Un cochon qui vole aux manettes d’un hydravion (Porco Rosso). Un poisson qui troque parfois sa forme contre celle d’une petite fille (Ponyo sur la falaise). Un chat-ours géant veillant sur les arbres et les enfants (Mon voisin Totoro). Un Château dans le ciel envahi par la végétation, des princes qu’afflige un mal leur rongeant les bras (Princesse Mononoké, Le Château ambulant). Des princesses qui parlementent avec les forêts, moins pour en dresser la faune que pour en repousser l’entropie (Nausicaä de la vallée du vent, Princesse Mononoké). Et puis cette gosse accueillie dans un onsen – un bain thermal japonais – où, pauvre soubrette, elle observe l’ordinaire du monstrueux et regarde de l’autre côté de la « nature », là où tout n’est que mélange et métamorphoses (Le Voyage de Chihiro).
Cet article est à retrouver dans notre hors-série Le Réveil des imaginaires, avec Alain Damasio.
Le cinéma d’Hayao Miyazaki ne manque pas d’analogies avec l’univers des contes qu’ont transmis chez nous Perrault ou les frères Grimm : princes et princesses, monstres et mages, bêtes humaines et esprits bavards, jusqu’au récit de terres désolées que fertilisent des destins héroïques. Mais ces échos soulignent autant d’écarts. Déjà, les fonctions qu’ici on attribue au masculin, aux preux chevaliers, sont chez lui réservées à des amazones éloignant les fables de la mythologie nourricière propre au conte occidental, où des sorcières associées à la sécheresse (des femmes qui refusent la maternité) s’opposent à des jeunes filles promettant une abondance semblable à celle de leur chevelure.
Ce déplacement entraîne à son tour une rupture avec le partage du naturel et du surnaturel, qui répartit les fonctions domestiques et magiques conformément à une certaine idée de la nature dont, au XXe siècle, les studios Disney ont été les continuateurs les moins critiques. Blanche-Neige nettoie chaque lieu qu’elle pénètre et souhaite transformer la forêt en jardin, tout en faisant des bêtes autant d’animaux de compagnie. Le Mickey de Fantasia anime l’inerte, de même que Merlin enchante un monde de choses soumises à son désir.
Le Château ambulant, 2004
Intercéder plutôt que dominer
Rien de cela chez les guerrières que sont Nausicaä et Mononoké, ni chez leurs petites sœurs Chihiro ou Kiki la petite sorcière (qui vole mais n’ensorcelle pas). Au lieu de pouvoirs magiques s’imposant à ce qui ne l’est pas, elles sont dotées de cette vertu dont le domestique est la négation : l’entente des écosystèmes, qu’elles préservent en négociant au lieu de les dominer par la transformation. Impuissante dans le monde des esprits, Chihiro ne peut y agir qu’en diplomate, quand Nausicaä est l’ambassadrice du monde des hommes auprès d’une forêt dont elle perçoit l’équilibre par-delà les métastases.
Et bien sûr, leurs trajectoires n’aboutissent à aucune prospérité faisant pleuvoir sur l’homme les bienfaits de la nature. Pour toute victoire, il n’y a ici que la reconduction des équilibres précaires, comme celui que rétablit Ponyo entre son père (un mage aquatique acariâtre et vengeur) et les hommes de la côte polluant l’océan. Quant aux princes, bien rares, ils semblent avoir pour principale fonction d’être les supports de cette putrescence figurant l’angoisse de ce cinéma : Ashitaka, qui est gangrèné par une espèce de lèpre dans Princesse Mononoké, ou Hauru, dans Le Château ambulant, qui annonce non l’infertilité, mais le moment où l’impureté systémique bascule dans une corruption qui étouffe et noircit jusqu’à ce que toute forme pourrisse.
