Invertir la lutte
Allier lutte des classes et Dalida, conjuguer Afida Turner et réforme des retraites, voilà le pari relevé par les Inverti·e·s. Via ses comptes sur les réseaux sociaux qui affichent plusieurs milliers de personnes au compteur, ce collectif LGBT distille des mèmes – visuels à visée humoristique – mâtinés de messages politiques et références à la pop culture, aux années 2000 et à la culture queer.
Article issu de notre hors-série « Manuel d'autodéfense intellectuelle », en kiosque, librairie et sur notre boutique
Des montages colorés de Mylène Farmer accompagnés de la phrase « Sans contrefaçon je suis contre Macron », aux collages avec la performeuse drag Minima Gesté ou Lorie, l’objectif des Inverti·e·s est simple : « Faire le lien entre la question LGBT et la réforme des retraites, confie Tarik, membre du collectif. Faire des mèmes, faire la fête, on fait les mêmes choses dans la vie que dans la lutte. Avant la première mobilisation de janvier, on a réalisé un visuel sur Dalida : “Il venait d’avoir 60 ans. C’était le plus bel argument de sa retraite”. Ça nous faisait rire donc on a décidé de le poster et ça a fonctionné. » Une stratégie de communication efficace, car le collectif s’est popularisé et les visuels ont été largement diffusés au sein de la communauté LGBT. « De fait, on n’est pas un secteur d’intervention traditionnel, un syndicat, un parti, ni même des salariés de la même entreprise. Il fallait toucher les gens là où on pouvait les trouver : sur les réseaux sociaux, dans les lieux communautaires qui sont devenus des endroits très peu politiques. »
Se cantonner aux réseaux sociaux n’est pas pour autant le but de cette communication léchée. On retrouve les visuels esthétisés des Inverti·e·s en manifestation contre la réforme des retraites dans le Pink Bloc, cortège de lutte LGBT qui agrège plusieurs collectifs. En son sein, les pancartes reprennent les codes de leurs mèmes : humour, collages à l’effigie de stars de la chanson, banderoles aux slogans provocants et couvertures de survie agitées pour se rendre le plus visible possible. Selon Tarik, il s’agit pour le collectif d’« assumer l’aspect spectaculaire, festif, joyeux de notre communauté. On ne va pas se mettre la moustache de Martinez, un bleu de travail et chanter les slogans monotones de Lutte ouvrière pour aller en manif. On va chercher des gens avec nos outils, nos références, notre contre-culture. Et plein de gens pour qui les manifs n’étaient pas agréables et qui n’avaient pas l’habitude d’y aller ont trouvé un bol d’air frais, au sein du Pink Bloc ».
L'art au niveau zéro
« Martine rejoint la ZAD », « Martine en a rien foutre des élections », ou encore « Martine prépare la manif des marins-pêcheurs » : si vous ne connaissiez pas ces albums de la jeune héroïne, c’est simplement que vous n’êtes jamais tombé sur le travail de The Chômeuse Go On. Créé pendant le mouvement des Gilets jaunes par des bénévoles anonymes, le collectif dessine et compose des stickers originaux et impertinents. Loin des austères autocollants des organisations syndicales ou partis, ils détournent aussi des slogans politiques, de manifestations, et des figures populaires.
Pour Lulu, membre du collectif : « La grande majorité des stickers qu’on crée sont des choses que l’on reprend. On n’est pas un collectif qui se veut artistique. On se veut populaire. Le sticker c’est le niveau zéro de l’art. » Ces stickers, imprimés en petite taille et vendus ou distribués en grandes quantités en manifestation, ont donc vocation à être repris par des militants, dans la sphère publique, comme dans le cadre privé. « Au début, notre démarche était très axée sur l’espace public, avec l’idée de faire la critique de la pub, de reprendre l’espace public. On continue de le faire mais, en testant, on a vu que les gens les collaient un peu partout, et pas que dans la rue : dans les transports, sur leur frigo, leur ordi, dans des bars. Lorsqu’un sticker est collé sur un objet, davantage de monde le voit et ça tient au moins deux ou trois ans », explique Lulu.
