Incident en dit long. Et il a concerné l’une des grandes figures françaises de la pensée écologiste, le penseur de la décroissance Serge Latouche, qui nous a rapporté l’anecdote. Il y a quelques mois, celui-ci a voulu publier dans la collection « Précurseur·ses de la décroissance », qu’il dirige au sein de la maison d’édition Le Passager clandestin, un ouvrage de l’auteur et militant Michel Sourrouille sur le controversé Thomas Malthus (1766-1834), premier grand théoricien moderne de la question démographique. L’ouvrage a tout simplement été… rejeté ! « Pour des raisons de divergence idéologique et/ou politique, l’éditeur s’est refusé de le publier, en dépit de mon insistance », explique Serge Latouche, qui y voit une énième preuve que « le sujet est miné ». À ce jour, le livre n’a toujours pas été publié ailleurs, malgré l’appui d’une préface consentie par Serge Latouche – qui qualifie toutefois Michel Sourrouille de « partisan maladroit de Malthus ». « Il est difficile d’avoir un échange calme et serein sur la démographie », résume l’auteur du Pari de la décroissance (Fayard, 2006).
Poser la question d’une surpopulation humaine serait tabou, affirme aussi la Bible de la collapsologie, Comment tout peut s’effondrer (Le Seuil, 2015). « Il n’est pas possible de discuter sereinement de démographie. C’est un sujet absolument tabou et rares sont ceux qui osent aborder la question publiquement sans craindre de voir immédiatement arriver un point Godwin », écrivent Raphaël Stevens et Pablo Servigne, en référence à ce moment où l’on rend le débat impossible en traitant son contradicteur de nazi. En la matière, celui qui tient la place d’Adolf Hitler n’est autre que Thomas Robert Malthus, faisant de l’étiquette de « malthusianisme », ou de « néomalthusianisme », un stigmate infamant. Mais qu’a fait ce pasteur anglican pour que, deux siècles après sa mort, ses idées demeurent toujours aussi puissantes dans le débat démographique ?
Un seul homme de trop sur Terre...
Pour les détracteurs, son Mein Kampf s’appelle Essai sur le principe de population, ouvrage publié pour la première fois en 1798 et qui connaîtra 6 versions, jusqu’en 1826. Le cœur de son argumentation se résume ainsi : le rythme naturel de la croissance démographique est exponentiel tandis que celui des moyens de subsistance est linéaire, ce qui fait tendre la société vers une situation de surpopulation qui, si elle n’est pas corrigée par une contrainte morale visant à limiter les naissances, l’entraîne vers la misère et la famine. S’il se disait favorable à ce que la pauvreté soit bannie « même au prix du sacrifice des trois quarts de la fortune des riches », Malthus reste souvent dépeint comme un anti-pauvres, ramené à une métaphore douteuse de son Essai(lire l’article p. 38-40). Et le temps n’éteint pas cette légende noire qui colle à Malthus, lui dont « le nom déborde même le domaine démographique, pour désigner un état d’esprit, celui de réduction volontaire, d’attitude frileuse et d’excès de prudence », précise Georges Minois dans Le Poids du nombre. L’obsession du surpeuplement dans l’histoire (Perrin, 2011). « Dans le monde actuel encore, le malthusianisme n’a pas bonne presse : théorie erronée, démentie par l’histoire, prônant l’égoïsme social, le refus de la vie, et, pire que tout, pessimiste », écrit l’historien, lui-même partisan de Malthus et s’inquiétant d’une surpopulation. Sa somme historique documente une longue controverse qui a déchaîné les passions du vivant même de Malthus.
Visionnaire pour les uns, épouvantail pour d’autres, il a en particulier suscité une répulsion à gauche, qui perdure jusqu’à nos jours. Toutes les grandes figures du XIXe siècle se sont opposées à lui. Le socialiste Charles Fourier (1772-1837), sensible aux thèses de Malthus, pense que la démographie se régulera dans la société utopique qu’il imagine. L’anarchiste Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865), farouchement opposé au penseur anglais, aurait eu cette formule lapidaire : « Il n’y a qu’un seul homme de trop sur terre, c’est M. Malthus. » Le communiste Karl Marx (1818-1883), enfin, appréhende le malthusianisme comme un produit de l’idéologie capitaliste et rejette, dans Le Capital (1867), l’idée d’une surpopulation absolue : celle-ci ne peut qu’être relative à un système économique donné, et se réglera une fois que les moyens de production seront mis au service de tous les travailleurs.
