On a tous une idée plus ou moins abstraite de ce qui se passe derrière les portes d’un abattoir. Parler avec Mauricio Garcia Pereira, l’entendre causer de sa vie d’avant, c’est sortir de l’abstraction. Il y a l’odeur, d’abord, qui vous assomme. Un mélange de « sang, de merde et de métal ». Le grognement incessant des porcs avant la mort, aussi, qui vous casse les oreilles et vous remue les tripes. Et puis, il y a toutes ces horreurs que l’on n’aurait jamais été capable d’imaginer : « Je me souviendrai toujours de la douleur acide que provoque une giclée de sang lorsqu’elle pénètre dans les yeux. » On aurait préféré ne jamais savoir. Lui n’a pensé qu’à ça durant sept ans : ce jour où tout le monde, enfin, saurait. Il est le premier ouvrier à avoir dénoncé à visage découvert les conditions de mise à mort dans les abattoirs français. C’était en 2016, aux côtés de l’association L214. Durant quatre mois, Mauricio planque dans sa poche une caméra GoPro en allant bosser. Il vole des images dès que les autres ont le dos tourné. Montées puis diffusées massivement par le groupe antispéciste, elles feront la une des journaux, projetant l’ouvrier de son abattoir de Limoges sur les plateaux télé de tout le pays.
À 47 ans, Mauricio n’avait pourtant rien du militant végan : « À l’époque, je ne savais même pas que l’on pouvait vivre sans manger de protéines animales. » Est-il arrivé à l’abattoir par hasard ? Oui et non. Sa vie raconte d’abord celle de milliers d’autres ouvriers, trimbalés de métiers précaires en fins de mois difficiles. Sans diplôme et à peine majeur, il quitte l’exploitation agricole où travaillent ses parents espagnols. Une immense ferme, perdue dans la Galice profonde : le père est comptable, la mère fait les ménages. Démarre alors une vie faite de petites annonces et de porte-à-porte. Mauricio se retrouve sur la route pour un job de commercial. Il vend à peu près tout et n’importe quoi durant cinq ans, des encyclopédies aux aspirateurs. Le hic, c’est qu’à 20 ans, on préfère la fièvre du samedi soir aux réunions du lundi matin. Il flambe les quelques sous qu’il gagne. Et puis, de son aveu même, l’ardent Mauricio « est loin d’être con mais un peu fainéant ». Jeunesse doit se passer : il finira par planter la bagnole du patron un lendemain de bringue.
C’est le départ vers la France. Un licenciement et dix-huit heures de bus plus tard, le jeune Espagnol se retrouve employé dans un hôtel d’Andorre. Il y reste quelque temps, apprend les rudiments du métier de serveur et échoue finalement dans un établissement du Pas de la Case. Là, il rencontre Sophie : elle commande une infusion au tilleul et lui est obsédé par son sourire. Elle deviendra sa femme, la mère de ses deux enfants, et il la rejoindra en Haute-Vienne où il restera même après leur séparation.
« Vous avez peur du sang ? »
Limoges, à plus de 1 000 kilomètres des vaches de son enfance, où suivront dix nouvelles années de précarité. Des petits boulots dans la restauration ou le bâtiment, des galères, pas mal de nuits dans la voiture. Un jour de 2009, l’agence d’intérim lui propose un poste à l’abattoir municipal de Limoges : 150 000 animaux tués chaque année, soit 25 000 tonnes de carcasses, et jusqu’à 1 000 bovins par semaine... les chiffres donnent le tournis et la conseillère lui jette un regard : « Vous avez peur du sang ? » Il a des dettes à rembourser, la dame commence à lui parler de CDI. Mauricio accepte. Certains mois, il pourrait gagner jusqu’à 1 700 euros net, le bout du monde. « Sur dix hommes envoyés par l’agence, deux ou trois ne reviennent jamais après leur premier jour. Certains tiennent une semaine ou deux », se vanterait presque celui qui a commencé en étant responsable d’une seule et unique tâche : aspirer la moelle épinière des carcasses.
Au début, il pensait s’en sortir facilement et croyait avoir tout vu. Il faut dire qu’une enfance à la ferme ça laisse des traces : combien de fois a-t-il aidé les vaches à vêler en tirant de toutes ses forces sur les pattes du nouveau-né ? Petit, il rêvait même d’être vétérinaire. Sauf qu’à l’abattoir, on ne soigne pas, on tue : « Une vache toutes les minutes trente. Il faut aller extrêmement vite. Les gestes deviennent complètement mécaniques. » Jusqu’à l’abrutissement le plus total et la déliquescence du corps, martyrisé par des carcasses de plusieurs centaines de kilos. On égrènera avec parcimonie les anecdotes sanglantes que Mauricio balade avec lui comme un petit musée des horreurs : les spasmes nerveux lorsque l’on enfonce la canule dans la colonne vertébrale d’un animal mort, les dizaines de têtes de veaux jetées dans l’eau bouillante, les accidents du travail. À l’abattoir, lui et ses collègues ont un petit jeu quand ils voient débarquer de jeunes apprentis bouchers en tenue blanche et charlotte : « On pariait sur combien allaient tomber dans les pommes. »
Le point de non-retour
Le rythme est de moins en moins supportable. Au fil des mois et des années, l’abattoir gagne insidieusement la bataille et enkyste l’esprit de Mauricio. L’usine l’abîme : le soir, il s’endort tabassé de fatigue et d’alcool. La nuit, il cauchemarde : « Je me voyais égorger des gens ou massacrer mon chef. » À 4 h 30 le réveil sonne, puis c’est l’heure de l’embauche, et jusqu’à midi il lui faut respirer par la bouche pour oublier l’odeur.
