* Cet entretien a été réalisé avant le confinement.
Dans vos recherches, vous vous êtes attaché à démontrer que les politiques visant à interdire pour des raisons écologiques n’étaient pas nécessairement liberticides. Pourquoi sommes-nous tentés de penser le contraire ?
Il semble que tout cela tienne à la conception dominante de la liberté qui est en vigueur actuellement. Les problèmes de l’interdiction et de manière plus générale des limites environnementales auxquelles l’individu se retrouve confronté aujourd’hui, posent toute une série de questions. On entend souvent dans le débat qu’il y a contradiction entre la liberté individuelle et les mesures qu’il faudrait prendre pour préserver l’environnement. Les défenseurs d’une telle position mettent en avant cette contradiction en affirmant implicitement, et rarement explicitement, que cela rend illégitime l’interdiction pour motif écologique. Il faut donc évaluer cet argument : « l’écologie est contre la liberté donc elle est illégitime ».
La première question à se poser est : y a-t-il effectivement contradiction entre l’écologie et la liberté ou, plus précisément, entre des contraintes gouvernementales pour la protection de l’environnement et la liberté ? Pour y répondre, il faut nécessairement définir la liberté. J’ai donc utilisé les travaux de Philip Pettit, philosophe à Princeton aux États-Unis, sur l’histoire de ce concept. Il montre qu’aujourd’hui, ceux qui estiment que les interdictions sont nécessairement contraires à la liberté ont une conception bien particulière de cette dernière. Ils la définissent par rapport à sa négation : la liberté serait l’inverse de la contrainte (notamment étatique). Dès lors, toutes les interférences d’origine humaine seraient une atteinte à la liberté, que ce soit par la violence physique, par la menace ou par la contrainte légale et quelles qu’en soient les raisons. Mais tout l’enjeu de la critique de Pettit est de montrer que cette conception de la liberté comme « non-interférence » place toutes les contraintes dans le même panier. Pourtant, il semble utile de distinguer l’interférence de quelqu’un qui vous contraint unilatéralement et une loi décidée démocratiquement suivant des procédures légitimes. De la même manière, entre l’interférence purement arbitraire d’un État autoritaire et la loi émanant d’un gouvernement démocratique, les contraintes semblent bien différentes. Il est alors difficile d’y voir le même impact sur la liberté individuelle.
Comment, dès lors, repenser la liberté individuelle si cette liberté comme non-interférence n’est pas adéquate ?
Pettit propose de remettre au goût du jour une conception de la liberté un peu oubliée aujourd’hui, mais qui avait cours dans la Rome antique et qui a traversé l’histoire des idées politiques en Occident : le contraire de la liberté n’était pas la contrainte, mais le fait d’être l’esclave de quelqu’un, c’est-à-dire de ne pas être son propre maître. La liberté est donc l’absence de domination. Dans ce contexte particulier, la domination est le fait de ne pas être soumis aux décisions arbitraires de quelqu’un d’autre. Dans la vie publique, c’est ce qui distingue une loi légitime – issue d’une décision démocratique et non pas arbitraire – et une loi illégitime – émanant d’un pouvoir despotique ou autoritaire. Dans la vie privée, la domination émanerait de décisions arbitraires de son employeur, de son mari, de ses voisins, etc. De ce point de vue, l’individu libre jouit d’une certaine protection contre l’arbitraire qui lui permet d’être l’acteur de sa propre vie. Mais cela n’empêche pas qu’il y ait des contraintes qui puissent être non-arbitraires, c’est-à-dire sur lesquelles l’individu a un certain contrôle. Dans un système démocratique qui fonctionne, les citoyens ont un certain contrôle sur les lois lorsqu’elles sont élaborées et votées : c’est là un critère procédural qui garantit la liberté comme non-domination. Si ces lois vont dans le sens de la sauvegarde de l’intérêt général, elles ne sont pas non plus arbitraires. Pour en revenir à l’écologie : une loi environnementale qui viserait à interdire un certain nombre d’actions pour éviter une dégradation catastrophique de l’environnement dans l’intérêt commun ne doit pas nécessairement être considérée comme étant contraire à la liberté.
Cette conception de la liberté comme non-domination semble donc aux antipodes de la liberté telle qu’on la pense actuellement ?
Oui et non. Oui, dans le sens où l’on perçoit aujourd’hui la liberté avant tout comme non-interférence et que toute loi apparaît comme une entrave à la liberté individuelle. Pour autant, si on réfléchit bien, la liberté comme non-domination ne nous est pas si étrangère que ça. On est bien content d’être aujourd’hui protégés par des régimes constitutionnels qui empêchent nos dirigeants de nous jeter en prison juste parce qu’on les a critiqués. La liberté comme non-domination est encore tout à fait présente mais on ne la voit plus. Il faut donc simplement braquer à nouveau le projecteur sur cette composante qui est bien présente et à laquelle les citoyens, dans nos démocraties, sont attachés. Toute contrainte n’est pas contraire à la liberté. On peut aussi vivre de manière épanouie et libre en ayant moins d’options à notre disposition : sans pouvoir prendre l’avion tous les week-end, sans avoir une multitude d’objets de consommation dans nos supermarchés, ou sans avoir le choix entre 150 modèles de voiture différents. Une restriction des options à disposition des individus, pour autant qu’elle soit justifiée et légitime, ne semble pas être une entrave à la liberté individuelle.
