On est peut-être passés par l’âge de pierre ou du fer, mais on est toujours dans l’âge du bois. » La formule de Bernard Thibaut, directeur de recherche émérite au CNRS, résume à quel point l’usage du bois est une constante de l’histoire humaine,depuis le début du Paléolithique il y a trois millions d’années jusqu’à aujourd’hui. Des épieux taillés par les premiers représentants du genre Homo aux meubles importés de Chine en 2021, des maisons du Néolithique à nos charpentes actuelles, de la maîtrise du feu il y a 400 000 ans aux centrales à biomasse, le bois a permis et accompagné le développement des civilisations. « C’est une source d’énergie et un matériau miracle. Il a été utilisé partout, tout le temps, dans toutes les sociétés », explique Jean-Marc Roda, directeur de recherche au Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad). Et pour cause : avant que l’agriculture n’entraîne le défrichement de vastes étendues de terres pour les rendre cultivables, le bois proliférait partout où les conditions climatiques le permettaient. Encore aujourd’hui, selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), les forêts recouvrent 31 % des terres, même si elles perdent du terrain en raison de l’expansion agricole en Afrique et en Amérique du Sud. Il est, de plus, « un matériau exceptionnel formé par 400 millions d’années d’évolution, renchérit Bernard Thibaut. Il fait office de charbon, de pétrole, d’acier et de polymère ». Le bois offre d’abord une résistance énorme par rapport à son poids. « Un arbre est une construction extrêmement audacieuse, une masse énorme portée par un tronc de quelques dizaines de centimètres de large », poursuit le chercheur. À la fois souple et solide, « le bois est en quelque sorte un matériau composite, un peu comme la fibre de carbone », complète Jean-Marc Roda. Il est aussi une source de nourriture pour énormément d’insectes et contient, à l’état naturel, environ 600 litres d’eau par tonne. Sec, il constitue un excellent carburant, du fait de sa composition (50 % de carbone, 44 % d’oxygène et 6 % d’hydrogène). Mort, il peut rester fonctionnel plusieurs siècles, comme en témoignait la charpente de Notre-Dame avant de brûler. Le tout grâce à la photosynthèse qui transforme l’eau, le gaz carbonique et le rayonnement solaire en un bloc solide, prêt à être découpé ou brûlé.
Aux racines de la puissance et de l’État
Habitations, outils, armes, moyens de transport… Avant la révolution industrielle, tout ou presque était fait de bois. Les rares objets composés d’autres matières – pierre, métaux – en avaient quant à eux besoin pour être fabriqués. « Jusqu’au XIXe siècle, aucun impérialisme, aucune puissance politique n’est concevable sans maîtrise de l’approvisionnement en bois », écrit le sociologue Razmig Keucheyan. La conscience précoce du caractère stratégique du bois n’a pas empêché l’Europe ou d’autres régions, comme l’Inde, de défricher à tout-va leurs forêts. En France, « tout au long des 50 siècles allant du Néolithique au premier tiers du XIXe siècle [...], leur existence même est sans cesse menacée par l’expansion humaine, rappelle un rapport du cercle de réflexion La Fabrique écologique. Chaque nouvelle augmentation de population requiert la conquête de terres nouvelles et entraîne des défrichements forestiers ainsi qu’une pression accrue sur les forêts restantes. À l’inverse, dans les périodes, troublées par les guerres, les famines et les épidémies la population baisse, parfois drastiquement : la forêt se referme et recolonise les terres. »
À l’époque féodale, les besoins en bois des seigneurs ou du monarque entraînent une affirmation de l’autorité de l’État visant à gérer la ressource, quitte à parfois punir de mort les individus à l’origine de coupes illégales. La plus vieille administration française, celle des Eaux et Forêts, est créée dès le XIIIe siècle. Puis, à mesure que le bois devient rare, cette politique se rationalise. Sous Louis XIV, alors que la pénurie guette, le puissant ministre Jean-Baptiste Colbert décide de planter massivement des forêts – comme celle de Tronçais (Allier) – et réglemente drastiquement leur exploitation afin d’alimenter la marine française. Tout au long de l’histoire, le bois a ainsi fait l’objet de conflits d’usage entre les propriétaires des forêts, qui cherchent à les protéger pour mieux les exploiter, et la population, qui négocie des droits d’accès à cette ressource vitale.