« Internationale des berceaux »
C’est ainsi que, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, le populationnisme l’a largement emporté. En Europe, tous les grands courants poussent à la croissance démographique : les nationalismes, notamment en France, encouragent la natalité tout en nourrissant une angoisse de l’invasion par une puissance étrangère surpeuplée ; nazisme et fascisme y voient un signe de vitalité autant qu’une nécessité en vue de conquêtes territoriales ; pour le communisme et le socialisme, c’est une affaire de lutte des classes en vue de la révolution ; quant à l’Église, elle y voit l’objet du mariage et un devoir moral. « La grande alliance populationniste va de Hitler à Daladier, de Mussolini à Maurice Thorez, de Pétain à de Gaulle, de Staline à Pie XII.Touchante unanimité de l’internationale des berceaux, des défenseurs de la “Vie”, des propagandistes de la procréation, chacun visant à multiplier ses propres troupes », résume Georges Minois.
Les idées de Malthus vont alors cheminer tout à gauche de l’échiquier politique, dans des courants anarchistes et féministes marginaux qui se réclameront d’un « néomalthusianisme ». Existant en Angleterre et aux Pays-Bas, le mouvement trouve en France sa principale incarnation dans la Ligue de la régénération humaine, fondée en 1896 par le pédagogue et libertaire Paul Robin (1837-1912), qui se donne pour mission d’œuvrer à ce que les parents soient « prudents quant au nombre de leurs enfants, et assurant, sous ce rapport, leur liberté et surtout celle de la femme ». Favorable aux procédés de contraception et visant l’émancipation, cette conception progressiste du contrôle des naissances se retrouve, plusieurs décennies après, dans le Planning familial et les grandes réformes des droits des femmes des années 1970.
Cette liberté de ne pas faire d’enfants est résumée dans l’expression de « grève des ventres » popularisée par la féministe Marie Huot (1846-1930) dans les années 1890. Au même moment, un courant néomalthusien parcourt aussi le monde ouvrier, en particulier la CGT, guidé par l’idée que la surpopulation mène au chômage et à la guerre. Mais ce néomalthusianisme n’est pas sans dérives. Proposant une synthèse toxique des idées de Malthus et de Charles Darwin, le cousin de ce dernier, Francis Galton (1822-1911), est le père du courant eugéniste prônant une démographie sélective qui éliminerait les individus inadaptés ou déficients. Ce courant raciste, prégnant jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, sera disqualifié par le nazisme. Il a, entre-temps, participé à noircir encore plus la mémoire de Malthus.
De la bombe H à la bombe P
Mais Malthus revient toujours. « Pour le meilleur ou pour le pire, Malthus est tout de même un précurseur », écrit Serge Latouche dans sa préface inédite au livre de Michel Sourrouille, qu’il nous a transmise. La force de Malthus tient certainement au fait d’avoir établi une théorie sur l’une des plus profondes angoisses humaines : la peur de manquer. Et c’est précisément sous cette forme que revient la question après la Seconde Guerre mondiale. Dans cette période marquée par l’émergence de la question écologique, le sujet de la démographie mondiale et d’une possible pénurie alimentaire devient une obsession. Désormais, le débat du surnombre se déplace à l’échelle de la planète et donne lieu à une pléthore de publications. Ainsi de La Surpopulation (Payot, 1964 [1re éd. 1958]) du sociologue Gaston Bouthoul qui jugeait que la « multiplication des aliments » ne pourrait suivre, « même de très loin, la population des bouches à nourrir ». Ou encore du Suédois Georg Borgström, auteur de The Hungry Planet (Macmillan, 1965) puis de Too Many (Collier Macmillan, 1969), donnant en ouverture de ce dernier livre une image restée célèbre : celle d’une population mondiale représentée comme un champignon atomique pour figurer l’explosion d’un monde comptant alors quelque 3 milliards d’humains.