Ces créations sont aussi une « porte d’entrée dans le militantisme », selon le collectif qui veut allier pédagogie et joie militante à travers ses créations. « On dit des choses pas nouvelles pour les militants aguerris, mais de manière rigolote et graphique. Il ne s’agit pas de la formulation lourde et grave de certains slogans, on essaie de parler de manière légère et positive. Et cet humour mêlé à de jolies choses peut attirer les moins militants. » Mais si le format est populaire, The Chômeuse Go On diversifie ses activités et a récemment fait paraître une BD : Les Colibris pyromanes. Elle illustre un répertoire d’actions politiques plus ou moins spectaculaires. Pour Lulu : « C’est la même idée que pour les autocollants : ne pas les accumuler et les faire circuler. Si chacun des 10 000 exemplaires imprimés passe dans les mains de dix personnes, ça peut provoquer un effet boule de neige. »
Rompre avec le réel
La communication des Soulèvements de la Terre est le résultat d’un travail d’orfèvre. Captations d’actions spectaculaires entrecoupées de plans en drone, images de joie lors de manifestations, course de Mario Kart improvisée sur l’A69 pour protester contre sa construction, affiches diffusées en amont des rassemblements ne sont que quelques exemples. Dans ce collectif où « les canaux de communication fonctionnent comme un tout », l’identité graphique est longuement mûrie, explique l’un des graphistes du collectif.
« Notre identité a dès le début reposé sur une manière décalée et surprenante de communiquer graphiquement au sujet des luttes politiques et écologiques. Nous avons décidé de jouer avec les codes graphiques, en empruntant à d’autres univers qui pourraient davantage s’apparenter au monde culturel qu’aux sphères de l’écologie qui, par exemple, utilisent généralement des associations de couleurs bien connues : jaune et rouge, jaune et vert… Il y a aussi la volonté de faire se rencontrer la jeunesse climat et des militants écologistes d’autres générations, les mondes de la ruralité et les milieux urbains, qui nous a poussés à imaginer une identité qui puisse traverser ces différents univers. »
Pour Gaëlle, qui participe à la création des vidéos, ces dernières sont là « pour transmettre l’énergie des actions, donner l’envie de rejoindre les Soulèvements et nos événements. On ne produit pas des vidéos de fond comme le font des collectifs locaux tels que Bassines Non Merci. On veut montrer ce qu’il se passe sur place, les différentes composantes, le déroulement des actions, mais surtout toucher le public concerné pour qu’il puisse se sentir galvanisé par les vidéos. » Une stratégie de communication qui s’accorde assez bien avec la dimension festive de certaines de leurs mobilisations au cours desquelles ils utilisent décors, mises en scène, déguisements et autres structures en bois. Ces procédés permettent de « créer des moments en rupture avec le réel, raconte un militant. Tendre vers cela à travers diverses créations, c’est mettre en avant l’envie de partager ensemble une expérience qui dépasse la cause pour laquelle nous nous battons, dans le sens où elle vient ajouter à la lutte tout ce qui fait que la vie peut nous émerveiller, elle n’oublie pas la part de malice qui est en nous et qui a sa place même dans des contextes de lutte et de crise climatique. »
Make Marx désirable again
Vu entre les mains de Lula, repéré dans la bibliothèque de Noam Chomsky, Jacobinest un magazine américain créé en 2010 par Bhaskar Sunkara. Ce dernier se réclame de l’héritage de figures de la IIIe Internationale comme Lénine ou Trotsky. Une forte inclination marxiste et socialiste quifait de Jacobin l’une des revues phares de la gauche et des progressistes aux États-Unis, l’un des rares magazines à relayer les pensées socialistes contemporaines et à aborder sous un angle critique les questions d’inégalités sociales, raciales et de genre, tout en conservant une dimension internationaliste. Jacobin ne consacre pas ses écrits à la politique et aux penseurs américains, mais ouvre ses pages aux socialismes du monde entier. Son nom et son logo en sont un premier exemple. Ils s’inspirent et représentent Toussaint Louverture, chef de file des Jacobins noirs pendant la révolution de Saint-Domingue.