Un milliard de mètres cubes à l’export
Même si le bois a fait, dès l’Antiquité, l’objet d’un commerce international, il a été très majoritairement consommé dans les pays où il était produit, jusqu’à récemment. Les échanges internationaux se sont développés à partir des conquêtes coloniales, alors que les besoins en bois des métropoles – Portugal, Espagne, puis Royaume-Uni et France – continuaient d’augmenter du fait des guerres, de la croissance démographique et de l’industrialisation. Mais c’est à la fin du XXe siècle que le marché s’est mondialisé. Aujourd’hui, sur les 3 milliards de mètres cubes de bois récoltés annuellement, environ un tiers est exporté, sous forme de bois d’œuvre (pour la construction ou l’ameublement), de bois d’industrie (pour la fabrication de dérivés : panneaux de particules, papier, carton…) ou de bois-énergie (pour la production de chaleur). L’« âge du bois », loin d’être révolu, risque de se poursuivre encore longtemps. Selon les projections de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), la consommation mondiale de bois devrait tripler d’ici 2060.
Alors que la demande est tirée par la Chine, en plein développement, et par les États-Unis, où 80 % des maisons sont en bois, l’offre connaît une grave crise depuis 2020. La pandémie de Covid-19 a grippé les chaînes logistiques mondiales et ralenti la production des usines à bois dans les pays exportateurs. Cette pénurie conjoncturelle, qui a multiplié par quatre les prix du bois d’œuvre, s’ajoute à d’autres difficultés plus structurelles, liées au fait que la ressource en bois est de plus en plus convoitée. En effet, la moitié du bois prélevé est du bois rond industriel utilisé pour la construction et est produit en premier lieu par les pays les plus dotés en forêts (États-Unis, Russie, Chine, Canada, Brésil). Mais les États-Unis et la Chine doivent malgré tout en importer pour assurer leurs besoins. En outre, Pékin a décidé en 2017 d’interdire l’abattage des forêts naturelles chinoises, qui représentent deux tiers du couvert forestier national, et de gros exportateurs comme la Russie ont freiné leurs exportations pour favoriser leur marché intérieur.
Cette demande soutenue nourrit l’exploitation illégale du bois, notamment tropical, en Afrique, en Amérique du Sud et en Asie, mais aussi la prédation, légale elle, en Europe. Le continent compte pour 5 % de la surface forestière mondiale mais pour un tiers des exportations de bois. Il voit sa production de plus en plus captée par la Chine, devenue « de loin le premier importateur mondial de bois rond », comme le rappelle un rapport de l’Organisation des Nations unies (ONU), précisant que « les importations chinoises de grumes [les troncs encore non dépouillés de leur écorce, ndlr] en provenance d’Europe ont été multipliées par 20 entre 2017 et 2019 ». Ce bois est transformé pour son marché intérieur mais aussi pour l’export, la Chine étant également depuis 2005 le premier exportateur de bois transformé... Environ un tiers des chênes français, réputés pour leur qualité, sont ainsi achetés par des entreprises chinoises à des prix élevés, privant les scieries françaises de matière première et aggravant la désindustrialisation du secteur. Ces précieuses grumes sont essentiellement issues de forêts privées, dont la gestion est déléguée à des coopératives qui représentent trois quarts de la surface forestière française. Les forêts publiques sont, elles, gérées par l’Office national des forêts (ONF), qui favorise depuis 2015 la vente de ses chênes à des entreprises qui les transforment en Europe.
Mais la forêt publique française est confrontée à un autre problème. L’ONF, qui produit 40 % du bois français, est accusé d’avoir conduit une politique productiviste pour équilibrer ses finances, en raison de la baisse du prix du bois entre les années 1970 et 2000, au prix d’une dégradation de la biodiversité des forêts, comme le pointent les professeurs d’écologie François Ramade et Annik Schnitzler. « Durant des décennies, l’ONF a pratiqué le remplacement quasi systématique d’arbres feuillus [comme le chêne, ndlr] par des résineux [notamment le pin Douglas, ndlr] dont la croissance est rapide et donc la productivité nettement plus élevée à l’hectare. Ces résineux, qui ne sont pas à leur place du point de vue écologique, sont fragiles, sensibles aux attaques parasitaires, et leur litière est facilement inflammable, acidifiée, tandis que sa faune est moins diverse que celle des forêts feuillues originelles », dénoncent les universitaires.
