Projet Montagne d'or

Marine Calmet : « En Guyane, le droit français a privé les peuples autochtones de leur droit à l’autodétermination »

Illustration : Melek Zertal

Marine Calmet est présidente et cofondatrice de l’association Wild Legal qui défend la reconnaissance de droits fondamentaux aux entités naturelles. Elle s’est battue aux côtés des peuples autochtones de Guyane contre le projet minier de la Montagne d’or. Dans l’ouvrage Décoloniser le droit (Wildproject, octobre 2024), elle tisse des liens entre la domination coloniale et la prédation de la nature et ouvre des pistes de réflexion pour rendre leurs droits à ceux à qui on les a déniés.

Vous signez un livre aux éditions Wildproject intitulé Décoloniser le droit et présenté sous la forme d’un dialogue avec Marin Schaffner. Pourquoi ce livre ?

C’est à un hommage à Alexis Tiouka, qui a été mon mentor en droit des peuples autochtones en Guyane et qui est décédé il n’y a pas très longtemps, ainsi qu’un hommage au travail qu’il a fait avec son frère Félix Tiouka (président de l’Association des Amérindiens de Guyane française, ndlr) il y a 40 ans. Il a fait le premier discours unissant les peuples autochtones de Guyane face à l’administration française coloniale.

Entretien issu de notre n°66, en kiosque, librairie, à la commande ou sur abonnement.

C’est un discours d’une actualité incroyable car il parle de la différence entre nos cultures, de la manière dont le colonialisme est encore subi du fait des industries minières et d’un rapport prédateur à la nature inacceptable au regard du droit autochtone et ses traditions. Alors que nous fêtons l’anniversaire des 40 ans de ce texte, et malgré les soulèvements autochtones de 2017, ces questions ne sont toujours pas résolues.

Vous parlez du droit français comme d’un « droit d’oppresser ». En quoi est-ce un droit colonial, selon vous ?

Le livre explique la relation prédatrice du monde occidental avec la terre, la terre des autres, en l’occurrence. La Guyane me permet d’aborder cette question à travers des cas concrets que j’ai vécus et observés et contre lesquels les organisations autochtones en Guyane continuent de se mobiliser. Par exemple, le droit français a privé les peuples autochtones de leur droit à l’autodétermination – ce qui est prévu dans les textes internationaux relatifs aux peuples autochtones.

C’est-à-dire leur droit à d’administrer librement leur territoire dans le respect de leurs cultures. La France n’a ratifié aucun des textes internationaux à ce sujet. Elle continue d’imposer un modèle colonial d’organisation qui touche à tous les aspects de la vie publique et privée de chaque individu autochtone en Guyane, de l’éducation des enfants à l’état civil et jusqu’à la propriété sur la terre.

Vous vous êtes battue contre le projet de la Montagne d’or, en Guyane française. Qu’est-ce que cela vous a appris ?

Que le droit français était parfaitement inefficace. L’État a délivré des concessions minières ad vitam aeternam à des compagnies privées pour extraire de l’or du sous-sol sur un territoire qui ne lui appartenait pas puisqu’il avait été spolié à ses premiers habitants. Par la suite, des concessions ont été accordées aux peuples autochtones pour habiter sur leurs terres ancestrales ! C’est choquant. Elles autorisent les villages autochtones à se trouver sur des zones bien délimitées, mais si l’État français vient à y découvrir et veut y exploiter de l’or, les habitants peuvent être chassés.

« Dans le droit coutumier autochtone, la propriété privée et individuelle sur la terre n’existe pas. C’est même un non-sens, voire un danger.»

Les intérêts financiers, miniers prévalent sur les droits des peuples autochtones. On consulte les habitants mais il ne leur appartient pas de décider. Au Brésil ont été mis en place des protocoles de consultation qui sont dérivés du droit international. Ils permettent à des territoires autochtones reconnus d’écrire leur propre droit à la consultation qui in fine, s’ils ne sont pas d’accord, peut faire obstacle à la réalisation de projets miniers ou d’autres projets industriels. En droit français, ça n’existe pas.

