Militantisme écologique

Murray Bookchin : « Lettre ouverte au mouvement écologiste »

Manifestations anti-nucléaires, années 1970
Manifestations anti-nucléaires, années 1970

Quand Murray Bookchin écrit ce texte en février 1980, l’écologie politique se trouve à un tournant de sa jeune existence. Après s’être exprimée dans les années 1970 au travers de groupes contestataires (pacifistes, antinucléaires et féministes notamment), elle doit évoluer au-delà de la protestation si elle entend parvenir à concrétiser ses idéaux de changement. L’article dresse une sorte de bilan de la décennie écoulée mais se veut surtout un avertissement. Soucieux du développement futur du mouvement, l’auteur y opère la distinction importante entre l’écologie radicale et l’écologie institutionnelle, qu’il nomme environnementalisme. L'écologie deviendra-t-elle l'appendice du système, ou bien balaiera-t-elle les structures de la domination ? Quatre décennies plus tard, la question reste d’une criante actualité.

À l’aube des années 1980, le mouvement écologiste aux États-Unis et en Europe fait face à une crise sérieuse. Il s’agit là littéralement d’une crise d’identité et d’objectifs, une crise qui remet gravement en cause la capacité du mouvement à tenir sa grande promesse de proposer des solutions alternatives à la mentalité dominante, aux institutions hiérarchiques tant politiques qu’économiques, et aux stratégies manipulatrices de changement social qui ont entraîné une scission catastrophique entre l’humanité et la nature.

Cette lettre a été publiée dans notre hors-série « L'écologie ou la mort », avec Camille Étienne, rédactrice en chef invitée. Notre hors-série est disponible sur notre boutique


Pour parler franchement, disons que la décennie qui vient pourrait bien trancher l’alternative suivante : soit la réduction du mouvement écologiste à un simple ornement d’une société malade, par essence antiécologique, accablée par un besoin incontrôlé de maîtrise, de domination et d’exploitation de la nature et de l’humanité ; soit, espérons-le, sa transformation progressive en un mouvement d’éducation servant de creuset pour une nouvelle société écologique fondée sur l’entraide, sur des communautés décentralisées, une technologie populaire, et des relations libertaires, non hiérarchiques, favorisant une harmonie nouvelle non seulement entre les humains, mais encore entre l’humanité et la nature.

Il peut paraître présomptueux qu’un individu isolé s’adresse en son nom propre à un ensemble conséquent de militants qui se sont activement consacrés aux questions écologiques. Mais l’intérêt que je manifeste pour l’avenir du mouvement écologiste n’est ni impersonnel ni circonstanciel. Depuis près de trente ans, j’écris abondamment sur les bouleversements écologiques auxquels nous sommes de plus en plus confrontés. À l’appui de ces écrits, j’ai lutté dès 1952 contre l’usage accru des pesticides et des additifs alimentaires, et j’ai dénoncé les retombées nucléaires lors du premier test de la bombe à hydrogène dans le Pacifique en 1954, la pollution radioactive qui a suivi « l’incident » du réacteur de Windscale en 1956 [1957], et la tentative de Con Edison de construire le plus grand réacteur nucléaire au monde en plein centre de New York en 1963.

Depuis lors, j’ai participé à des coalitions antinucléaires telles que Clamshell et Shad, sans oublier leurs prédécesseurs : Ecology Action East, dont j’ai rédigé en 1969 le manifeste Pouvoir de détruire, pouvoir de créer, et le Comité d’information des citoyens sur les radiations, qui a joué un rôle crucial dans l’annulation du projet de réacteur de Ravenswood en 1963. Par conséquent, je peux difficilement être présenté comme un intrus ou un nouveau venu au sein du mouvement écologiste. Mes remarques contenues dans cette lettre sont le fruit d’une longue expérience et de mon intérêt personnel pour des idées qui ont retenu mon attention durant des décennies.