Miyazaki est donc bien loin du naturalisme magique des contes dont ses propres fables redistribuent les caractères. Sa galerie de kami (ces esprits de lieux ou d’êtres naturels auxquels est réservé un hôtel dans Le Voyage de Chihiro) ruine la séparation entre les deux règnes – nature et culture – sur laquelle repose la formule occidentale, et côtoie autant d’intercesseurs dont le transformisme souple garantit la continuité des mondes et des morphologies : Ponyo, à mi-chemin entre l’humain et l’ichtyen, ou Hauru, parcourant les formes de l’avion à l’oiseau.
Le mal arbore alors deux visages distincts : l’amorphisme, menaçant ces êtres dessinés (le Sans-Visage du Voyage de Chihiro, dont les contours disparaissent à force d’absorptions), et l’icarisme , représenté par un monde aéronautique omniprésent, en particulier dans Le Château dans le ciel, Porco Rosso et Le vent se lève (sur l’ingénieur ayant inventé les chasseurs bombardiers de l’armée impériale). Objets d’une fascination constante, les machines aériennes passent aussi pour la pointe d’un imaginaire industriel que le cinéaste tente d’amender – ainsi ses films opposent souvent aux trop massifs aéronefs du capitalisme fossile des modèles légers à échelle individuelle, de l’espèce de planeur de Nausicaä au balais de Kiki volant au secours d’un accident de dirigeable.
Nausicaa, la vallée du vent - 1984
Hybrides partout, nature nulle part
Miyazaki n’est pas seul à ainsi recomposer. Celui avec qui il a fondé le studio Ghibli, Isao Takahata, tramait également ses fables dans une schizomorphie faisant de chaque être un pont entre domaines. Pour défendre leur territoire contre l’urbanisation, les chiens viverrins de Pompoko usent de mutations illusionnistes liant dans leur corps animaux, humains et esprits, tandis que l’héroïne des Contes de la princesse Kaguya oscille entre formes végétales et humaines. Tous ces êtres ont par ailleurs pour cousins des cyborgs ou des mutants, des créatures biotechnologiques transcendant à leur façon la frontière du naturel et de l’artificiel, qu’il s’agisse des humains augmentés et des robots humanisés de Ghost in the Shell (Mamoru Oshii, habitué du cyberpunk) ou du petit garçon irradié devenu Akira (Katsuhiro Otomo, également auteur du steampunk Steamboy).
L’animation japonaise contemporaine ébranle donc le naturalisme dont Philippe Descola a mené la critique dans Par-delà nature et culture . L’anthropologue y comparait ce modèle d’identification proprement occidental à trois autres ontologies : le totémisme, l’animisme et l’analogisme, qui distribuent plus volontiers des intentions aux non-humains. Difficile toutefois de les associer trop vite aux animés nippons : le totémisme et l’animisme, que Sergueï Eisenstein voulait déjà voir à l’œuvre chez Walt Disney , conviennent peut-être plus à l’animation classique, par exemple aux fabliaux de Ladislas Starewicz.
Quant au modèle de la chaîne analogique, avec son système de ressemblances et ses corrélations entre échelles, il est peut-être encore trop stable pour soutenir la comparaison avec un monde où le commerce entre entités a été affolé par l’universel échange et les pollutions qu’il entraîne. Ce cinéma a pour prémisse l’impureté. Il est normal alors que des ontologies fonctionnant toutes comme des systèmes d’épuration ne puissent en saisir tous les ressorts.
Le post-spécisme – la fin du cloisonnement entre espèces – innervant cette production peuple le monde d’hybrides à la croisée du silicone et du shintoïsme, nés des brassages marchands et chimiques de la modernité tardive. Appelons « immondisme » cette cosmologie parce que, née des excréments industriels (d’immondices), elle a pour drame les périls pesant sur le monde – elle est la seule mythologie à narrer moins une genèse qu’une dégénérescence.
Le Château dans le ciel, 1986
Franchir les frontières
Dans ce mélange général s’effacent les vieilles frontières – notamment celle qui hier démarquait le réel de l’imaginaire. Le grand partage naturaliste concourait à faire du second un royaume de l’évasion provisoire, étanche au réel tout en enseignant les moyens de s’en accommoder. La morale du Magicien d’Oz ou de Mary Poppins tient en ces échappées formatrices, à l’issue desquelles les enfants ayant traversé le fantasme reviennent avertis contre les frictions du réel. Elle a pour envers les récits comme Peter Pan où, faute de frein, l’escapade devient exil, enfermement dans un pays des songes dont on ne revient pas.
