D’abord, examinons les deux pratiques : si le camping sauvage et le bivouac se déroulent tous deux en plein air, ils se différencient dans le langage commun. Le bivouac, dérivé du terme allemand biwacht, « garde » – qui signifiait monter la garde de nuit dans le jargon militaire –, est le fait de dormir à la belle étoile ou sous une tente, avant de reprendre la route au lever du soleil. Alors que pour le camping sauvage, il s’agit d’« établir son camp », comme l’indique la définition du terme anglais « to camp » auquel le mot français se réfère. Il s’étale donc sur plusieurs nuits et peut potentiellement inclure, en plus des tentes, des équipements du type caravane ou camping-car. Pourtant, dans le langage juridique, les différences entre les deux pratiques sont parfois floues.
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Dans le cadre des parcs nationaux et régionaux, s’y retrouver relève parfois de la gageure, car chaque parc a une réglementation propre : le parc national des Écrins (Hautes-Alpes) autorise par exemple le bivouac si la tente respecte une certaine taille, tandis que le parc national de la Vanoise (Savoie) ne tolère le bivouac qu’aux abords immédiats de certains refuges. En règle générale, il est interdit de camper sur les routes et les voies publiques à moins de 500 mètres d’un monument historique classé, autour des points d’eau destinée à la consommation, dans les forêts et les bois classés et sur le bord de mer. Concernant le reste des espaces, c’est le droit de propriété qui prime et, dans certains cas, la municipalité peut émettre une interdiction par simple arrêté.
Pas facile, donc, de savoir où il est possible de passer la nuit hors des infrastructures dédiées. Or, longtemps, le camping n’a pas été réglementé. C’est à partir de 1936 et l’arrivée des congés payés que la pratique explose et qu’un besoin de la réglementer apparaît. En 1939, un premier texte législatif précise que « l’autorisation du propriétaire du terrain est exigée pour tout camp ». Par la suite, la réglementation s’inscrit dans le code pénal : « Sera puni d’une amende celui qui, sans autorisation, ouvrira une tente,une remorque habitable ou, d’une manière générale, un abri de camping, pour y pénétrer. » Camper n’importe où devient alors passible d’une amende (1).
Le modèle norvégien
Dans les pays d’Europe du Nord, c’est plutôt l’inverse. En Norvège, le droit d’accès à la nature, nommé allemannsrett (littéralement « le droit de tous »), est inscrit dans la loi depuis 1957. Également présent en Suède et en Finlande, cet ancien droit coutumier permet à chacun d’accéder à la nature à des fins récréatives. Il est donc permis de se déplacer librement, de bivouaquer, de camper et de faire des feux à certaines périodes de l’année. Selon le géographe Camille Girault, le terme « nature » qualifie ici les espaces naturels qui « possèdent une forme de naturalité, c’est-à-dire une valeur écologique, paysagère ou environnementale attribuée par la société » (2) – des espaces principalement non habités. En Norvège, ce droit prévaut sur le droit de propriété, à la différence de la France où ce dernier est « inviolable et sacré » depuis 1789. Gunnar Eriksen, professeur de droit à l’université de Tromsø, revient sur les origines de cette différence : « Historiquement, la Norvège n’était pas rattachée au royaume du Danemark : les habitants étaient des paysans libres et pouvaient utiliser les terres comme bon leur semblait. Ils bénéficiaient d’une liberté totale. » Il souligne également un autre élément : « En 1308, le roi de Norvège supprime les droits de succession de la noblesse, donc le droit d’hériter de la propriété, à la différence du reste de l’Europe. »
Quand l’Europe du Moyen âge et de l’époque moderne renforce le système des privilèges dont disposent la noblesse et le clergé, comme en France, la Norvège, elle, abolit ce système, ce qui a pour effet le déclin progressif des familles nobles. Le droit d’accès à la nature révèle aussi un aspect de la culture norvégienne : le goût prononcé pour les activités outdoor. Les enfants, dès l’école primaire, profitent d’une éducation à la vie en plein air : « Passer une nuit dehors est obligatoire dans le programme scolaire », explique Jon Egil Larsen, professeur des écoles à Tromsø. « Les enfants apprennent, lors des cours de gym, à monter une tente, à faire un feu, à repérer les dangers, et à respecter les animaux et la flore. » L’éducation à la vie en plein air est ainsi une manière de préserver, en quelque sorte, le capital environnemental collectif, fruit d’un consensus : celui de garantir l’accessibilité des espaces naturels à l’ensemble de la société.
Un droit d’accès à la nature en France ?
Un pareil droit sur le territoire français est-il seulement envisageable ? Il permettrait peut-être de « nous échapper » plus facilement sur le territoire national, plutôt que de chercher des paysages et natures vierges à l’autre bout du monde. « En Norvège, il y a de vastes espaces forestiers très peu habités », pointe Camille Girault, enseignant-chercheur en géographie à l’université Savoie Mont Blanc et au laboratoire EDYTEM (Environnements et Dynamiques des Territoires de Montagnes). La densité de population y est, en effet, plus faible : 14,7 habitants au kilomètre carré en Norvège contre 119 en France en 2018. Pour le chercheur, « le concept de “nature sauvage” (wilderness), très présent en Amérique du Nord et dans les pays d’Europe du Nord, est complètement absent en France, où les plus vastes forêts sont anthropisées, aménagées et exploitées. De même pour les montagnes : les espaces y sont largement utilisés, avant même le développement du tourisme et des stations de sports d’hiver, par les paysans et le pastoralisme ».
Difficile, donc, de retranscrire le même accès à la nature quand « les espaces non habités en Francesont majoritairement agricoles », précise Camille Girault. Pas d’échappées sauvages dans l’Hexagone... Le seul exemple français d’accès commun aux espaces naturels est, pour l’instant, le Plan départemental des itinéraires de promenade et de randonnée (PDIPR), qui permet de pérenniser les chemins de randonnée même lorsque ceux-ci traversent des terrains privés. Une simple entorse à la règle donc, qui se heurte régulièrement à des blocages culturels : si la loi littoral entrée en vigueur le 5 janvier 1986 visait à permettre le libre accès au public sur les sentiers littoraux, les municipalités et les propriétaires continuent de montrer des résistances. Preuve que légiférer n’est pas toujours suffisant.
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