Le lendemain de la réélection de Donald Trump à la Maison-Blanche, je parcours l’Interstate 79, l’autoroute qui traverse les Appalaches. Cette région montagneuse, qui s’étend de la Virginie occidentale au Tennessee, en passant par le Kentucky, fut le cœur battant de l’Amérique d’après-guerre. Durant des décennies, l’industrie du charbon y a fait vivre des générations de mineurs et leurs familles, dont le labeur propulsa le pays au rang de première puissance mondiale.
Article issu de notre n°67 « Résistances rurales », disponible en kiosque, en librairies et sur notre boutique.
Sur la route, la beauté empêchée prend aux tripes. Les vallons déroulent leurs arbres rouges, jaunes et verts. Un nuage éternel semble accroché à leurs racines, alors que leurs cimes baignent dans le soleil pâle de l’automne. D’immenses panneaux publicitaires rythment le trajet. L’un vante les mérites d’un avocat spécialisé dans les scandales sanitaires, comme celui de la silicose1 qui ravage la région. Un autre propose des pick-up à prix cassé. Plus loin, une affiche rappelle au badaud que Jésus les aime.
Depuis que les mines et les usines ont fermé dans les années 1990, presque 20 % des habitants vivent sous le seuil de pauvreté. Dans cette région rurale, la totalité des 423 comtés a placé Donald Trump en tête – certains à plus de 80 %. À la paupérisation réelle des classes populaires rurales depuis la désindustrialisation s’ajoute, en filigrane, une autre crise : le sentiment de ne plus être « au centre du jeu » et de perdre sa place. Parmi les arguments avancés pour expliquer le vote Trump, on retrouve la vision de l’économie comme un jeu à somme négative.
Si « ils » (les immigrés, les femmes, les migrants) gagnent, alors je perds. Dès lors, il faut s’opposer à l’élargissement des droits, fermer les frontières, contrôler qui peut bénéficier des aides – les similitudes avec le vote frontiste en France sont frappantes. Dans ces conditions, Donald Trump apparaît comme un rempart brutal, mais rassurant.
Le community organizing : une méthode pour gagner
C’est dans ce contexte et au creux de ces collines que s’active une nouvelle génération d’activistes, bien décidée à faire de l’Amérique rurale le foyer du renouveau démocratique. Malgré la désolation – et peut-être, à cause d’elle – des dizaines de militants, appelés ici « organizers », se relient, se forment, et mènent bataille ensemble.
L’organizing2 est une approche de l’activisme qui prône la construction d’un pouvoir citoyen capable d’entamer et d’entretenir un rapport de force avec les pouvoirs locaux. Le postulat est simple : les premiers concernés par un problème sont aussi les mieux placés pour y répondre. Il n’est pas surprenant que les valeurs d’autonomisation, d’entraide et de communautés prônées par les tenants de l’organizing résonnent au cœur des campagnes. Dans des zones reculées où les services publics sont rares, la défiance envers un gouvernement central, immense, réputé déconnecté, et l’attachement à la terre extrêmement profond, les habitants ont fait de l’autosuffisance un mode de vie.
« Mon rôle, c’est d’accompagner les citoyens lambda à prendre conscience qu’ils ont du pouvoir sur leur vie. »
C’est en puisant dans cette culture locale – ainsi que dans l’héritage d’un mouvement syndical vigoureux – que la militante Beth Howard tente de transformer son Kentucky natal. Directrice du Syndicat populaire des Appalaches (Appalachian People’s Union), Beth a été élevée sur une petite plantation de tabac par un père mineur et une mère ouvrière. Selon Beth, au vu de leur nombre, si les classes populaires s’alignaient autour d’intérêts communs et votaient ensemble, elles pourraient faire passer des lois qui rendraient la vie plus douce.
Or, depuis l’esclavage, les riches propriétaires ont « divisé pour mieux régner ». L’objectif de son organisation consiste donc à désolidariser les classes populaires blanches de l’élite économique, en recadrant le débat sur leurs difficultés – et leurs responsables – afin de construire des coalitions multi-raciales au service du bien commun.
Parler des sujets du quotidien
Quelles sont les méthodes de l’organizing qu’applique Beth ? D’abord, identifier et former des équipes de volontaires déterminées à se battre ensemble pour des valeurs de solidarité et de justice – peu importe leur vote. Ensuite, les aider à déterminer un problème commun : accès aux soins, au logement, à une alimentation de qualité. Enfin, définir une campagne d’action concrète. Dans le comté de Madison, les habitants sont massivement expropriés de leurs mobile homes et se retrouvent à la rue ? Son organisation propose l’introduction d’une « déclaration des droits des locataires ».
Dans le comté de Boyd, les classes populaires peinent à se loger ? Un comité local s’emploie à faire adopter un registre public des propriétaires et des biens ouverts à la location. Beth finit son latte à la lavande et lâche en souriant : « Mon rôle, c’est d’accompagner les citoyens lambda à prendre conscience qu’ils ont du pouvoir sur leur vie. » Les tenants de l’organizing ont en effet prouvé qu’il était possible de transformer des personnes sans éducation formelle en leaders locaux – voire nationaux – extrêmement puissants. La philosophie de l’organizing se distingue donc d’une approche de « service », par laquelle des professionnels de la mobilisation résolvent les problèmes des gens à leur place.