Je suis convaincu que mon travail et mon expérience dans ces domaines signifieraient bien peu s’ils se limitaient à ces seules questions, si importante que puisse être chacune d’entre elles. « Non au nucléaire », voire même « non aux additifs alimentaires », « non à l’agriculture industrielle » ou « non aux bombes nucléaires », c’est tout bonnement insuffisant si notre perspective se borne à chacune de ces questions. Il est tout aussi nécessaire de mettre au jour les causes sociales, les valeurs et les relations humaines toxiques qui font que la planète est déjà pour une large part empoisonnée.

Dans mon esprit, écologie a toujours signifié écologie sociale : la conviction que l’idée même de dominer la nature découle de la domination de l’humain par l’humain, que ce soit des femmes par les hommes, des jeunes par leurs aînés, d’un groupe ethnique par un autre, de la société par l’État, de l’individu par la bureaucratie, aussi bien que d’une classe économique par une autre ou d’un peuple colonisé par une puissance coloniale. Selon moi, l’écologie sociale doit commencer sa conquête de la liberté non seulement à l’usine, mais aussi au sein de la famille ; non seulement dans l’économie, mais aussi dans le psychisme ; non seulement dans les conditions matérielles de la vie, mais également dans ses conditions spirituelles.

Sauf à changer les rapports les plus élémentaires de la société – notamment entre hommes et femmes, adultes et enfants, Blancs et autres groupes ethniques, hétérosexuel(le)s et gays (de fait, la liste est considérable) – la société sera minée par la domination, et cela même si elle revêt une forme socialiste, « sans classe » et « sans exploitation ». Elle sera pénétrée de hiérarchie, même si elle se pare des vertus douteuses des « démocraties populaires » du « socialisme » et de la « propriété publique » des « ressources naturelles ». Aussi longtemps que persistera la hiérarchie, aussi longtemps que la domination imposera un système d’organisation élitiste à l’humanité, le projet de dominer la nature se perpétuera et conduira inévitablement notre planète vers l’extinction écologique.

L’émergence du mouvement féministe, davantage encore que la contre-culture, la croisade pour des technologies « appropriées » et les coalitions antinucléaires (je laisse volontairement de côté les campagnes de nettoyage des « Jours de la Terre »), tout cela vise le cœur même de la domination hiérarchique sous-jacente à la crise écologique. Si et seulement si la contre-culture, les technologies alternatives et le mouvement antinucléaire reposent sur une mentalité et des structures non hiérarchiques comme on en voit au sein des tendances les plus radicales du féminisme, le mouvement écologiste sera en mesure de concrétiser son riche potentiel et ses valeurs, qui visent des changements radicaux au sein de notre société fondamentalement antiécologique. Si et seulement si le mouvement écologiste cultive consciemment une mentalité, une structure et une stratégie de changement social antihiérarchiques et excluant la domination, il sera en mesure de conserver sa véritable identité en tant que protagoniste d’un nouvel équilibre entre l’humanité et la nature, ainsi que son objectif d’une société vraiment écologique.

Cette identité et cet objectif sont actuellement menacés d’une grave altération. L’écologie est maintenant en vogue, elle confine à la tocade – et avec cette popularité surfaite a émergé une nouvelle mode environnementaliste. Sur la base d’une vision et d’un mouvement qui promettaient au minimum de remettre en question la hiérarchie et la domination, une nouvelle forme d’environnementalisme est apparue, qui a moins pour but de transformer que de rafistoler les institutions, les relations sociales, les technologies et les valeurs existantes. J’emploie le mot « environnementalisme » pour l’opposer à celui d’« écologie », et en particulier à l’écologie sociale. Alors que l’écologie sociale, de mon point de vue, cherche à éliminer la domination de l’humain sur la nature en éliminant la domination de l’humain sur l’humain, l’environnementalisme dénote une mentalité « instrumentale », ou technique, dans laquelle la nature est conçue simplement comme un habitat passif, un agrégat d’objets et de forces externes, qu’il s’agit de rendre plus « utilisables » par les humains, quelle que soit la nature des usages en question. En fait, l’environnementalisme, c’est simplement la gestion technique de l’environnement.