Puits de carbone ou énergie renouvelable ?
Ce problème de la monoculture touche aussi un nouveau secteur : la plantation d’arbres par des entreprises ou des particuliers afin de compenser leurs émissions carbone. Ce marché, qui pèse déjà plusieurs milliards, se développe à grande vitesse, mais ses limites sont désormais documentées. De nombreux projets s’avèrent être des plantations peu diversifiées, qui peuvent nuire à la biodiversité locale et sont vulnérables aux ravageurs, aux maladies et au réchauffement climatique, tout en contribuant parfois à un accaparement des terres au détriment de communautés locales. Une étude de l’organisme allemand Öko-Institut a ainsi mesuré en 2016 que, sur 5 655 projets de compensation, 85 % avaient une « faible probabilité » de remplir leurs objectifs de réduction d’émissions. Surtout, ce potentiel de séquestration de carbone est décalé dans le temps, car le carbone « à compenser » est émis immédiatement, mais les arbres plantés pour le capter mettront des décennies, voire des siècles, à atteindre leur capacité de stockage. Un délai incompatible avec l’urgence climatique.
Alors que le réchauffement impose de préserver les puits de carbone que sont les forêts anciennes, l’usage du bois comme source d’énergie représente une autre menace. Si une moitié du bois prélevé dans le monde est du bois d’œuvre et d’industrie, l’autre moitié est en effet du bois-énergie. Celui-ci reste majoritairement consommé dans les pays en développement (Inde, Chine, Brésil, Éthiopie, République démocratique du Congo). Mais son développement dans les pays plus riches, en tant qu’énergie renouvelable remplaçant les énergies fossiles, inquiète. Notamment au Royaume-Uni ou aux Pays-Bas, qui convertissent massivement des centrales à charbon en centrales à biomasse. Plus de 500 scientifiques ont publié en février 2021 une lettre ouverte exhortant les dirigeants de pays développés à ne pas augmenter leur recours au bois-énergie, au risque d’entraîner une exploitation des forêts au-delà de leur rythme de régénération naturel.
Scientifiques et activistes préconisent donc d’utiliser la ressource comme bois d’œuvre et d’industrie (pour fabriquer des biens durables), afin que le carbone contenu dans ce bois soit séquestré pendant plusieurs décennies, tandis que la repousse sur l’exploitation permettra de puiser du carbone supplémentaire dans l’atmosphère. Un rapport des ONG Canopée, Fern et les Amis de la Terre recommande ainsi de « limiter l’utilisation de bois-énergie aux seuls coproduits issus de la sylviculture et de la transformation de bois d’œuvre ». Pour maximiser le stockage de carbone, le texte préconise aussi de « laisser vieillir les arbres » en arrêtant toute exploitation sur 25 % de la surface forestière française et en allongeant les durées d’exploitation pour les 75 % restants.
Dans un rapport d’avril 2021, l’Ademe plaide pour la mise en place d’une véritable économie circulaire du bois, dans laquelle chaque produit et sous-produit serait destiné à l’utilisation la plus longue possible, avant d’être brûlé en dernier recours. Selon Anne Berthet, coordinatrice du Réseau pour les alternatives forestières (RAF), ce modèle implique néanmoins « un effort pour maintenir et développer les petites scieries locales, nécessaires pour la transformation des grumes en poutres ou en bois d’œuvre durable ». Autant de petits sites industriels qui ont disparu du paysage ces dernières décennies, au profit de « mégascieries » et d’importations de produits transformés. Pour que cette relocalisation de la filière bois soit rentable, l’ingénieure préconise de taxer les exportations de grumes françaises, aujourd’hui très demandées à l’étranger, ainsi que les importations de bois étranger en France. Bref, d’assumer « une revalorisation du prix du bois, qui doit être payé au juste prix ».
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