Son positionnement politique n’est pas la seule raison qui en fait une revue dominante de la gauche américaine, tirée à plus de 75 000 exemplaires par trimestre. Jacobin est avant tout un magazine, un objet qui doit attirer et plaire aux potentiels lecteurs, tout en gardant une cohérence avec la ligne du média. Soignant l’identité visuelle, le directeur artistique Benjamin Koditschek multiplie les collaborations avec des artistes. La dernière couverture : un détournement de La Liberté guidant le peuple d’Eugène Delacroix, par Michael Freimuth. Celle d’avant : un collage du président Biden, par l’illustrateur Klawe Rzeczy. Dossiers et articles sont également agrémentés d’illustrations comme celles de l’Américain George Wylesol ou celles colorées et fleuries de la Taïwanaise An Chen.
Le soin apporté à l’image va de pair avec l’attention donnée au lien avec le lectorat. La rédaction de Jacobin répond régulièrement à ses abonnés et les fait interagir. Un procédé qui permet de créer une véritable communauté autour du magazine et de ses idées. Depuis sa création, de nombreux groupes de lecture ont vu le jour à travers les États-Unis, pour discuter des numéros mais aussi de sujets politiques et pour, pourquoi pas, s’organiser.
Koalas et ministère de la satyre
En Australie, le gouvernement a son émission officielle : « Honest Government Ads ». Si vous voulez tout savoir de la crise du logement, de l’effondrement climatique, des abus et scandales politiques australiens, cette émission produite par The Juice Media est incontournable. Par ses programmes variés et adaptés aux plus jeunes, vous pourrez découvrir comment les États-Unis ont colonisé Hawaï, si oui ou non les homosexuels doivent avoir des droits humains, ou encore comment les gouvernements australiens successifs se sont compromis avec les entreprises gazières et ont exterminé les aborigènes. Émissaire satirique du gouvernement australien, The Juice Media réclame faire 98,9 % de « satireauthentique », tout en offrant une « couverture de la connerie gouvernementale et des questions les plus urgentes de notre époque ».
Son émission phare, « Honest Government Ads », met en scène une jeune présentatrice télé qui déblatère d’un air débonnaire toutes les actualités néolibérales de l’Australie tout en gardant un œil sur l’international. Le programme emprunte les codes des émissions télévisées classiques : une présentatrice dans les canons de beauté occidentaux – maquillée et bien coiffée –, une présentation rythmée avec des images d’illustration et un accompagnement sonore situé entre la musique de vidéo de motivation et d’ascenseur. Diffusée sur la chaîne YouTube de Juice Media qui réunit plus de 900 000 spectateurs, « Honest Government Ads »cumule parfois plus d’un million de vues par épisode. Une audience importante qui semble être convaincue par l’humour et le ton cinglant de l’émission.
L’équipe de la chaîne YouTube The Juice Media, créée en 2008 par l’historien Giordano Nanni, a déjà produit trois saisons de « Honest Government Ads », ainsi que plusieurs émissions de son ancien programme « Rap News ». Si le média a rapidement su trouver son public parmi la jeunesse australienne, ses émissions sont moins bien accueillies par la classe politique. Ses attaques répétées envers le gouvernement et certains partis politiques ont déclenché plusieurs polémiques. En 2017, l’utilisation des armoiries officielles du gouvernement australien par « Honest Government Ads » a valu au média une demande officielle de ne plus l’utiliser. Quelques jours plus tard, l’amendement d’une loi existante punissait le fait de se faire passer pour une entité officielle du gouvernement. Une manière d’empêcher The Juice Media de se réclamer du « department of genuine satire » (département de la satire authentique).
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