En quoi les impératifs écologiques contemporains changent la donne dans le débat traditionnel sur la liberté individuelle ?
Si les impératifs écologiques ne changent pas grand chose au débat théorique sur la conception de la liberté, ils modifient néanmoins le contexte dans lequel ce débat évolue. Les questions environnementales marquent l’irruption de la finitude, et rendent certaines conceptions de la liberté, typiquement la liberté comme « absence de limite », désuètes ou en tout cas apparemment contradictoires avec la réalité. La nécessité de protéger la biodiversité, de s’adapter au dérèglement climatique, d’éviter les pollutions locales, de limiter les déchets plastiques... tous ces problèmes environnementaux font que l’humanité est en train d’être rappelée à une réalité qu’elle avait oublié ces deux derniers siècles : elle vit dans un monde fini, tout simplement. Cette finitude essentielle de l’Homme lui montre que tout n’est pas possible : même à grand renfort de technologie, certains modes de vie ne sont pas durables et vont se heurter aux limites des ressources et à la dégradation de l’environnement.
On entend souvent que l’individu doit se considérer comme responsable de son comportement. S’intéresser à la liberté individuelle, n’est-ce pas aller dans le sens d’une responsabilisation de l’individu plutôt que de considérer ces bouleversements écologiques comme des enjeux collectifs ?
Les deux niveaux sont liés l’un à l’autre. Concernant le climat, en France, le secteur du transport est responsable de 29 % des émissions du pays. L’impact global du pays va donc nécessairement dépendre de la manière dont les individus se déplacent. Donc pour amener des changements collectifs de grande ampleur, il faut organiser une coordination du comportement collectif. Le meilleur moyen reste encore de passer des lois ou des incitations d’ordre économique. Cela suppose d’avoir la légitimité de le faire et comme la liberté individuelle est une valeur centrale aujourd’hui, c’est souvent une limite pour l’État. Mais il faut montrer que ce n’est pas toujours incompatible.
Quant à la question de la responsabilité d’agir, il est vrai que c’est un problème collectif et systémique qui doit avant tout être réglé au niveau collectif. L’individu a un rôle à jouer en faisant attention à son propre mode de vie, mais peut-être surtout en tant que citoyen, en essayant de favoriser un changement collectif qui se situerait au niveau politique. Mais à partir du moment où l’on décide de mettre en place une action politique, la question des conséquences sur l’individu se pose, dont celle de la liberté. C’est là que le néo-républicanisme de Pettit est adéquat. Sa vision de la société est holiste : la liberté est d’emblée sociale car elle se définit dans le rapport qu’on a aux autres et par extension dans le rapport que nous entretenons avec la nature puisque celle-ci joue parfois un rôle d’intermédiaire entre nous et les autres. Cette conception s’oppose à une vision atomiste de la société où les individus seraient complètement séparés les uns des autres, comme des atomes qui essayent de gagner le plus de liberté possible malgré la présence d’autres individus autour d’eux.
Ainsi, la responsabilité dans le cadre de la liberté comme « non-interférence », très liée au libéralisme économique, met l’accent sur la responsabilisation du comportement individuel. Mais les problèmes écologiques sont avant tout des problèmes de coordination collective : si on se focalise plutôt sur une liberté comme « non-domination », c’est le rôle politique du citoyen qui va être mis en avant. L’individu a donc une responsabilité : celle de participer, à son échelle, à l’élaboration des politiques et des lois. C’est ce qui va faire que ces lois ne sont pas arbitraires ou liberticides, tout en étant contraignantes et efficaces.
Repenser la liberté à la lumière des enjeux écologiques pourrait donc permettre de résoudre d’autres problèmes sociétaux ?
Oui, d’autant que ce nouveau regard sur la liberté ne s’applique pas uniquement à l’écologie mais aussi à d’autres problèmes potentiels et offre l’occasion d’un approfondissement démocratique. Pettit, lui, voit dans une démocratie de la contestation une mise en pratique de sa définition de la liberté comme « non-domination ». Il s’agirait de multiplier les canaux officiels qui permettent aux citoyens de contester une nouvelle loi. Celle-ci, avant d’être appliquée, devrait passer par des processus de consultation de différentes formes (pas forcément un référendum) et être validée par le peuple et pas seulement par le gouvernement élu. C’est ce qui est en partie mis en pratique chez moi, en Suisse, où nous sommes appelés à voter tous les deux mois, que cet appel soit à l’initiative du gouvernement, des parlementaires ou des citoyens eux-mêmes. Cette manière d’impliquer davantage les citoyens dans la formation des lois va dans le sens d’un renforcement de la liberté comme « non-domination ».
Augustin Fragnière est philosophe et environnementaliste à l’Université de Lausanne et auteur d’une thèse « Liberté et Écologie : libéralisme versus républicanisme ». Il est co-auteur du livre La pensée écologique, une anthologie, publié chez PUF en 2014.
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