Cela ne remet pas en question les idées fondamentales de la société actuelle, notamment le fait que l’être humain doive dominer la nature. Au contraire, on cherche à faciliter cette domination en développant des techniques permettant de diminuer les risques engendrés par la domination. Les notions de hiérarchie et de domination sont masquées par un discours technique sur les sources d’énergie « alternatives », les procédés permettant de « conserver » l’énergie, les modes de vie « simples » au nom des « limites à la croissance » – tout cela se traduisant désormais dans les faits par une énorme croissance industrielle – et bien entendu par une floraison de politiciens et de partis de tendance « écologiste », dont le projet est d’organiser l’adaptation de la nature mais également de l’opinion publique à la société dominante.

Le satellite solaire « écologique » de 40 km2 de Peter Glaser, le vaisseau spatial « écologique » d’O’Neill 1, les éoliennes géantes « écologiques » du département de l’Énergie 2, pour ne citer que les exemples les plus grossiers de cette mentalité environnementaliste, ne sont pas plus écologiques que les centrales nucléaires ou l’agriculture industrielle. Leurs prétentions « écologiques » seraient même plus dangereuses, car elles trompent et désorientent l’opinion publique. Le tapage autour d’une nouvelle « Journée de la Terre » ou des futures « Journées du Soleil » et autres « Journées du vent », tout comme la pieuse rhétorique de ces beaux parleurs que sont les fournisseurs d’énergie solaire, avec leurs inventeurs « écologiques » affamés de brevets, tout cela dissimule le fait crucial que l’énergie solaire, l’éolien, l’agriculture biologique, une vision holistique de la santé et la simplicité volontaire ne modifieront que très peu notre rapport monstrueusement déséquilibré avec la nature s’ils laissent intacts la famille patriarcale, les multinationales, la structure bureaucratique et politique centralisée, le système de propriété et enfin la rationalité technocratique prédominante.

L’énergie solaire, l’énergie éolienne, le méthane et l’énergie géothermique demeurent de pures formes d’énergie dans la mesure où les instruments pour les utiliser sont inutilement complexes, contrôlés bureaucratiquement, possédés par des entreprises ou par des institutions centralisées. Certes, elles sont moins dangereuses pour la santé physique des êtres humains que l’énergie dérivant du nucléaire ou des hydrocarbures, mais elles restent manifestement dangereuses pour la santé spirituelle, morale et sociale de l’humanité si elles ne sont considérées que comme des techniques n’impliquant pas de nouvelles relations entre les personnes et la nature ainsi que de nouvelles relations sociales.

Ce n’est pas parce qu’ils optent pour les « énergies douces » que l’ingénieur, le bureaucrate, le cadre d’entreprise et le professionnel de la politique apportent quelque chose de nouveau ou d’écologique à la société ou à notre perception de la nature et des autres. Comme tous les « fondus de technologie » (pour reprendre une description qu’Amory Lovins3 me faisait de lui-même lors d’une conversation), ils se contentent d’atténuer ou de dissimuler les dangers causés à la biosphère et à la vie humaine en plaçant les technologies écologiques dans le carcan des valeurs hiérarchiques, au lieu de s’opposer à ces valeurs et aux institutions qu’elles représentent.

Dans le même ordre d’idée, la décentralisation elle-même perd son sens si elle renvoie à des avantages logistiques de stockage et de recyclage et non à l’idée d’échelle humaine. Si notre but en décentralisant la société (ou, comme les politiciens écologistes aiment à le présenter, en établissant un « équilibre » entre la « décentralisation » et la « centralisation ») est seulement d’avoir des « aliments frais », de « recycler » facilement les déchets, de réduire les frais de transport ou d’assurer « plus » de contrôle populaire (et pas, notez-le bien, un contrôle complet) sur la vie sociale, alors la décentralisation se retrouve elle aussi détournée de son vrai sens écologique et libertaire, celui d’un réseau de communautés libres et naturellement équilibrées, fondées sur la démocratie directe et sur des individualités véritables capables de s’impliquer réellement dans l’autogestion comme dans les activités personnelles indispensables à la réalisation d’une société écologique.

