Nous allons parler d’infini. La simple mention de ce mot envoûtant convoque probablement des images de galaxies lointaines, d’étoiles effondrées et un amas de questions fascinantes. Mais c’est d’un autre infini qu’il s’agira ici, dont les premiers vertiges ont été ressentis au XVIIIe siècle par Blaise Pascal. À une époque où les progrès de l’optique ouvraient des mondes insoupçonnés, le philosophe et scientifique a voulu faire sentir cet « abîme nouveau » à l’homme : « On se croit naturellement bien plus capable d’arriver au centre des choses que d’embrasser leur circonférence, et l’étendue visible du monde nous surpasse visiblement. Mais comme c’est nous qui surpassons les petites choses nous nous croyons plus capables de les posséder, et cependant il ne faut pas moins de capacité pour aller jusqu’au néant que jusqu’au tout. »
Cet infiniment petit fut le terrain à partir duquel une scientifique a bouleversé nos connaissances sur l’origine de la vie et, comme Pascal en son temps, démoli la prétention anthropocentrique à faire de notre espèce le joyau de l’évolution. La microbiologiste Lynn Margulis, née en 1938 à Chicago, a en effet révolutionné la représentation de l’émergence et de l’évolution de la vie sur Terre en donnant un rôle décisif aux micro-organismes (bactéries, protistes, champignons microscopiques) d’une part, et au mécanisme de symbiose de l’autre, c’est-à-dire à la coopération entre organismes pour maintenir la vie. Ce qui accrédite scientifiquement l’intuition de Pierre Kropotkine formulée dans L’Entraide (1902) : face à l’idée, tirée d’une lecture malhonnête de L’Origine des espèces (1859) de Charles Darwin, que l’évolution se résume à une lutte généralisée pour la survie, le prince et anarchiste russe faisait de la coopération un moteur déterminant dans l’histoire de la vie.
L’hypothèse Gaïa
À seulement 28 ans, en 1966, la docteure en génétique et diplômée en zoologie commence à publier. Ou du moins essaie : l’un des articles de la jeune scientifique, future membre de la National Academy of Sciences et de l’Académie russe des sciences naturelles, sera refusé quinze fois avant d’être accepté par le Journal of Theoretical Biology ! Rattachée au département de biologie de l’université de Boston, où elle enseignera jusqu’en 1988, avant d’être nommée professeure émérite de géosciences à l’université du Massachusetts, elle y formule sa théorie des endosymbioses successives pour expliquer l’origine des cellules. Celle-ci est reprise dans son premier ouvrage, Origin of Eukaryotic Cells (1970), approfondie dans son livre de référence Symbiosis in Cell Evolution (1981), suggérant un autre type de fusion symbiotique, et complétée par Five Kingdoms écrit avec Karlene V. Schwartz (1982), où elle classe le vivant en cinq règnes – animaux, végétaux, bactéries, champignons et protistes.
En approchant la vie par le prisme microcosmique, l’œuvre de Lynn Margulis ouvre des horizons bousculant notre vision de l’humain et de la Terre. Deux notions les résument : holobionte et Gaïa. Cette dernière est, bien entendu, la déesse grecque de la Terre. Mais sous la plume de Lynn Margulis et du géophysicien britannique James Lovelock – aujourd’hui âgé de 103 ans –, l’appellation renvoie à une théorie biogéochimique appelée « hypothèse Gaïa », qui fut l’objet de leur collaboration à partir des années 1970. Vulgarisée dans Gaia. A New Look at Life on Earth (1979), cette hypothèse Gaïa désigne l’ensemble des vivants et les interactions par lesquelles ils créent, tel un vaste organisme, les conditions propices à la perpétuation de la vie. Très influente, mais aussi controversée, cette théorie se retrouve aujourd’hui au cœur de la pensée écologique du philosophe Bruno Latour.
« Notre complexité ne naît que d’une agglomération de micro-organismes dans lesquels réside la vraie intelligence de la vie. »
Ce dernier s’est aussi inspiré, en particulier dans Où suis-je ? (La Découverte, 2021), de la conception de l’holobionte pour redéfinir notre condition terrestre. Issue du grec holos (« le tout ») et bios (« la vie »), cette notion a été creusée par Lynn Margulis dans les années 1990, à partir d’une première souche théorique posée dans les années 1940. Se substituant à la notion d’individu, qui entretient l’idée mensongère d’un « moi » comme entité autonome de son environnement, l’holobionte exprime notre réalité biophysique : nous devons notre vie aux milliers de microbes composant nos microbiotes – intestinal, mais aussi cutané, buccal ou vaginal. Ainsi, l’holobionte désigne ce macro-organisme qui englobe un être et tous les vivants minuscules qui le composent.
Communautés ambulantes de bactéries
Les travaux de Lynn Margulis – qui est décédée d’un accident vasculaire cérébral en 2011, à l’âge de 73 ans – dépassent bien évidemment la microbiologie : ils sont aussi philosophiques et anthropologiques. Autant de secousses intellectuelles mises à la portée de tous dans des livres destinés au grand public, comme Microcosmos (1986) que les éditions Wildproject viennent de republier avec une traduction révisée. Retraçant les grandes étapes de la vie sur Terre à partir des micro-organismes, ce livre coécrit avec son fils Dorion Sagan offre un décentrement salutaire : « Rien ne prouve que les êtres humains soient les régisseurs suprêmes de la vie sur Terre » mais bien plutôt « des recombinaisons de puissantes communautés bactériennes qui ont une histoire vieille de plusieurs milliards d’années ».
Notre complexité ne naît que d’une agglomération de micro-organismes dans lesquels réside la vraie intelligence de la vie. Car le monde visible émane de ce microcosme, qui recouvre la plus grande partie de l’histoire de la vie. En effet, « la phase microbienne a duré presque deux fois plus longtemps que tout le reste de l’évolution jusqu’à nos jours ». N’oublions pas que 99,99 % des espèces ayant vécu sur Terre sont aujourd’hui éteintes : « La vie sur Terre est une bonne histoire dont on ne peut pas rater le début. Les historiens commencent-ils leur étude de la civilisation avec la fondation de Los Angeles ? » Le microcosme n’a pas seulement « inventé » les principales innovations du vivant que sont la reproduction sexuée, la photosynthèse ou la respiration aérobie ; il a aussi participé à la création de conditions biochimiques propices à la perpétuation de la vie – posées il y a environ 1,5 milliard d’années – en colonisant la Terre. Cette importance est telle que Lynn Margulis peut affirmer : « Nous sommes tous des communautés ambulantes de bactéries »...qui pourraient bien être le siège du génie de la vie.
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