Imaginez cette fable : un jour, une espèce fait sécession. Elle déclare unilatéralement que ses parentes, les dix millions d’autres espèces qui peuplent avec elle la Terre, sont de la « nature ». À savoir : non pas des êtres mais des choses. Non pas des acteurs mais un décor. Et finalement, une réserve de ressources à portée de main. Une espèce d’un côté, dix millions de l’autre, et pourtant une seule famille, un seul monde, celui des interdépendances tissant toutes ces formes de vie. Voilà notre mythe fondateur. L’Occident moderne possède en conséquence un héritage dualiste, une manière de penser le monde en termes binaires, opposés, exclusifs et hiérarchisés : les « humains » et la « nature ». On peut bien être en désaccord avec cet héritage, déclarer sa mort chaque jour, affirmer qu’il est dépassé, il travaille pourtant à bas bruit, il insiste, il est présent dans chaque action, dans chaque aménagement, dans chaque geste d’émancipation.
Aujourd’hui, des forces culturelles puissantes s’efforcent pourtant de dépasser cet héritage : on appelle cela la « pensée écologiste ». Cette nébuleuse essaie de repenser la forme d’un bien-vivre pour les sociétés humaines qui n’implique pas d’opposition ou de rapport belliqueux envers les non-humains. Or, au moment où l’on croyait accomplir ce dépassement du dualisme entre humains et nature, une force réactionnaire très puissante, contre-révolutionnaire, va venir frapper l’édifice : le changement climatique. Comment le climat peut-il être réactionnaire? Une anecdote dans le livre que Naomi Klein consacre à la tempête qui a frappé Porto Rico révèle en profondeur, comme un signal faible, ce qui va se jouer dans ce siècle. Elle décrit le travail de terrain d’une éducatrice, Cartagena, qui « raconte avec enthousiasme comment, grâce à l’agriculture, ses élèves sont parvenus à surmonter le traumatisme d’une tempête si violente qu’elle s’était apparentée à une attaque délibérée de la nature ». Caressant du bout des doigts un bouquet de fleurs médicinales, Cartagena ajoute : « Après l’ouragan Maria, nous encourageons les élèves à toucher les plantes et à laisser celles-ci les toucher, car c’est une façon de soigner la douleur et la colère. » Voir des plantes pousser après les avoir semées rappelle aux élèves que, malgré tous les dommages causés par la tempête, « [ils font] partie de quelque chose qui veille constamment sur [eux]. Ils se remettent peu à peu de la rupture apparente avec leur environnement ».
Ce que Porto Rico a vécu, ce que les habitants du continent australien en proie aux mégafeux ont éprouvé se révèle ici : la violence des éléments réactive le mythe dualiste. Elle est interprétée comme une agression des non-humains sur les humains : nous risquons de vivre les effets du changement climatique comme « une attaque délibérée de la nature ».
Là où croît le danger croît aussi ce qui sauve
Ce que cela implique est assez vertigineux. Dans le moment même où le mythe dualiste de l’humain séparé et voué à contrôler une nature impitoyable doit être détruit, il risque d’être avivé par le fait que la planète va redevenir imprévisible, instable, nous submergeant de mégafeux, de crues, d’épidémies et de canicules. Le risque est grand alors que se réactive l’idée d’un conflit fondateur entre nous, humains, et une nature qui nous malmène autant : que se rejoue le mythe destructeur qui est pourtant à l’origine de ces réponses de la Terre. C’est pourquoi le récit fondateur doit être transmuté en autre chose. D’abord, ce ne sont pas les humains en général qui détruisent le vivant, comme totalité, comme espèce, comme condition, mais une série de bifurcations historiques contingentes qui ont donné leur forme économique à nos sociétés modernes tardives. C’est le mélange bizarre d’extractivisme (le stade frénétique de l’extraction des ressources), de productivisme, de culte de la croissance, de dévaluation du vivant, de fantasme du progrès technoscientifique, et tant d’autres flux encore, qui a profilé notre capacité de destruction du vivant sans précédent. Et le « nous » en question, ce n’est pas l’humanité : c’est une frange très tardive qui a fait sécession, une frange très minoritaire et pour tout dire assez provinciale de l’espèce humaine, quand on sait que cette dernière a trois cent mille ans et mille autres visages contemporains mieux tissés à leur milieu partout autour de la Terre.