Mais le livre emblématique de la période reste le pamphlet de Paul R. Ehrlich, The Population Bomb (Ballantine Books, 1968). Dans un contexte de guerre froide, le fantasme de La Bombe « P » – selon le titre de la traduction française – activé par ce biologiste américain n’est pas sans arrière-pensée : il craint que « l’explosion démographique soit favorable à une expansion planétaire du communisme », souligne le démographe Jacques Véron dans Faut-il avoir peur de la population mondiale ? (Le Seuil, 2020). Avec 12 réimpressions en deux ans, le succès de La Bombe « P » témoigne des préoccupations de l’époque. En 1972, le rapport publié par le Club de Rome Les Limites de la croissance (The Limits to Growth – connu aussi sous le nom de « rapport Meadows ») vient alors démontrer l’incompatibilité entre croissance exponentielle (économique comme démographique) et maintien durable des stocks de ressources à l’échelle planétaire. Cette conclusion, qui provoque une onde de choc au niveau mondial, confirme des craintes alors partagées par de nombreux dirigeants. « L’opinion selon laquelle il y a bien un problème démographique est répandue dans la sphère politico-scientifique », souligne Jacques Véron.
De nombreuses personnalités s’alarment publiquement, comme le commandant Cousteau ou l’anthropologue Claude Lévi-Strauss – selon qui il s’agit du « problème fondamental de l’avenir de l’humanité ». Quant au premier candidat écologiste à l’élection présidentielle, René Dumont, il déclarait à la télévision, lors de la campagne de 1974 : « Je vais vous parler ce soir du plus grave des dangers qui menace notre avenir, celui de la surpopulation, tant dans le monde qu’en France. […] Il y a déjà trop d’hommes à la surface du monde, il y a déjà trop d’hommes surtout dans le tiers-monde. » En parallèle, une nouvelle préoccupation nationaliste refait surface, marquée par l’angoisse d’une dépopulation européenne et d’une submersion migratoire, notamment en réaction aux réformes favorisant la contraception et l’avortement. « Natalité : la population blanche s’effondre », titrait ainsi Le Point en mai 1975.
Peur d’une submersion africaine
« En France, la natalité est une question de fierté car la nation, c’est la population », nous glisse le démographe Hervé Le Bras, qui s’est notamment opposé à la notion de surpopulation dans Les Limites de la planète (Flammarion, 1996). Cette peur de la submersion s’est récemment exprimée dans un livre, vivement contesté, paru en 2018 chez Grasset : La Ruée vers l’Europe. La jeune Afrique en route pour le Vieux Continent, de Stephen Smith. Cette vision imprègne toute une écologie de droite et d’extrême droite. Ainsi, en 2019, l’ancien président Nicolas Sarkozy, invité à l’université d’été du Medef, affirmait : « Le choc n’est pas un choc climatique […], mais le plus grand choc mondial, c’est le choc démographique. » Cette exploitation de la thématique par la droite explique-t-elle l’absence du sujet à gauche ? Ces dernières années, le débat s’est tari. Certains courants, comme la décroissance, admettent la question sans lui donner une portée première – « Une croissance économique infinie est incompatible avec une planète finie, il en va aussi de même pour la croissance de la population », considère Serge Latouche –, quand la galaxie des collapsologues s’inquiète à haute voix. L’ancien ministre de l’Environnement, Yves Cochet, s’est par exemple dit en faveur d’une restriction des naissances dans les pays riches. L’historien de l’environnement Jean-Baptiste Fressoz, lui, voit plutôt dans ce reflux un nouvel air du temps : après une époque de guerre froide où le sujet obsédait, le déplacement de l’écologie sur la question climatique fait que l’on « se rend compte que ce n’est pas une question de population, mais de mode de vie ».
« Les mesures de limitation de la population sont assimilées à l’eugénisme, à l’autoritarisme et aux dispositifs de subalternisation des populations les plus pauvres », abonde le philosophe Pierre Charbonnier, ancré à gauche, auteur de Abondance et liberté. Une histoire environnementale des idées politiques (La Découverte, 2020). Pour lui, « les meilleures politiques de contrôle des naissances sont l’éducation des jeunes femmes et l’accès à la contraception, ce qui n’est pas contradictoire avec des idéaux de gauche ». Il n’y aurait donc pas de tabou, simplement une importance moindre accordée à une question secondaire. Jean-Baptiste Fressoz juge d’ailleurs qu’évoquer la démographie comme un sujet interdit en écologie est déjà « un discours très marqué », celui d’une droite qui cherche obstinément à lier le sujet écologique à celui de l’immigration. Comme si se cachait toujours un totem derrière le tabou
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