Un événement particulier va marquer cette progressive descente aux enfers. Un jour, il remarque une poche rose sur le sol. Flasque, gélatineuse. Il tique, se demande ce que cela peut bien être mais finit par se remettre au travail pour suivre la cadence. Bientôt, il ne verra plus que ça, des poches plus ou moins grosses. Il craint le pire, jusqu’à ce que l’une d’elles finisse par éclater par terre : une vague de liquide amniotique en sort, suivie de deux petits sabots. Mauricio vient de découvrir l’impensable : dans les abattoirs, les vaches sont tuées y compris lorsqu’elles sont sur le point de mettre bas. C’est ce que l’on appelle l’abattage des vaches gestantes. La pratique, si elle est difficile à chiffrer, est parfaitement légale. Le fœtus de veau, lui, finit à la poubelle.
« Je ne pouvais pas y croire. Comment est-ce possible de faire cela en France, au XXIe siècle ? » Mauricio ne vit alors plus que pour une chose : révéler cette pratique au grand public. Il accumule des photos pendant des mois, discrètement capturées avec son téléphone. Un soir, alors qu’il s’est une nouvelle fois enguirlandé avec son chef, il rédige un long post Facebook en rentrant chez lui et décide de tout bazarder sur les réseaux sociaux. Au moment d’appuyer sur « envoyer », il recule : « Ça n’aurait eu aucun effet, personne n’allait voir mon message. » Quelques jours plus tard, toujours chez lui, la télé débite son flux d’information en continu lorsqu’il entend le mot « abattoir ». Le journaliste lance un sujet sur L214 et avertit les âmes sensibles, Mauricio lève la tête, découvre les images capturées dans l’abattoir du Vigan, dans le Gard. « Je trouvais ça fou que les gens puissent être aussi choqués pour si peu. Ce n’était rien par rapport à mes vaches gestantes. » Il s’empare de son ordinateur, tape le nom de l’association qu’il vient d’entendre pour la première fois et appelle le premier numéro trouvé sur Google. Il leur envoie des photos ; les militants lui proposent rapidement de prendre rendez-vous. Mauricio exulte : « J’ai senti qu’on s’intéressait enfin à ce que je vivais. » La libération approche, il faut maintenant s’organiser pour faire un maximum de bruit.
Foutre le bordel
Dans le roman À la ligne, paru en 2019 aux éditions de La Table ronde, l’écrivain-ouvrier Joseph Ponthus témoigne dans un long et lumineux poème de ses infernales conditions de travail :
« Si je n’avais pas la frousse
de perdre ce satané boulot
Si j’avais les couilles
d’un lanceur d’alerte
Si jeunesse savait
Si vieillesse pouvait
Si moi qui ne suis plus jeune
ni vieux savais et pouvais
Bordel le bordel que je foutrais
dans ce satané abattoir. »
Il semblerait presque que l’issue soit inévitable. Mettre le bordel pour regagner un peu de dignité ? « Je voulais rendre la baffe à visage découvert »,confirme Mauricio.Quelquefois, au fil de la conversation, il gronde et finit par s’emporter en évoquant le passé, jusqu’à lâcher de terribles insultes dans le vent. Il devient comme hors de contrôle et en veut à la terre entière. L’abattoir cogne encore dans sa tête et il lui faut quelques secondes pour reprendre son souffle. Ce casse-couille de service – c’est lui qui le dit – n’en a visiblement pas fini de vouloir régler ses comptes.
Le 3 novembre 2016, le jour où l’« affaire de l’abattoir de Limoges » éclate, la vie de Mauricio Garcia Pereira a basculé. La première nuit, son téléphone n’a pas cessé de vibrer. Les journalistes attendaient par grappes entières devant chez lui, un éditeur l’a même contacté pour publier sa biographie. Quart d’heure de gloire : on a vu son visage à la télé, son nom cité au Sénat, son franc-parler invité dans toutes les manifestations antispécistes. Sa vie a radicalement changé. La France insoumisele contacte et lui propose de faire campagne lors des élections européennes en 2019 aux côtés de Manon Aubry. Il accepte et s’engage dans un tour de France à vélo, jusqu’au Parlement à Bruxelles. Il se sent fier, enfin. Rêve qu’un jour « une loi interdisant l’abattage des vaches gestantes porte [s]on nom ». En 32e position sur la liste, il ne sera pas élu mais garde le souvenir d’un des moments les plus émouvants de sa vie.
Reste la déception du résultat et la rage de constater, qu’au fond, rien n’avance. Cinq ans plus tard, son CDI à l’abattoir a laissé place au chômage. À 52 ans, il grappille 500 euros par mois de RSA, s’en sort avec les allocs et la protection universelle maladie. Retour à la case départ. Tout ça pour ça ? Lui l’assure, il ne regrette rien. De toute façon, pour rien au monde il n’aurait remis les pieds dans un abattoir. Comme lanceur d’alerte n’est pas un métier à temps plein, il rêve désormais de retourner dans la restauration. Et pourquoi pas d’ouvrir son propre food truck. Végétarien, bien sûr.
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