Comme pour les technologies alternatives, la décentralisation est ramenée à un pur stratagème technique pour cacher la hiérarchie et la domination. La vision « écologique » du « contrôle municipal du pouvoir » et de la « nationalisation de l’industrie » (sans parler des termes creux comme celui de « démocratie économique ») semble en apparence poser des restrictions aux services d’État et aux multinationales, mais laisse pour l’essentiel intacte leur emprise globale sur la société. En effet, même une entreprise nationalisée continue de fonctionner de manière bureaucratique et hiérarchique. 

En tant que militant profondément impliqué dans les débats écologiques depuis des décennies, j’essaye d’alerter les sympathisants écologistes de bonne foi sur un problème très sérieux au sein de notre mouvement. Pour dire les choses le plus directement possible : je suis inquiet de la mentalité technocratique très répandue et de l’opportunisme politique qui menacent de remplacer l’écologie sociale par une nouvelle forme d’ingénierie sociale. Pendant une certaine période, il a semblé que le mouvement écologiste pourrait réaliser son potentiel libertaire, qui est celui d’un mouvement en faveur d’une société non hiérarchique. Renforcé par les tendances les plus radicales des mouvements féministes, gay, révolutionnaires ou communautaires, il semblait que le mouvement écologiste allait se mettre pour de bon à concentrer ses efforts sur la transformation des structures fondamentales de notre société antiécologique – et non sur l’invention de techniques plus acceptables pour la perpétuer ou de cosmétiques institutionnels pour cacher ses maladies incurables.

L’émergence des coalitions antinucléaires fondées sur un réseau décentralisé de groupes affinitaires, sur un processus de prise de décision par la démocratie directe et sur l’action directe semblait fonder cet espoir. Le problème auquel était confronté le mouvement semblait avant tout relever de l’éducation des militants et du public. Il s’agissait de la nécessité de comprendre en profondeur la signification des groupes affinitaires en tant que formes durables, de type familial. Il s’agissait de saisir toutes les implications de la démocratie directe et le fait que le concept d’action directe ne désigne pas seulement une « stratégie », mais bien une sensibilité profonde, une perspective selon laquelle tout le monde a le droit de prendre le contrôle direct de la société et de sa vie quotidienne.

Par une ironie de l’histoire, le début des années 1980, si riche en promesses de changements d’envergure sur le plan des valeurs et de la conscience, a aussi vu l’émergence d’un nouvel opportunisme qui menace de réduire le mouvement écologiste à l’état de simple cosmétique pour la société actuelle. Plusieurs fondateurs des coalitions antinucléaires (pensons en particulier à la Clamshell Alliance4) sont devenus ce qu’Andrew Kopkind5 a décrit comme des « entrepreneurs radicaux » – des manipulateurs d’un consensus politique, qui opèrent à l’intérieur du système tout en affirmant s’y opposer.

Les « entrepreneurs radicaux » ne constituent pas un phénomène nouveau. Jerry Brown6 a pratiqué cet art dans l’arène politique pendant des années, à l’image de la dynastie Kennedy. Ce qui est frappant dans la génération actuelle, c’est de constater à quel point ces « entrepreneurs radicaux » proviennent de mouvements sociaux radicaux importants des années 1960 et, plus significativement encore, du mouvement écologiste des années 1970. Il a fallu aux radicaux et aux idéalistes des années 1930 des décennies pour atteindre le cynisme de l’âge mûr requis pour capituler – et ils avaient l’honnêteté de le confesser publiquement. Mais des membres du SDS7 et des groupes d’action écologiste avaient déjà capitulé à la fin de leur prime jeunesse ou au début de la maturité – et ils écrivent des biographies remplies d’amertume à 25, 30 ou 35 ans, épicées de rationalisations pour expliquer leur reddition au statu quo.