Miyazaki envisage plutôt un entremêlement des deux mondes, jusqu’à ce que leur écart s’estompe. Si ses films multiplient les figures du seuil – passages secrets dans Le Château de Cagliostro (son premier long-métrage, qui revisite Arsène Lupin), membrane entre la forêt toxique et la couche épurée dans Nausicaä de la vallée du vent, enfilades de portes dans Le Voyage de Chihiro –, leur récit de la contamination plaide pour la porosité des mondes, au point que l’imaginaire passe à terme pour l’étoffe même du réel.
Ainsi dans Le Voyage de Chihiro, qui a tout d’une lointaine réécriture d’Alice au pays des merveilles : avant même que l’héroïne ne s’engouffre dans le royaume des kami, celui-ci a déjà empiété sur le sien en transformant ses parents en porcins et, par la suite, elle aura tout le loisir de se rendre compte que ce pays supposé lointain connaît aussi pour seule règle les dominations brutales et les rapports tarifés. Bien avant ses aventures, celles de Totoro avaient montré que les liens entre monde humain et monstres merveilleux relèvent de la cohabitation discrète, où chacun ne s’invite chez l’autre qu’épisodiquement parce que tous, justement, partagent un même espace (que Totoro entend reboiser).
Porco Rosso, 1992
Marcher avec les dragons
De ce point de vue, les successeurs de Miyazaki semblent avoir voulu poursuivre cet idéal d’un réel mêlé à ce qui ne l’est pas. S’ils ont en revanche délaissé l’inspiration écologique de leur aîné, des cinéastes comme Makoto Shinkai ou Mamoru Hosoda ont pour drame central la rencontre entre notre monde et un autre, moins parallèle que perpendiculaire. La perméabilité elle-même est variable. Dans La Tour au-delà des nuages de Shinkai, l’outre-monde n’est jamais que le pays voisin, qui s’est entièrement replié sur lui-même depuis que ses scientifiques mènent des expériences sur les trous noirs et l’au-delà auquel ils ouvrent.
Le Voyage vers Agartha, du même, sépare les deux mondes au moyen de monstres qui ne sont jamais que de très anciennes créatures terrestres proche de l’extinction – ce qui n’empêche pas les humains de mener des raids périodiques dans ce qu’ils croient être un pays de cocagne. Your Name, son avant-dernier film, cherche les points de contact entre deux strates temporelles, un peu comme le premier long-métrage d’Hosoda, La Traversée du temps.
Les films qui ont suivi ce dernier ont arpenté à leur tour différents types de tunnel : entre les mondes virtuels du Net et les vieilles demeures japonaises dans Summer Wars, entre le Japon contemporain et une cité animale régie par les principes des samouraïs dans Le Garçon et la Bête, entre les hésitations de deux enfants loups-garous ne sachant quel règne rejoindre dans Les Enfants loups, Ame et Yuki ou entre les rêveries d’un petit garçon et le prosaïsme de son quotidien dans Miraï, ma petite sœur. À chaque fois, l’enjeu est de maintenir les portes ouvertes afin de réunir sans confondre.
L’imaginaire n’a alors rien de cet enchantement intermittent que promet le capitalisme hollywoodien, à la condition que le réel se soumette à la science du marché. Il prend plutôt la forme d’une doublure du monde, qui en signale les tangentes possibles. C’est à une telle conception qu’invite cet autre anthropologue contemporain qu’est Tim Ingold, lorsqu’il demande que l’on réapprenne à « marcher avec les dragons » , en rebroussant le chemin qui a jadis fait bifurquer les voies du fait et de la fable. Autrement, l’imaginaire ne serait, comme la nature des Modernes, qu’un territoire à piller. Récusant l’indépendance de l’un comme de l’autre, Miyazaki et ses pairs ouvrent peut-être à d’autres manières de les habiter.
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