Après avoir conquis la vue par l’image et l’ouïe par le son, le numérique se lance à l’assaut d’un troisième sens : le toucher. Alors que les graphismes des jeux vidéo et des films ne cessent de s’améliorer, que les bruitages sont rendus avec une fidélité toujours accrue, les claviers, souris ou manettes n’ont que peu évolué. Au mieux, les manettes de jeux vidéo envoient une petite vibration pour simuler un choc. Mais depuis quelques années, l’industrie du numérique est en pleine ébullition autour des technologies haptiques, qui tentent de simuler la sensation du toucher.
Cet emballement a fort à voir avec les annonces récentes de Facebook quant à la conception d’un métavers, un univers virtuel si développé qu’il serait en mesure de supplanter le monde réel. Pour y parvenir, le géant mise sur le développement des technologies permettant une immersion complète dans les simulations de réalité virtuelle (VR). Si l’on est déjà familier avec le casque de réalité virtuelle, le groupe a récemment attiré l’attention de la presse en annonçant qu’il serait bientôt possible de « toucher le métavers » grâce à des gants haptiques. Que ces gants pompent allègrement un brevet déposé par une autre entreprise n’est probablement qu’un détail...
Comme souvent dans l’histoire des techniques, l’une des premières applications de cette technologie fut militaire : l’US Air Force s’en est servie pour entraîner des soldats dans un environnement de réalité augmentée. On trouvait aussi des équipements d’exercice pour chirurgiens : des simulateurs d’opération réagissant au toucher qui devaient permettre de se faire la main sur des interventions plus ou moins délicates avec un minimum de dégâts pour les cobayes. Dès les années 1990, les enthousiastes de la tech annonçaient que d’ici l’an 2000 la réalité serait virtuelle. Et puis le soufflé est retombé, et on s’est contenté de casques de VR qui font mal à la tête et de manettes qui vibrent.
« Sextech » et chaussures vibrantes
Car, en ce qui concerne le consommateur lambda, les dispositifs qui intègrent la technologie haptique relèvent plutôt du gadget. On peut penser aux smartphones qui, à l’instar du Taptic Engine d’Apple, envoient une vibration calibrée à la main pour transmettre des informations à l’utilisateur. Il est aussi possible de se procurer les bracelets Apollo, qui émettent de petites vibrations pour apaiser leur porteur. Les casques audio Razer, eux, vibrent pour simuler la saturation des basses pendant un concert ou une explosion dans un film.
S’il vous reste encore de l’argent à dépenser, vous pourriez aussi enfiler les DropLabs, des chaussures qui envoient des vibrations dans les pieds calquées sur les musiques que vous écoutez. Mais, jusqu’à présent, ce sont surtout deux secteurs qui ont mis le paquet sur les vibrations. D’abord, l’industrie automobile, qui équipe ses voitures de tableaux de bord haptiques supposés aider le conducteur à garder les yeux sur la route pendant qu’il tripote son interface. Ensuite et surtout, la « sextech », un secteur dans lequel les vibrations ont fort à faire pour procurer des expériences plus stimulantes. D’autres applications seront un jour développées, à en croire les acteurs du secteur : l’industrie du textile – et tout particulièrement du luxe – rêve par exemple de la possibilité de simuler la texture d’un vêtement. Ainsi, le consommateur scrollant sur son téléphone pourra tâter le produit et le commander sans même se rendre en magasin.
« La technologie haptique peut être mise à profit dans toute interface entre l’homme et la machine pour rendre l’expérience plus proche de la réalité, explique Thomas Begeot, manager produit au sein de la start-up Actronika. Mais c’est vrai que, pour l’instant, elle est surtout utilisée dans le domaine du jeu vidéo. » Actronika s’est positionnée sur un secteur qu’on voit en effet mal utilisé autrement que pour l’entertainment : des vestes haptiques, bardées d’une vingtaine de moteurs, qui reproduisent des sensations sur l’ensemble du torse. Nous avons donc enfilé Skinetic, la veste développée par Actronika, et un casque de réalité virtuelle classique pour une séance de démonstration. Un avatar nous a tiré dessus – et on s’est surpris à sursauter au premier impact de balle. Puis ce sont des gouttes de pluie virtuelles qui se sont déposées sur nos épaules, avant qu’on essuie quelques rafales de vent qui feraient presque courber le torse. La démonstration est saisissante. Et c’est peut-être là le problème.
« Suspension de l’incrédulité »
Car le toucher est le sens le plus important pour nous permettre de garder les pieds sur terre. Louis Rosenberg, le fondateur d’Immersion Corporation, l’une des premières entreprises de technologie haptique, nous propose une expérience de pensée pour mieux l’appréhender : « Imaginez que vous entrez dans une salle très sombre. Vous voyez très vaguement les contours d’une chaise, et vous n’entendez rien – pas grand-chose ne stimule votre vue ou votre ouïe. Maintenant, vous tendez la main devant vous : si vous passez au travers de la chaise, c’est qu’elle n’existe pas. Si vous pouvez la toucher, alors c’est qu’elle existe. » Selon lui, la conquête du toucher permettra aux simulations de provoquer une « suspension de l’incrédulité » : le plus important dans la réalité virtuelle est de « donner l’impression qu’il y a une présence », et c’est précisément ce qui se passe quand on ressent le contact physique adéquat. Le toucher est donc la clé pour que les pixels deviennent réalité.
Or ce brouillage des frontières entre réalité et simulation soulève le problème que l’on imagine. Pour Louis Rosenberg, immerger des personnes dans un monde virtuel trop convaincant pourrait troubler leur sens de ce qu’est la réalité, et changer la manière dont elles interprètent les expériences quotidiennes. Pourtant, le pionnier de la technologie haptique reste irrémédiablement optimiste : selon lui, ces progrès pourront être mis à profit notamment pour (encore) mieux entraîner les chirurgiens, pour traiter les troubles du stress post-traumatique – l’éternel argument thérapeutique... Mais cette possibilité repose sur une condition : que le métavers dans lequel la technologie haptique sera mobilisée « ne soit pas contrôlé par des entreprises »qui recherchent le profit.
Une vision « neutre » des technologies, ni bonnes ni mauvaises, qui ne remet pas en cause la légitimité de leur développement. « Le métavers peut être une bonne chose s’il est régulé, afin que les entreprises ne puissent pas surveiller, monétiser et manipuler leurs utilisateurs », espère-t-il. Mais un métavers non capitaliste est-il vraiment possible ? En regardant les embryons actuels de métavers, qu’ils soient développés par Facebook, Epic Games (Fortnite) ou d’autres start-up de la tech poussées par une même soif d’en tirer une manne financière, on se prend d’une soudaine envie de toucher du bois.
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