Ce n’est pas la peine de critiquer Tom Hayden8, sa polémique contre l’action directe à Seabrook l’automne dernier suffit9. Peut-être pire encore est l’émergence du « Parti des citoyens » de Barry Commoner10, de nouvelles institutions financières comme MUSE (les Musiciens unis pour une énergie sûre), ou la célébration de la « simplicité volontaire », se traduisant par une société duale, composée d’un côté d’élites intellectuelles dans le vent, portant blue-jeans et issues de la classe moyenne, et d’un autre côté des opprimés bas du front, habillés de façon conventionnelle et avides de consommation – une double société engendrée par les think tanks de l’Institut de recherche de Stanford financés par le grand capital.

Dans tous ces cas, les implications radicales d’une société décentralisée, basée sur des technologies alternatives et des communautés très soudées, sont astucieusement mises au service de la mentalité technocratique d’« entrepreneurs radicaux » et de carriéristes opportunistes. Le grave danger ici vient de l’échec de bon nombre d’idéalistes à traiter des questions sociales majeures dans leurs propres termes, à reconnaître les incompatibilités criantes entre des objectifs qui demeurent en profond désaccord les uns avec les autres, objectifs qui ne peuvent coexister sans livrer le mouvement écologiste à ses pires ennemis. Le plus souvent, ces ennemis sont les leaders et fondateurs du mouvement lui-même, qui ont essayé de le manipuler pour le rendre compatible avec le système et les idéologies qui s’opposent à toute réconciliation sociale ou écologique sous la forme d’une société écologique.

Les leurres de l’« influence », de la « politique consensuelle » et de l’« efficacité » sont des exemples frappants du manque de cohérence et de conscience qui accable le mouvement écologiste aujourd’hui. Il est peu probable que les groupes affinitaires, la démocratie directe et l’action directe soient séduisants – ou même compréhensibles – pour les millions de gens qui hantent en solitaires les discothèques et les bars. Tragiquement, ces millions de personnes ont abandonné leur pouvoir social, et en réalité leur personnalité même, à des politiciens et bureaucrates qui sont pris dans un engrenage de soumission et de pouvoir, qui les confine généralement dans un rôle secondaire. C’est là précisément la cause immédiate de la crise écologique de notre époque – cause dont les racines historiques résident dans la société de marché qui nous engloutit.

Demander à des gens sans pouvoir de reconquérir un pouvoir sur leur vie est même plus important que d’ajouter un panneau solaire complexe, voire souvent incompréhensible, sur leur maison. Avant qu’ils aient recouvré cette capacité de décision sur leur propre vie, qu’ils aient créé leur propre système d’autogestion pour s’opposer au système actuel de gestion hiérarchique, qu’ils aient élaboré de nouvelles valeurs écologiques à la place des présentes valeurs de domination – un processus que les panneaux solaires, les éoliennes, les jardins à la française peuvent faciliter mais jamais remplacer –, rien de ce qu’ils changent dans la société n’amènera un nouvel équilibre avec le monde naturel.

Évidemment, les gens privés de pouvoir n’accepteront guère facilement les groupes affinitaires, la démocratie directe et l’action directe dans le cours normal des choses. Mais ils sont habités dans leurs tréfonds par des aspirations qui les rendent réceptifs à ces formes d’organisation et d’action – phénomène qui ne manque jamais de surprendre l’« entrepreneur radical » en période de crise et de confrontation –, ce qui représente un potentiel qui ne demande qu’à être concrétisé et rendu intellectuellement cohérent à travers un apprentissage assidu et des exemples répétés. C’est précisément cet enseignement et ces exemples que certains groupes féministes et antinucléaires ont commencé à développer.

