Max Senange, du marketing à la sylviculture
Max Senange travaillait dans le conseil et le marketing. Mais il a préféré quitter cette situation confortable pour fonder Cerf Vert, un groupement forestier basé à Lyon qui défend une sylviculture écolo.
Max Senange travaillait dans le conseil et le marketing. Mais il a préféré quitter cette situation confortable pour fonder Cerf Vert, un groupement forestier basé à Lyon qui défend une sylviculture écolo.
Mon CV coche toutes les cases de la réussite à l’ancienne, celle qui a fait fantasmer des générations de jeunes requins. Grande école de commerce, stage à l’international, premier job comme consultant dans une boîte parisienne, un deuxième comme responsable marketing dans le secteur de l’assurance… À 33 ans, on imaginait bien Max Senange patron d’une start-up, baskets casual aux pieds ou bien costume cintré dans les bureaux molletonnés d’une multinationale. On a tout faux : il passe ses week-ends en forêt, porte une veste Quechua – et l’entreprise qu’il a montée ne rapporte à peu près rien. « Mais maintenant, quand je me lève le matin, je sais que ma journée a un sens. »
Retrouvez cet article dans notre numéro 50 À quoi devons-nous renoncer ?, disponible sur notre site.
Depuis deux ans, le voilà embarqué à la tête d’un groupement forestier, avec deux autres cogérants. Un projet baptisé « Cerf Vert »– « une référence au cerf dans le filmPrincesse Mononoké » [film d’animation historique et fantastique japonais réalisé par Hayao Miyazaki en 1997, sorti en France en 2000, ndlr] – qu’il a mis sur les rails à Lyon, la ville où il vit. La structure vise à réunir des personnes souhaitant acheter collectivement des forêts afin de les gérer durablement. L’idée tient en quelques mots : chaque citoyen peut décider de transférer une partie de ses économies (l'apport minimal est fixé à 20.000€) dans une sorte de grande cagnotte qui permet au groupement de racheter des hectares de forêt.
Cerf Vert s’engage alors à les exploiter selon les principes d’une sylviculture raisonnée : on laisse le temps au massif de se régénérer naturellement, sans produit chimique et en cultivant des essences variées. Interdit, donc, la pratique des coupes rases, cette technique utilisée par la sylviculture productiviste qui consiste à abattre l’intégralité d’une parcelle d’un coup, défigurant au passage les paysages et détruisant l’habitat de nombreux animaux. En bout de chaîne, le groupement s’engage également à privilégier les acteurs locaux, plutôt que l’exportation de bois à l’autre bout du monde.
Régulièrement, des sorties sont aussi organisées avec les associés pour visiter de nouvelles parcelles à acheter, participer au« martelage »(l’étape au cours de laquelle les professionnels marquent les arbres à abattre) ou plus généralement profiter d’une balade à la campagne pour se former au savoir-faire forestier. « Ça fait tout drôle la première fois qu’on se retrouve au pied d’un arbre et que l’on se demande : on coupe ou on coupe pas ? » Sacrée responsabilité que se partagent aujourd’hui 110 associés, gérant environ 10 hectares dans le nord de l’Ardèche. Objectif : dépasser la centaine d’hectares d’ici l’an prochain.
De son passé dans le marketing, Max Senange a gardé quelques stigmates : un goût prononcé pour les citations inspirantes façon motivational quotes, pas mal d’anglicismes et surtout une organisation d’entrepreneur au cordeau. Business plan, projections à court et long terme, études de marché… « L’idée du groupement forestier consiste un peu à jouer avec les règles du marché capitaliste pour les retourner contre lui-même. Faire la démonstration qu’on peut gérer une forêt de façon pérenne, tout en défendant le vivant. » Seule différence avec le bon vieux marché : ici, « pérenne » ne veut pas vraiment dire archi rentable.
Après un an de chômage volontaire, totalement consacré au développement de Cerf Vert, Max Senange ne se rémunère toujours pas. Idem pour les autres cogérants. Quant aux associés qui seraient tentés de mettre quelques euros dans l’aventure : « Cela ne sert à rien de leur faire croire qu’ils pourront devenir riches en investissant dans la forêt… De toute façon, il faut être aveugle pour ne pas voir que l’ère de l’ultra thune n’a plus d’avenir. » À terme, l’épargne placée dans le groupement devrait être rémunérée au même niveau qu’un Livret A, tout au plus.