Ce projet d’autonomisation des classes populaires est aussi au cœur de l’action de West Virginia Can’t Wait, une structure fondée et coprésidée par l’organizer et politicien démocrate Stephen Smith. Il explique : « Nous avons deux approches, qui répondent à deux scénarios différents. D’un côté, on essaie de gagner le pouvoir par les urnes, pour changer les conditions matérielles de nos villages grâce aux outils démocratiques, comme le budget, les lois ou les négociations salariales. De l’autre, nous nous préparons à l’effondrement de l’État, voire à l’insurrection généralisée. On crée donc des collectifs autonomes, qui organisent la survie du groupe : rénovation collective des maisons en passe de s’effondrer, construction de cuisines communautaires, collecte de matériel et de vêtements, et j’en passe. »
L’articulation de ces deux enjeux lui paraît évidente : « Nous avons trois objectifs : faire élire des représentants des classes populaires au niveau local. Les accompagner une fois qu’ils sont au pouvoir, pour s’assurer qu’ils restent fidèles à la base. Construire des réseaux d’entraide au cas où ce plan échoue. » La créativité de cette approche consiste à appréhender les gens dans la complexité de leurs identités, leur proposant de passer à l’action à tous les niveaux : citoyen, syndical et politique.
C’est pour honorer la complexité des électeurs de l’Amérique rurale que l’activiste George Goehl a théorisé le « deep canvassing » – qu’on peut traduire par « conversations profondes ». Cette tactique de mobilisation place la relation plutôt que l’argumentation au centre de l’échange. La méthode ? Des milliers d’heures de porte-à-porte, durant lesquelles des organizers formés questionnent leurs voisins sur un sujet clivant (mariage pour tous, droit à l’avortement, immigration).
Après un temps d’écoute active et sans jugement, les militants partagent à leur tour une histoire personnelle relative à cet enjeu (leur coming-out, l’avortement de leur petite sœur, le parcours migratoire de leurs parents). L’idée est simple : créer une connexion sincère qui permet, ensuite, d’échanger sur les points de désaccord avec empathie, afin de dissiper les craintes et rediriger la colère.
En 2019, George Goehl et son organisation People’s Action ont mené, à travers l’Amérique rurale, la plus grande campagne d’écoute de l’histoire du pays. Durant un an, des milliers de volontaires sont allés à la rencontre des habitants, participant à plus de 280 000 « conversations profondes » – dont une grande partie s’est soldée par un basculement à gauche, et un vote pour Biden en 20203.
Les gens avant tout
Que peuvent nous apprendre ces méthodes ? D’abord, que le cœur de nos résistances (rurales ou non !) consiste à construire des relations sincères, authentiques, profondes entre des gens différents. Ces liens priment sur l’idéologie et parviennent à rassembler autour de campagnes communes, locales, ancrées dans les réalités de tous, structurées et emmenées par des leaders locaux.
La recherche le confirme : c’est bien l’isolement et la perte de liens sociaux qui favorisent le sentiment d’impuissance, l’individualisme et la méfiance… ciments du vote d’extrême droite, en France comme aux États-Unis.
Ensuite, il serait raisonnable de s’inspirer de la primauté donnée à la politique locale, au plus proche des besoins et des intérêts des classes populaires. Espérons que la gauche française saura éviter de reproduire les erreurs du parti démocrate américain, dont les dirigeants gâchent une énergie considérable en rivalisant pour le contrôle de métropoles déjà acquises à leurs idées. À quelques mois des élections municipales, les partis du Nouveau Front populaire seraient bien inspirés de s’intéresser aux quelque 30 000 communes rurales que compte notre pays.
Celles-ci représentent 88 % des villes et villages de France, dans lesquels de nombreux édiles jettent l’éponge, faute de soutien. Une immense partie risque de tomber aux mains de l’extrême droite et ses alliés, qui ne s’y trompent pas et qui labourent déjà le terrain.
Enfin, il est essentiel de comprendre ce qui anime Beth, Stephen, et George : la conviction profonde que les gens peuvent changer. Affirmer cela, c’est prendre position dans un débat qui déchire le camp progressiste sur l’attitude à adopter face aux scores de la droite radicale, aux États-Unis comme en France. D’un côté, certains prétendent qu’évoquer le racisme et les discriminations diviserait les classes populaires. De l’autre, on avance que les électeurs Trump (ou Le Pen) seraient intrinsèquement xénophobes et donc, en quelque sorte, irrécupérables.
Pour cette nouvelle génération d’organizers ruraux, il existe une troisième voie. Une approche courageuse, qui fait le pari qu’avec du temps, de la considération et du travail, leurs voisin·es peuvent faire des choix différents. La nuance est importante – si Beth, Stephen et George affirment que leurs communautés doivent changer, ce n’est ni par mépris, ni par hostilité, mais par amour.
Alors que la ville se prête aux mobilisations de masse, aux manifestations, aux actions coup-de-poing, on peut avoir l’impression que les campagnes sont plus difficiles à transformer. Or, si l’on adopte l’approche de l’organizing, la ruralité offre l’avantage incomparable d’un groupe à taille humaine, où des relations de solidarité dépassant les clivages politiques existent déjà.
La quasi-totalité des mouvements sociaux a d’ailleurs trouvé racine dans l’Amérique rurale, de la lutte contre l’esclavage à celle pour les droits civiques, en passant par le syndicalisme minier ou la fédération des travailleurs agricoles sans papiers. C’est le terreau de la lutte qui nous attend : se reconnecter pour convaincre, et enfin construire une coalition de toutes les classes populaires au service de nouveaux jours heureux.
1. La silicose est une maladie pulmonaire causée par l’inhalation de particules de poussière de silice, due notamment à l’extraction minière.
2. Le militant et sociologue Saul Alinsky (1909-1972) est considéré comme le « père » de cette méthode. Il a notamment publié Radicaux, réveillez-vous ! (Le Passager Clandestin, 2017).
3. Sulma Arias, « Here's How We Win Undecided Voters », Ourfuture.org, 1er octobre 2024.
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