Ce qu’il y a d’incroyablement régressif dans l’obsession technicienne et dans les politiques électoralistes des technocrates et des « entrepreneurs radicaux » aujourd’hui, c’est qu’ils recréent, au nom même des « sources d’énergie verte », une décentralisation trompeuse et des structures intrinsèquement hiérarchiques du type parti politique, soit les pires schémas et habitudes qui engendrent la passivité, l’obéissance et la vulnérabilité du public américain face aux médias de masse. La politique-spectacle dont font la promotion Brown, Hayden, Commoner et les « fondateurs » de la Clamshell Alliance comme Wasserman et Lovejoy 11, tout comme les récentes manifestations géantes à Washington et à New York, tout cela engendre des masses, mais pas des citoyens : des objets manipulés par les médias, qu’ils soient au service d’Exxon, de la CED 12, du Parti des citoyens ou de MUSE 13.

L’écologie est utilisée contre la sensibilité écologique, contre les formes écologiques d’organisation et contre les pratiques écologiques afin de « conquérir » de nouveaux partisans, et non pour les instruire. La peur d’être « isolé », « futile » ou « inefficace » entraîne une nouvelle sorte d’« isolement », de « futilité » et d’« inefficacité », à savoir un abandon complet de ses idéaux et de ses objectifs les plus fondamentaux. Le « pouvoir » est acquis au prix de la perte du seul pouvoir que nous ayons et qui peut changer cette société devenue absurde – notre intégrité morale, nos idéaux et nos principes. Ce peut être une occasion rêvée pour les carriéristes qui ont mis la question écologique au service de leurs ambitions et de leur fortune personnelle ; cela signerait l’avis de décès d’un mouvement qui porte en lui l’idéal d’un monde renouvelé où les masses deviendraient des individus et les ressources se transformeraient en nature, un monde dans lequel individus et nature se verraient témoigner le respect dû à leur caractère unique et spirituel.  

Un mouvement féministe à tendance écologiste émerge maintenant et les contours d’une coalition antinucléaire libertaire existent encore. La fusion des deux, de pair avec les autres mouvements que devraient susciter les diverses crises de notre temps, peut ouvrir une des décennies les plus excitantes et libératrices de notre siècle. Les problèmes liés au sexisme, à l’âge, à l’oppression ethnique, à la « crise de l’énergie », au pouvoir des grandes entreprises, à la médecine conventionnelle, à la manipulation bureaucratique, à la conscription, au militarisme, à la dévastation urbaine et au centralisme politique ne peuvent être séparés des questions écologiques. Toutes ces questions gravitent autour de la hiérarchie et de la domination, qui sont les concepts de base d’une écologie sociale radicale.

Je crois qu’il est nécessaire, pour quiconque participe au mouvement écologiste, de prendre une décision cruciale : les années 1980 vont-elles rester fidèles à la conception visionnaire d’un futur basé sur un engagement libertaire en faveur de la décentralisation, des technologies alternatives et des pratiques libertaires telles que les groupes affinitaires, la démocratie directe et l’action directe ? Ou bien cette décennie sera-t-elle marquée par une funeste rechute dans l’obscurantisme idéologique et une « politique consensuelle », qui acquiert « pouvoir » et « efficacité » en épousant ce « consensus » même qu’il faudrait précisément réorienter ?

Le mouvement écologiste recherchera-t-il une illusoire « base de masse » en copiant les modèles de la manipulation de masse, des médias de masse et de la culture de masse qu’il s’est engagé à combattre ? Ces deux orientations sont inconciliables. Notre utilisation des « médias », des mobilisations et des actions doit faire appel à l’intelligence et à la sensibilité, et non pas aux réflexes conditionnés et aux tactiques de choc qui ne laissent pas de place à la raison et à l’humanité. De toute manière, le choix doit se faire maintenant, avant que le mouvement écologiste ne s’institutionnalise en un simple appendice du système même dont il prétend rejeter la structure et les méthodes. Ce choix doit se faire de façon consciente et résolue, sinon ce siècle lui-même, et non seulement cette décennie, sera perdu à tout jamais pour nous.  


