Écoféminisme

Marie Mies : pour une autonomie écoféministe

La sociologue allemande Maria Mies (1931-2023) a jeté les bases d’une réflexion à la confluence de la pensée écoféministe et autonomiste. Ce travail critique et politique la conduira à théoriser la « perspective de la subsistance » comme horizon de transformation totale pour « décoloniser les trois colonies du capital : la nature, les femmes et le Sud ».

De loin, on dirait la pyramide de Maslow, ce fameux triangle qui hiérarchise les besoins humains comme on décrirait la mécanique d’un moteur. Mais ce triangle-là n’a rien à voir. Plutôt qu’une pyramide, il est un iceberg : celui de l’économie capitaliste patriarcale, dont seul le sommet – soit le capital et le travail salarié – a droit à une existence reconnue. Dans ce seul domaine peut se nouer un contrat de travail. L’essentiel qui permet ce pic émergé, lui, demeure invisible, objet de pillage et d’exploitation : la nature, les colonies, le travail domestique des femmes, mais aussi celui des paysans et des enfants. L’évidence choquante de cette seule figure vaut mieux que trois cents pages de théorie, et résume tout le socle à partir duquel un petit groupe de théoriciennes éco­féministes et autonomistes allemandes d’inspiration marxiste va penser, à partir de la fin des années 1970, une émanci­pation radicale à travers « la perspective de la subsistance ».

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L’invisibilité que révèle l’iceberg pourrait, en France, s’appliquer à ce trio composé des sociologues Maria Mies et Claudia von Werlhof et de l’anthropologue Veronika Bennholdt, qui ont formé « l’école de Bielefeld ». Le récit qui a récemment émergé sur l’histoire de l’écoféminisme, attribuant l’invention du concept à Françoise d’Eaubonne (1920-2005) et la naissance du mouvement au monde anglo-saxon, tend à escamoter le maillon allemand de la chaîne. Maria Mies est morte le 15 mai 2023, à l’âge 92 ans : aucun média n’avait relayé la nouvelle dix jours après, et encore moins publié de nécrologie. De toute façon, elle n’est presque pas traduite. Longtemps, seul son livre avec Vandana Shiva (Écoféminisme, L’Harmattan), sorti confidentiellement en 1999, était disponible. Il a été rejoint en 2022 par un ouvrage clef, La Subsistance. Une perspective écoféministe (avec Veronika Bennholdt, La Lenteur). Mais ni son œuvre théorique Patriarcat et accumulation à l’échelle mondiale. Les femmes dans la division internationale du travail (1986), ni son enquête de terrain Les Dentellières de Narsapur. Des femmes au foyer indiennes produisent pour le marché mondial (1982), ni ses mémoires Le Village et le Monde. Ma vie, notre époque (2010) ne sont traduits en français.

« Housewifization »

L’influence souterraine de Maria Mies se devine pourtant aux hommages sur Twitter de personnalités écoféministes telles que Sandrine Rousseau, Corinne Morel Darleux et Marie Toussaint. Mais aussi aux inspirations que son œuvre a suscitées : elle irrigue la pensée de la féministe marxiste Silvia Federici, qui s’appuie sur elle dans Le Capitalisme patriarcal (La Fabrique, 2019), et de la sociologue Geneviève Pruvost, qui fait des théoriciennes de Bielefeld les pionnières d’un « féminisme de la subsistance » sur lequel elle construit les réflexions de Quotidien politique. Féminisme, écologie, subsistance (La Découverte, 2021). De façon plus inattendue, ses travaux ont aussi joué un rôle décisif dans la théorisation par le leader kurde Abdullah Öcalan du confédéralisme démocratique mis en œuvre au Rojava, en Syrie. Et c’est à Maria Mies et Veronika Bennholdt que revient la maternité du concept de « commun négatif », aujourd’hui creusé par le philo­sophe Alexandre Monnin.

L’écoféminisme de Maria Mies est singulier parce qu’il incarne, aux côtés d’un « écoféminisme culturel » dominant, « un écoféminisme plus social, implanté dans le Tiers-Monde, ou au Sud, qui, aux deux dominations croisées (des femmes et de la nature), en rajoute une troisième, coloniale ou postcoloniale », souligne la philosophe Catherine Larrère. « Pour nous, la perspective de la subsistance consiste à décoloniser les trois colonies du capital : la nature, les femmes et le Sud », écrit Maria Mies avec Veronika Bennholdt dans La Subsistance. Ce prisme l’a notamment conduite à formuler le concept majeur d’housewifization (littéralement : « femme-au-foyérisation ») pour désigner l’exploitation capitaliste d’un travail invisible produit historiquement par les femmes, mais qui tend à concerner tous les opprimés en « impliquant la domes­tication de populations subalternisées », explicite Geneviève Pruvost. Ce féminisme décolonial, au cœur de son compagnonnage avec l’Indienne Vandana Shiva, cohabite aussi avec un matérialisme qui la distingue des écoféministes spiritualistes américaines.

« Vivre et laisser vivre »

Maria Mies revendique un écoféminisme issu non pas d’un primat de la théorie, mais « comme une pratique ». Cette pratique commence dès le début de sa vie, où elle expérimente l’autonomie : huitième d’une fratrie de douze, elle grandit en contribuant au travail des champs dans un village de Rhénanie fondé sur le partage des tâches au sein de la commune. De cette origine, elle se souviendra que « la nourriture ne vient pas du supermarché mais du sol ». Maria Mies deviendra institutrice, et c’est en Inde dans les années 1960, où elle enseigne dans un Institut Goethe, qu’elle découvre sa vocation de sociologue féministe.

Désormais, elle cheminera sur deux jambes : un itinéraire intellectuel qui passera par la rencontre décisive avec Claudia von Werlhof et Veronika Bennholdt en 1976 conduisant à l’élaboration d’un écoféminisme de la subsistance, et des engagements militants antimilitaristes, anticapitalistes et techno­critiques. Ce parcours original conduit Maria Mies à formuler une perspective de subsistance qui n’est pas seulement théorique ou politique, mais entend transformer les rapports humains : cette « nouvelle économie morale » fondée sur la paysannerie et son principe de « vivre et laisser vivre » met au cœur les biens communs et l’entraide communautaire.

Exposé dans La Subsistance, ce « nouveau paradigme » imagine un renversement total de l’iceberg capitaliste. Le travail non rémunéré serait ainsi assuré par les hommes ; la technologie devrait être réappropriée comme un « outil pour améliorer la vie », ce qui implique de la concevoir « de telle sorte que ses effets soient réparables et réparés » ; la pro­duc­tion viserait d’abord la subsistance et non la fabrication de marchandises ; l’économie serait « régionale et décentralisée » et considérerait « la vie comme son centre ».

Mais ces bouleversements, s’ils visent une transformation intégrale, n’appellent pas un grand soir révolutionnaire. La subsistance est une « perspective » qui doit d’abord s’incarner là où elle s’applique. « La politique de la subsistance n’est pas un modèle, mais un processus. C’est pour cette raison que nous ne sommes pas en mesure de donner des directives détaillées sur la façon de la mettre en pratique », écrivent Maria Mies et Veronika Bennholdt. Autrement dit : « Le chemin en est la fin ! » Et l’aube possible d’un nouveau matin. 

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