Dans son discours de 1984, Félix Tiouka réclame la « reconnaissance de nos droits de premiers occupants » et que l’on tienne compte de « nos traditions culturelles dans l’élaboration de ces règles ». Quelle place a le droit coutumier dans le droit français ?

La Guyane est un département français. Il est donc soumise à la plupart des normes que l’on retrouve dans l’Hexagone, à quelques adaptations près. Sauf que, à la différence du droit français, dans le droit coutumier autochtone, la propriété privée et individuelle sur la terre n’existe pas. C’est même un non-sens, voire un danger. La terre appartient en commun au groupe qui y habite qui en fait un usage collectif. L’objectif est d’empêcher que la terre soit cédée, accaparée ou détruite.

C’est pour cela que les organisations se sont mobilisées en 2017 pour que la France s’engage à restituer 400 000 hectares de terre aux autochtones de Guyane. Les organisations amérindiennes voulaient pouvoir les administrer librement et collectivement au moyen d’une institution qui leur permettrait de représenter leur droit foncier à eux sur le modèle, entre autres, du droit foncier kanak1. Depuis, la France bloque le processus de restitution parce qu’elle ne veut pas laisser ces peuples autochtones s’auto-organiser. Elle veut maintenir la possibilité d’exploiter les ressources, notamment minières et forestières. Il y a également une raison politique avec une volonté de mainmise sur ces territoires. On observe des problèmes similaires en Nouvelle-Calédonie.

Quel lien entre la lutte pour la préservation de l’environnement et la lutte décoloniale ?

La colonisation concerne autant les humains que les non-humains. Ces terres que la France a considérées juridiquement comme les siennes en les déclarant arbitrairement terra nullius (« terre inhabitée »), et donc en invisibilisant volontairement ces peuples, doivent nous interroger sur la manière dont nous nous accaparons l’espace vital de toutes les autres espèces et entités vivantes en général.

La colonisation repose justement sur le fait d’occuper et d’exploiter des terres qui étaient jusque-là habitées par d’autres peuples via, notamment, la propriété privée. Comment réformer ce droit ?

La propriété privée encadre notamment le fait, pas critiquable en soi, d’user des fruits de la nature. Chaque animal, chaque végétal se relie ainsi à la matrice écologique pour en tirer sa subsistance, pour assurer ses besoins fondamentaux. C’est aussi la logique autochtone. Ce qui est différent dans le rapport au vivant que je dénonce, c’est l’accaparement et l’abus commis contre la nature. C’est-à-dire la destruction à des fins capitalistes. En droit, c’est ce qu’on appelle l’abusus, ou le fait de pouvoir disposer, vendre ou détruire son bien en tant que propriétaire. C’est une distorsion de la propriété privée, profondément critiquable et dénoncée dans le discours de Félix Tiouka en 1984 : « Contrairement à votre système de valeurs, nous ne voulons pas bâtir une société où les intérêts collectifs doivent toujours passer par les intérêts privés d’entrepreneurs capitalistes. »

Dans la cosmovision autochtone, on use de la terre et on la partage pour la transmettre. Il y a l’idée de préservation pour les générations à venir, mais aussi de partage avec les autres qu’humains et les ancêtres. Cela crée des règles juridiques très intéressantes comme par exemple l’interdiction chez les Kali’na2 de Guyane d’ouvrir la terre pour extraire les ressources minières du sol, parce que c’est là que les corps sont enterrés et que ce serait potentiellement rouvrir les problèmes du passé. Leur droit coutumier est construit autour de cet équilibre entre la vie et la mort, le passé, le présent et l’avenir.