Pouvoir de détruire, pouvoir de créer. Vers une écologie sociale et libertaire - Murray Bookchin.

Ce texte, traduit de l’anglais par Helen Arnold, Daniel Blanchard et Renaud Garcia, également auteurs des notes de bas de page, est extrait du recueil Pouvoir de détruire, pouvoir de créer. Vers une écologie sociale et libertaire, paru aux éditions L’Échappée en 2019. Les lecteurs curieux pourront y découvrir plusieurs textes fondateurs de la pensée de Murray Bookchin.


Dès 1969, le physicien américain Gerard K. O’Neill (photo de fond) avait proposé, afin de coloniser l’espace interstellaire, la construction de stations spatiales autonomes de structure cylindrique reproduisant les conditions de vie sur Terre dans le moindre détail (climat, végétation, agriculture, etc.). La Nasa fit procéder en 1975 à une étude de faisabilité. Les idées d’O’Neill, exposées deux ans plus tard dans son livre The High Frontier, influencèrent la formation de plusieurs groupes promouvant la colonisation de l’espace.

2 Équivalent américain d’un ministère de l’Énergie, créé en 1977 à la suite du premier choc pétrolier.

 Amory B. Lovins (né en 1947), physicien américain, spécialisé sur les questions environnementales. Il est le directeur du Rocky Moutain Institute (Colorado), où il a travaillé à la mise au point de technologies « douces » pour contourner le problème de la pénurie de pétrole. Il a reçu en 1983 le prix Nobel alternatif pour ses inventions technologiques concernant les énergies douces.

4 La Clamshell Alliance est une organisation antinucléaire fondée en 1976, procédant sur le mode de la non-violence et des occupations.

5 Andrew Kopkind (1935-1994), figure du journalisme américain radical.

Jerry Brown (né en 1938), ancien gouverneur de Californie, son troisième mandat après ceux de 1974 et 1978 (au cours desquels il avait marqué son intérêt pour les questions environnementales). Candidat en 1976, 1980 et 1992 aux primaires démocrates, il finit chaque fois second.

7 Le Students for a Democratic Society, organisation majeure du mouvement étudiant de contestation à la fin des années 1960 aux États-Unis.

8 Tom Hayden (1939-2016), activiste connu pour son rôle dans les mouvements protestataires des années 1960 et 1970. En 1976, il lança avec Jane Fonda (alors son épouse) la Campaign for Economic Democracy (CED) en vue d’influer sur la politique du Parti démocrate. Il fut ensuite élu à l’Assemblée de l’État de Californie (de 1982 à 1992), puis au Sénat du même État (de 1992 à 2000).

9 À l’occasion de cette action, le mouvement antinucléaire s’était divisé sur la tactique à adopter, entre résistance active à la police et non-violence.

10 Ayant décidé en 1979 de se lancer dans la campagne présidentielle, Barry Commoner avait fondé le Parti des citoyens. Sa candidature se soldera par un échec cuisant.

11 Samuel Lovejoy, fermier du Massachusetts, fut l’instigateur du mouvement antinucléaire aux États-Unis, par un spectaculaire acte de désobéissance civile perpétré en 1974 dans la ville de Montague. Au petit matin, muni d’un pied de biche, il fit s’effondrer une tour installée par le distributeur Northeast Utilities dans le but de construire une gigantesque centrale nucléaire sur le site. Il se rendit ensuite au commissariat pour rendre raison de son acte, et en assumer la pleine responsabilité. Son procès, tenu dans une salle de tribunal bondée, déboucha sur un acquittement en raison d’une erreur de catégorie dans l’accusation.

12 Campaign for Economic Democracy (voir notre note sur Tom Hayden).

13 Musicien, Lovejoy fut à l’origine de l’organisation MUSE (Musicians United for Safe Energy) qui organisa en septembre 1979 un concert « antinucléaire » au Madison Square Garden de New York (avec des prestations de Bruce Springsteen, Tom Petty, the Doobie Brothers).

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