Mais d’autres relations au vivant étaient possibles à chacune de ces bifurcations, et elles le sont toujours. Car ce sont les relations au vivant qui sont importantes. Les humains ont inventé les pires et les plus belles, c’est donc par les humains que passe la solution : c’est par d’autres manières d’être humains dans nos relations au vivant, qui sont déjà bien présentes un peu partout, mais minorisées. Conséquemment, nous ne sommes pas des humains face à la nature. Comment alors dire qui nous sommes, pour repenser notre relation au monde ? Voici la carte d’identité que je propose : nous sommes des vivants parmi les vivants, façonnés et irrigués de vie chaque jour par les dynamiques du vivant. Le vivant est ici tout autre chose que la « nature » des dualismes, il est inclusif : car nous sommes nous aussi des vivants. Nous ne sommes plus une espèce solitaire confrontée au reste du monde empaqueté en «nature»: nous ne sommes plus face à face, mais côte à côte avec le reste du vivant, face au dérobement de notre monde commun. Et c’est en tant que vivants que nous sommes voués aujourd’hui, face à l’intensité des crises écologiques, à prendre soin, à protéger, à chérir, le tissage des autres formes de vie avec qui nous partageons la Terre.
« Dans ces conditions, il est ambigu d'affirmer que "nous sommes la Nature qui se défend". Nous sommes le vivant qui se défend. »
Nous vivons dans la respiration des végétaux
Protéger la nature, sous cette optique, devient tout autre chose : défendre le vivant. Défendre les dynamiques sauvages de l’éco-évolution, qui sont plus anciennes que nous, qui nous constituent et nous fondent. Voilà le paradoxe: c’est dans l’instabilité la plus profonde que résonne l’appel le plus clair à la confiance en ce qui nous a faits et nous maintient en vie. C’est au moment même où nous risquons de vivre les catastrophes climatiques comme des « attaques délibérées de la nature » qu’il est le plus nécessaire de retrouver confiance dans les dynamiques du vivant. Ces forces qui tissent et retissent inlassablement la biosphère. C’est au moment où la nature nous malmène le plus qu’il s’agit de retrouver confiance dans les puissances du vivant : ses puissances de régénération et de résilience, sa capacité à faire notre monde. Retrouver confiance dans le fait que nous ne sommes pas seuls à veiller à l’habitabilité de ce monde. Le tissu du vivant y travaille chaque jour depuis quatre milliards d’années parce que nous avons coévolué avec lui et en lui, et c’est pourquoi il est habitable pour nous. Il nous a façonnés comme appropriés à ce monde, à l’oxygène donné par les végétaux, à l’eau des rivières et la caresse vitale du soleil, aux nutriments vivriers présents partout autour de nous, aux médecines offertes par les plantes. Il veille aveuglément, sans conscience, sans volonté, à la perpétuation de l’habitabilité de la Terre, par la perpétuation du tissu du vivant. Le message philosophique secret des sciences écologiques tient à cet égard en une phrase : l’habitat de chaque vivant n’est jamais un décor inanimé, c’est le tissage des autres habitants. Il n’y a pas de monde physique sur lequel nous habitons : nous vivons dans la respiration des végétaux, dans la pollinisation des abeilles, comme les grenouilles asiatiques habitent dans les empreintes-mondes laissées par les éléphants.
La question à se poser, pour savoir où nous sommes sur la carte du monde à venir, est assez simple : est-on capable d’apprendre à se sentir vivant parmi les vivants, avant de se sentir humain, moderne, civilisé ? Est-on capable de s’aimer comme un être tissé au reste vivant en lui et hors de lui, plutôt que d’abord comme un sujet doté de conscience, de langage, de technique, ces anciens « propres de l’homme » qui servaient à nous ériger au-dessus de l’arbre de la vie ? Est-on prêts à définir qui nous sommes, non par distinction radicale d’avec les autres formes de vie, mais par la manière singulière dont nous sommes tissés à eux ?
Le monde humain est en dehors de notre soin quand on dit « protéger la nature », il est dedans lorsque ce qu’on défend, c’est la communauté des vivants, dont les humains sont membres. Des membres un peu plus formés que les autres dans tous les arts de résistance. Et contre qui la défendre ? Contre les usages extractivistes du monde. Contre tous ceux qui fragilisent le maintien des interdépendances qui constituent les milieux de vie multiespèces que nous habitons. Contre tous les usages du monde qui participent au processus de « cheapisation » du tissu du vivant. C’est-à-dire au processus qui le rend « bon marché », de faible valeur, dans tous les sens du terme : qui simultanément le dévalue ontologiquement, le dépolitise et le convertit en matière première pour le productivisme. Mais ce tissu du vivant, ce serait une erreur de le nommer innocemment « nature » comme l’ont fait les Modernes, celle qu’il faudrait protéger ou exploiter. Car comme le disent Patel et Moore, « la nature n’est pas une chose, mais une façon d’organiser – et de cheapiser – la vie ». Dans ces conditions, il est ambigu d’affirmer que «nous sommes la nature qui se défend». Nous sommes le vivant qui se défend. Y compris contre sa conversion en « nature ».