À l’inverse, le droit de propriété français est le seul droit sacré inscrit dans la déclaration de l’Homme et du Citoyen ! Et c’est le fruit de la Révolution française – en réalité une révolution bourgeoise – qui met la propriété privée au centre de notre modèle de société, profondément individualiste. Pour de nombreuses civilisations autochtones, l’individu n’est pas la valeur cardinale. C’est plutôt le bien-être collectif, le partage entre humains et non-humains et la transmission qui sont essentielles. Il est crucial de questionner la création de nos normes et de nos valeurs sur le plan éthique, historique et philosophique, car ils génèrent aujourd’hui un rapport au monde profondément prédateur, matérialiste et égoïste. Je le dis : notre droit est un droit de sociopathe.

Votre solution serait d'octroyer des droits à la nature. Pourquoi ?

Le mouvement des droits de la nature n’est pas nouveau. Il a été théorisé dans les années 1970 par le juriste Christopher Stone et s’est enrichi ensuite de la cosmovision autochtone. Il a grandi notamment grâce aux mobilisations locales, qui y ont vu la possibilité juridique de se protéger des normes du marché. Dès les années 1970-80, les peuples autochtones se sont rendu compte qu’ils ne tiendraient pas face aux enjeux très concrets de la colonisation et à l’impossibilité de gagner par les armes.

Ils se sont organisés pour obtenir des textes de droit international et convaincre les États (contre leur propre intérêt) de reconnaître leurs droits, sous l’influence des Nations unies notamment. Face à la pression sur les ressources (pétrole, gaz, bois…) convoitées sur leur territoire, les luttes autochtones se sont aidées du mouvement des droits de la nature pour faire valoir le lien entre les communautés vivantes (humains et non-humains) et le respect de leurs droits fondamentaux.

Tout a démarré en 2008. L’Équateur, les États-Unis et la Bolivie ont été les pionniers sur le sujet. Ensuite il y a eu un essor mondial. Face à une emprise coloniale ou néocoloniale d’une extrême brutalité, l’outil du droit et de la négociation permet d’ouvrir l’horizon de pensée, notamment sur d’autres manières d’habiter le monde. On ne s’est jamais posé la question de savoir à qui appartenait la terre. Comment pourrions-nous imaginer cohabiter avec d’autres qu’humains (le lynx, le loup…) si nous ne leur reconnaissons aucun droit de partager cette terre avec nous ?

Il faut se rappeler la controverse de Valladolid (1550-1551) qui opposait, au sein de l’Église catholique, ceux qui étaient convaincus que les peuples autochtones étaient des humains avec une âme et ceux qui disaient qu’ils étaient des animaux. Les Noirs ont longtemps été considérés juridiquement comme du bétail et une force de travail pour les travaux agricoles. De la même manière, Christopher Stone rappelle dans son livre qu’aux États-Unis le droit a considéré les juifs comme des êtres ferae naturae (« sauvage par nature »). Cette distorsion montre bien que la colonisation occidentale s’est faite généralement par la discrimination d’êtres humains non-blancs et des êtres non-humains associés dans une catégorie juridique volontairement infériorisée à celle des êtres humains blancs.

Comment fait-on pour « décoloniser le droit » ?

Pour moi, il est absolument nécessaire de remettre en question cette propriété privée absolue, la capacité de tout vendre ou de tout détruire. C’est, entre autres, ce que permet le mouvement des droits de la nature. Il impose cette coexistence et donc ce partage sur la terre entre tous les êtres. Décoloniser le droit, c’est reconnaître les droits de tous : humains et non-humains. Il y a une synergie logique entre droits de la nature et pensée décoloniale pour rebâtir d’autres manières d’habiter le monde avec des fondements juridiques solides. Beaucoup de philosophes et de penseurs se sont emparés de cette question. Maintenant, il faut l’étayer juridiquement et remettre la loi au service du vivant.  


1. Le peuple kanak est un peuple autochtone de Nouvelle-Calédonie. 

2. Peuple autochtone que l'on retrouve dans plusieurs pays de la côte caribéenne d'Amérique du Sud.

Décoloniser le droit - Marine Calmet - Wildproject, 2024 96 pages, 9 €

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