Les cellules, apprend-on dès l’école, sont les chevilles ouvrières de notre organisme. Mais sait-on que les microbes œuvrent de manière tout aussi fondamentale au maintien de nos fonctions vitales ? « Nous avons au moins autant de microbes que de cellules dans notre corps : nous sommes humains, mais aussi microbiens », éclaire Matteo Serino, chargé de recherche à l’Institut de recherche en santé digestive (IRSD) à Toulouse (1). C’est en effet grâce aux 100 000 milliards de bactéries mais aussi aux phages, champignons et protistes (2) tapis le long de nos parois intestinales que notre corps peut remplir ses fonctions vitales. « Plus il y a d’espèces, de souches et même de sous-souches bactériennes, plus nous avons de chances d’être en bonne santé, souligne le scientifique. Sans nos bactéries, notre corps ne pourrait pas produire de vitamines par exemple – comme l’acide folique (vitamine B9), essentiel au développement du fœtus et du corps humain – ni digérer certains aliments. » Certains de ces micro-organismes seraient pourtant en train de disparaître. La communauté scientifique constate, au même titre que la perte de biodiversité des écosystèmes terrestres de la flore et de la faune au niveau mondial, une perte de la biodiversité des microbiotes humains. En comparant la flore intestinale des peuples de chasseurs-cueilleurs à celle des populations urbanisées d’Occident, des chercheurs français et américains se sont rendu compte que le microbiote des peuples autochtones est à la fois plus riche et plus important que celui des citadins, et ce quel que soit le continent : les microbiotes des Baka du Cameroun, des Suruí d’Amazonie et des Inuits d’Alaska ont plus de similitudes entre eux qu’avec ceux des résidents des pays européens. Le chef du peuple Suruí, Almir Narayamoga, écrivait dans son livre autobiographique (3) : « Ce que vous mangez ne concerne pas que vous, mais concerne aussi vos enfants. Comprendre cette responsabilité, cette interdépendance de nos corps et de nos êtres, c’est ce que nous enseignent nos traditions. »
Halte aux microbes
Cette prise de conscience de notre « interdépendance » est apparue tardivement dans un Occident où, « au débutdu xixe siècle, l’idée d’un corps universel, indépendant des milieux dans lesquels il évolue, était largement répandue », indique Alexis Zimmer, biologiste et philosophe de formation. Dans le même temps, la « théorie des germes » de Pasteur et l’hygiénisme urbain et sanitaire qui en découle firent naître une véritable défiance envers les microbes. La rhétorique guerrière utilisée aujourd’hui pour qualifier la pandémie de Covid-19 en est d’ailleurs l’expression, comme l’explique la biologiste et anthropologue des sciences Charlottes Brives dans une tribune pour Le Média lors du confinement en mars 2020 (4). Nous sommes donc dépositaires de cet imaginaire. Si « nous sommes en guerre » lorsqu’un virus ou une bactérie pathogène se propage dans la société, nous le sommes aussi dans nos foyers lorsque nous choisissons « d’éradiquer 100 % des microbes » avec des produits ménagers souvent toxiques.
Or, les micro-organismes, malgré leur profusion, ne sont pas infinis : « Une fois l’espèce de bactéries perdue au sein d’un microbiote, elle l’est définitivement. Il faut réensemencer le microbiote avec cette espèce pour la retrouver », précise Matteo Serino. Pour Alexis Zimmer, « l’écologie microbienne nous informe que les microbes sont extrêmement dépendants des milieux dans lesquels ils vivent. Nos corps assimilent les changements environnementaux engendrés par nos sociétés et affectent les populations microbiennes ». En d’autres termes, chaque modification du milieu de vie a des répercussions sur notre microbiote. C’est pourquoi l’on suppose que les peuples autochtones qui vivaient historiquement de la chasse et de la cueillette, une fois devenus urbains, sont tout autant sujets que les autres aux maladies chroniques (comme le diabète, l’obésité, etc.). Cette vulnérabilité, nous la devons en partie au recours massif aux antibiotiques, à la césarienne dite « de confort » et à une alimentation industrielle pauvre en fibres qui finissent par perturber durablement le microbiote intestinal.
Un déclin inquiétant pour la santé humaine
Nous ne pouvons néanmoins faire l’économie des micro-organismes, partie intégrante du corps humain. L’Epimad – le plus grand registre au monde des maladies inflammatoires chroniques de l’intestin – enregistre un nombre croissant de personnes concernées par ces pathologies. La hausse des MICI (maladies inflammatoires chroniques de l’intestin), mais aussi des dysbioses (déséquilibres du microbiote) et du SII (syndrome de l’intestin irritable), couplée au manque de formation du personnel médical, crée un désert thérapeutique pour les patients. La journaliste et « patiente experte » Dora Moutot, souffrant elle aussi de maladie chronique de l’intestin, a d’ailleurs créé sur Facebook le groupe « SIBO et transplantation fécale » (5) et la page Instagram « Comment hacker ses intestins » à cet effet. Cependant, les microbiotes altérés ne sont pas seulement en partie responsables des maladies de l’intestin : « Presque toutes les pathologies étudiées à présent sont liées à une baisse quantitative et qualitative du microbiote intestinal, souligne Matteo Serino. Il y a aussi un lien fort entre les dysbioses du microbiote et les maladies infectieuses : avoir un microbiote nous protège des pathogènes extérieurs, et un bon microbiote permet au système immunitaire de lutter efficacement contre les bactéries et les virus pathogènes. » Si les antibiotiques nous ont protégés des maladies infectieuses pour un temps, il se pourrait donc que celles-ci reviennent en force avec la résistance des bactéries à certains médicaments. L’humanité est donc confrontée à une double menace : une augmentation des maladies chroniques, ainsi qu’une hausse des difficultés à traiter les maladies infectieuses.
Face à ces risques, des chercheurs du Massachusetts Institute of Technology (MIT) ont décidé de prélever et préserver cette biodiversité de microbes intestinaux humains « pour les générations futures » au sein d’une banque mondiale : la Global Microbiome Conservancy (GMbC). Cependant, cette « biologie de sauvetage », selon Alexis Zimmer, n’est pas suffisante, voire dépolitisante : « D’une part, elle peut laisser croire que les microbiotes sont conservables, ce qui n’est pas le cas. D’autre part, elle néglige d’interroger les conditions politiques, environnementales et sociales qui génèrent ces états microbiotiques. » Reste donc à trouver les dispositifs politiques permettant de nous réconcilier, de manière durable, avec le monde microbien.
1) Créé en 2016, l’IRSD est une structure soutenue par l’université Toulouse III Paul-Sabatier, l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae) et l’École nationale vétérinaire de Toulouse (ENVT).
(2) Êtres vivants constitués chacun d’une seule cellule à noyau distinct (selon la définition du Larousse).
(3) Sauver la planète. Le message d’un chef indien d’Amazonie, Almir Narayamoga Suruí et Corine Sombrun, Albin Michel, 2015.
(4) « Politiques de l’amphibiose : la guerre contre les virus n’aura pas lieu », Charlotte Brives, Le Média, 31 mars 2020.
(5) SIBO est l’acronyme de Small Intestinal Bacterial Overgrowth ou, en français, pullulation bactérienne de l’intestin grêle.
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