D’une cosmogonie à l'autre
Ce que cela implique, c’est de changer simplement le fond de carte métaphysique sur lequel est construite notre ère culturelle. Il nous faut de nouveaux récits des origines : d’autres cosmogonies, par myriades. Je ne suis pas vraiment compétent en la matière, mais je me lance, puisque j’ai le bâton de parole à cet instant. Puisse cette tentative inspirer de meilleurs cosmogones. Le petit conte qui suit m’est venu en lisant une phrase d’Ursula Le Guin, grande faiseuse de mythes, dans son Cycle de Terremer. Dans son récit, un magicien révèle le secret oublié de l’origine des humains : « Selon cette histoire, les hommes et les dragons formaient jadis une seule espèce. Mais, à l’issue d’une querelle, certains sont partis vers l’Ouest, d’autres vers l’Est, ils sont devenus deux espèces différentes et ont oublié leur origine commune. » Cet oubli m’a interpellé. Je me suis dit qu’il en était de même pour nous. Nous qui formions jadis un seul peuple, avec des créatures aussi prodigieuses que les dragons, puis nous avons oublié et les avons nommées « bêtes », puis « choses », « organismes », « nature ». Le conte que je vous livre est une tentative pour répondre à cet oubli. C’est un mythe des origines, donc. Ah oui, et il est rigoureusement exact, ce qui n’est certes pas de très bon goût pour un mythe.
Jadis, nous n’étions qu’une seule espèce, un seul peuple. C’était il y a très longtemps. Tout ce qui vivait ne formait qu’un seul fil, se déroulant à la pointe du temps comme une rivière coule. Puis ce fil s’est séparé en brins, comme les bras d’un fleuve rayonnent en delta, et ses brins se sont transformés. Mais en se séparant, ils sont devenus plus proches d’être différents qu’ils ne l’étaient en étant Un. Car ils se sont tissés les uns aux autres dans une trame si serrée, si vibrante, qu’elle seule permettait à chacun de continuer à couler comme une rivière. Plus ces lignées de vivants devenaient différentes les unes des autres, plus elles devenaient intimes. Chaque lignée grandit, fleurit, proposant au cosmos l’aventure d’une forme de vie inouïe et unique. Chaque brin devint une rivière singulière sous le soleil. Chacun résolut l’énigme quotidienne de comment durer, en inventant chaque fois une nouvelle manière d’être vivant. Chacun devint lui-même d’être tissé à sa manière aux autres. Certains fils du tissu vivaient en mangeant d’autres fils, qui repoussaient d’être dévorés, revenaient à chaque printemps ; d’autres brins vivaient en abritant, accueillant, nourrissant la vie des autres fils. Chaque peuple était porté au plus haut de sa vitalité puissante d’être dépendant de tant d’autres. Autant de manières d’être vivant, ou la rivière tramée. Et puis un jour, un fil de la trame, aussi bien tissé à tous que les autres fils, aussi frère de chaque peuple que chacun pour chaque autre, aussi descendant du grand fleuve et héritier du premier fil, aussi riche de leur histoire commune sédimentée dans son corps – ce fil, ce peuple, cette rivière, un jour fit sécession. Il déclara qu’il était d’une autre nature et que le reste s’appellerait nature. Ce jour-là, un fil nia l’existence du tissu qui le faisait fil, un ruisseau nia l’existence du bassin versant qui le faisait ruisseau. Le lendemain, il avait oublié son origine. Le jour d’après, il soumit les autres rivières à son flux, à son rythme, à son usage. Il assécha des fleuves entiers. Il voulait oublier qu’il était fait de la même eau.
Et le tissu de tous les autres fils, muet, le regarda faire et dire, car le tissu ne sait pas avec quels mots lui rappeler qui il fut, qui il est. Mais le fil qui s’échappait, qui croyait s’échapper, annonça sa volonté haut et fort et détrama l’ensemble du tissu en faisant être sa parole, car ce fil sait parler, et parler tisse, aussi. Il sait tout aussi bien se rappeler à lui-même son passé vivant en lui, le tramage qui le fait tout entier, les ascendances qu’il a en partage avec les autres manières d’exister, sa liberté dans la dépendance qui est don, la communauté de désir vital. Être comme tous un corps qui vit sa vie d’en prendre tant d’autres en épousailles. Il apprend à se dire tout ça à lui-même, il apprend à se souvenir, parce que quelques brins en lui entrent en résistance. Ils commencent à lui murmurer à l’oreille, à écrire sur les murs: «Aie confiance dans les puissances du vivant ! » En nous, c’est lui qui se défend.