la voiture vers les transports publics quand ils deviennent gratuits est infime, à peu près 1% . Quand vous êtes en voiture, c’est plus pratique que dans les transports publics, vous mettez deux fois moins de temps. À cause de cela, très peu de gens renoncent à la voiture. »
Une analyse pessimiste qui se confirme sur le terrain. Dans un rapport sur les effets de la gratuité à Dunkerque datant de 2017, 47,7% des personnes interrogés déclaraient ainsi ne pas avoir recours au bus gratuit en raison de la plus grande facilité d’usage de leurs voitures. « La gratuité n’est pas suffisante pour attirer massivement les automobilistes », ajoute la FNAUT. « Le choc psychologique espéré ne fonctionne pas. »
Selon Frédéric Héran, la gratuité des transports en commun aurait également un effet pervers insoupçonné : freiner l’essor des modes de transport actifs, en incitant marcheurs et cyclistes à prendre le bus plutôt qu’à se déplacer par leurs propres moyens. Aussi rapides tout en étant moins physiques et plus sûrs, les bus gratuits entreraient en concurrence directe avec le vélo, au détriment de ce dernier. « Le public cycliste et le public piéton sont proches des transports publics », analyse-t-il. « Ce sont en général des gens captifs, qui n’ont pas de voiture. Si vous rendez les transports publics gratuits, ce sont d’abord les cyclistes qui vont trinquer, ensuite les piétons, et enfin, mais en dernier, les automobilistes. »
S’attaquer au trafic routier avant le prix du billet
Rendre gratuits les transports en commun sans s’attaquer de manière frontale à la question du trafic automobile pourrait donc s’avérer une stratégie inefficace pour lutter contre la prévalence de la voiture et la pollution atmosphérique qu’elle génère. Selon l’Ademe, quoiqu’elle contribue à l’attractivité des transports en commun, la gratuité ne peut en effet se substituer à une politique de réduction directe de la circulation automobile. « Pour être efficace, une mesure a intérêt à prendre le problème à bras le corps, à traiter le problème à la source, et non pas chercher une mesure de second choix », renchérit Frédéric Héran, selon qui une politique de déplacement cohérente doit être fondée sur une hiérarchisation des modes de déplacement priorisant piétons et cyclistes.
Abaisser la vitesse maximale autorisée et réduire la capacité de la voirie sont selon lui des moyens efficaces pour rendre la voiture moins performante, et donc diminuer son attrait au profit de modes de déplacement alternatifs, comme la marche ou le vélo. Cette option, quoique efficace pour lutter contre les émissions de gaz à effet de serre, ouvre cependant un autre débat tout aussi épineux: celui de la piétonnisation des villes. Comme le montrent les exemples de Paris et Grenoble, où les travaux de piétonnisation ont engendré de nombreux débats, réduire la place de la voiture dans les villes ne se fait pas toujours sans heurts.
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