Préférer un métier moins rémunérateur « mais qui a du sens » : en cela, le Lyonnais ressemble à ces dizaines d’étudiants brillants qui font le choix, chaque année, de déserter leur poste d’ingénieur ou de cadre, malgré un salaire plutôt confortable. Il suffit d’échanger avec Florent Skawinski, deuxième cogérant du Cerf Vert, que Max Senange a rencontré via le Réseau pour les alternatives forestières (RAF). Chargé de projet en urbanisme durable, il vient d’entamer un CAP d’ébénisterie pour se consacrer totalement au bois : « de la naissance de l’arbre jusqu’à sa transformation en tabouret ».
Une reconversion à l’approche de la trentaine, et deux prises de conscience qui se sont déroulées simultanément, via les mêmes canaux : quand l’un cite les vidéos virales de Jean-Marc Jancovici, l’autre évoque celles d’Aurélien Barrau. Dans leur bibliothèque, on retrouve les ouvrages qui ont fait le succès des nouveaux rayons dédiés à l’écologie que l’on voit fleurir dans les librairies : Baptiste Morizot, Pierre Rabhi, Jane Goodall…
Et puis, surtout, les deux partagent une même référence, qu’ils évoquent comme un véritable électrochoc : Le Temps des arbres, un reportage de Marie-France Barrier, diffusé sur France 5 en février 2020, qui expose le problème de ce que l’on appelle la « malforestation » et met en lumière une série d’initiatives locales pour défendre les forêts françaises. Branché totalement par hasard devant la chaîne publique ce soir-là, Max Senange reste scotché : « Ça a été une véritable claque. » Dans la foulée, l’idée du Cerf Vert était née.
Reste que le profil de ces apprentis forestiers détonne dans un milieu aussi vieux et codifié que celui de l’exploitation forestière. Ne serait-ce pas là, après tout, une lubie de citadin, l’énième activité à la mode chez les classes supérieures qui, après l’ébénisterie ou le vin bio, se convertiraient désormais à la sylviculture ?« Ces questions, on se les pose depuis le début. Nous sommes bien conscients de l’image de bobos déconnectés que l’on peut renvoyer, abonde Florent Skawinski qui veille, comme son binôme, à ne pas se présenter comme un spécialiste. Quand on a commencé, on n’y connaissait à peu près rien. La première chose que l’on a faite, c’est donc de faire profil bas, contacter tous ceux qui étaient là avant nous et les écouter. »
Quelque temps après la diffusion du film à l’origine de son épiphanie, Max Senange a commencé par dénicher le numéro de téléphone de la réalisatrice pour lui passer un coup de fil. Dans la foulée, il découvre les groupements déjà existants, comme ceux du Chat sauvage dans le Morvan, ou Avenir Forêt autour de Brive-la-Gaillarde. Tous partagent leurs connaissances et lui distillent de précieux conseils. « On a découvert une vraie solidarité, une entraide énorme, résume Florent Skawinski. Même entre les groupements qui possèdent des parcelles sur le même territoire. Il y a une vraie culture de l’open source, qui consiste à faire circuler un maximum de connaissances librement. »
Si bien que quelques semaines après la création officielle de Cerf Vert (fin 2020), les cogérants réussissent à motiver une petite vingtaine de proches pour acheter une première parcelle et débuter l’activité. Depuis, des professionnels forestiers et des agents de l’Office national des forêts (ONF) ont également rejoint le projet : ils apportent leur expertise et confèrent au groupement une crédibilité que les fondateurs n’avaient peut-être pas à l’origine.
La machine lancée, il faut désormais assurer la phase de professionnalisation. En parallèle de Cerf Vert, Max Senange s’est lancé dans un master d’économie de l’énergie en distanciel à l’université de Grenoble, mention développement durable. Une formation qui lui a permis de négocier une porte de sortie pour quitter son job dans l’assurance. Aujourd’hui, il occupe un poste de contractuel, comme chargé de projet dans le développement des énergies renouvelables à destination des collectivités.
« D’ici deux ou trois ans, si tout se passe bien, on aimerait pouvoir se rémunérer grâce à Cerf Vert et ne pas seulement s’en occuper sur notre temps libre. » Autre enjeu : diversifier le recrutement des associés. « Pour l’instant, ce sont majoritairement des bac+5 et des CSP+ qui nous rejoignent. On aimerait que ça change et que les gens puissent aussi s’engager dans le groupement à moindres frais. » En attendant, les questionnements de Max et Florent continuent de cheminer doucement.
Et l’on pourrait faire l’analogie facile avec ces arbres qui, quelque part dans une forêt au nord de l’Ardèche, poursuivent leur croissance, lentement mais sûrement. Certainement que passer ses week-ends les pieds dans la boue, à côtoyer des chênes du siècle dernier, doit vous apprendre à relativiser. L’un des deux conclut : « Au fond, on ne saura que dans 150 ans si on a pris les bonnes décisions. »
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