Cet article a été initialement publié dans le N°33 de Socialter "Sevrons l'agriculture !", disponible en kiosque ou sur notre boutique en ligne.
Vous voulez faire des personnes handicapées des « citoyens à part entière ». Pourrait-on dire qu’ils sont aujourd’hui des citoyens de seconde zone ?
Dans le quotidien d’une personne vivant avec un handicap, l’accès au droit commun n’existe pas. Il n’y a donc pas de citoyenneté à part entière. C’est très parlant à travers l’histoire du handicap en France. On a attendu 1975 pour faire une première loi et elle définit la personne vivant avec un handicap comme un « bénéficiaire » de ce que la société veut bien consentir à lui verser.
Avec la loi de 2002, la personne vivant avec un handicap devient un « usager ». Il a fallu attendre 2005 pour que la loi affirme qu’elles soient reconnues comme des citoyens. Pourtant, un politique m’a récemment pris par le bras pour me dire : « Vous vous rendez compte, Monsieur Jacob, de ce que vous voulez ? Vous voulez qu’on voie dans la rue des personnes handicapées ? » Dans ce contexte, beaucoup de personnes sont mises à l’écart.
Vous dites que cette loi de 2005 pour « l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées » n’est pas suffisante...
En effet, on a institutionnalisé le fait de ne décrire une personne vivant avec un handicap qu’à travers ce qu’elle ne savait pas faire. Essayez donc de rédiger votre CV pour entrer dans une entreprise en faisant la liste de vos incapacités, juste pour voir ! Ensuite, on a oublié de dire que tout ce que l’on fait pour quelqu’un sans son accord, on le fait contre lui. À partir de là, on met les personnes vivant avec un handicap à l’écart de la citoyenneté.
Pascal Jacob © Erwan Floc'h
Enfin, je déplore qu’il n’y ait ni de schéma directeur ni de réflexion globale sur le handicap. On en est arrivé à une situation de racisme dans le handicap : le sourd de l’oreille gauche ne peut pas supporter le sourd de l’oreille droite… On aboutit à une frustration énorme : on dévalorise en disant qu’on valorise, on agit pour vous sans vous, et il n’existe pas de politique permettant aux personnes vivant avec un handicap d’être dans la vraie vie.
Pourtant, vous remettez en cause le principe de la « société inclusive ». Pourquoi ?
La « société inclusive », c’est un moyen de se déculpabiliser en disant qu’on va réintégrer les gens qu’on a exclus. Mon problème, c’est d’abord de ne pas exclure ! Or, force est de constater que les administrations justifient souvent des comportements excluants. Aujourd’hui, il n’y a pas de personnes vivant avec autisme en dehors du système scolaire en Allemagne, tout simplement parce qu’on diagnostique l’autisme à partir de 9 mois.
La plasticité d’un cerveau sur lequel on travaille dès le plus jeune âge fait que la personne va pouvoir vivre dans la vraie vie. Mais quand un parent français constate que son enfant ne tient pas sa tête comme celui du voisin, il a tendance à le dénier par peur du handicap, alors qu’un Anglo-Saxon regarde ce qui se passe pour faire un diagnostic précoce. Plutôt que la « société inclusive », je préfère donc promouvoir une « société accueillante et accompagnante ».
De même, vous récusez le terme « accessibilité » ?
Je préconise de créer un Défenseur de l’autonomie comme recours possible au sein de l’État pour lever les obstacles à l’autonomie et rappeler les exigences d’accessibilité universelle. Pour autant, la notion d’accessibilité me paraît être un non-sens. Vous croyez qu’on va aplanir le mont Blanc pour que tout le monde puisse y monter ? Je crois, au contraire, qu’il vaut mieux accompagner dans les difficultés plutôt que de faire croire qu’il faut tout aplanir.
© Camilo Collao
D’après moi, la vraie notion d’accessibilité, c’est la capacité d’écoute : il faudra comprendre quels sont les vrais besoins pour pouvoir y répondre. C’est pourquoi je propose la création d’« autonomiseurs » qui seront des ambassadeurs de l’autonomie pour coordonner les métiers de l’accessibilité, sensibiliser les habitants et former les professionnels, afin de rendre les bassins de vie accueillants et accompagnants.
À quoi ressemblerait donc une société de « non-exclusion », pour reprendre les termes du philosophe Paul-Loup Weil-Dubuc ?
Ça serait une véritable école de l’autonomie qui valorise les personnes vivant avec un handicap en montrant ce dont elles sont capables, qui les associe à leur prise en charge en leur permettant de transmettre leur expertise et de leur expérience, et qui les responsabilise en leur donnant la liberté de décider quel rôle elles veulent jouer dans la vie.
La responsabilisation est la plus belle dynamique, parce qu’elle va construire la capacité d’une personne à savoir ce qu’elle veut, ce qu’elle peut et ce qu’elle va demander pour atteindre ses objectifs. Pour tout cela, il faut savoir les accompagner en appliquant la vraie définition anglo-saxonne de l’accompagnement : non pas « garder » quelqu’un pour qu’il puisse exister passivement, mais lui apprendre à être accompagné par un non-professionnel. Cela évite la mise à l’écart dans la société.
Ce sont des principes qu’on pourrait aussi mettre en pratique à l’école pour les élèves en difficulté, par exemple…
Ces principes amènent évidemment à des réflexions plus générales sur la marginalité, la précarité ou l’exclusion des minorités. Notre pays n’a toujours pas compris que la différence est une richesse. De nombreux exemples nous le montrent pourtant. Deux amis, Marc et Nathalie, avaient une fille et deux garçons lourdement handicapés. Quand Marc est nommé à Manchester, il se met à chercher des places pour ses enfants dans des établissements spécialisés. Contre toute attente, les Anglais ont invité ses enfants à venir à l’école.
"Il faut écouter les personnes vivant avec un handicap. Leur expertise et leur expérience sont une richesse inépuisable de savoir-faire et de capacités."
Quinze jours plus tard, ils étaient propres, tout simplement parce qu’ils étaient accompagnés aux toilettes par d’autres élèves qui veillaient sur eux. Ils étaient ainsi valorisés et sont même devenus les mascottes de la classe. Deux ans plus tard, quand Marc et Nathalie reviennent en France, ils veulent mettre leurs enfants à l’école. Mais, face aux refus successifs, ils sont contraints de les inscrire à nouveau dans un Institut médico-éducatif (IME). Quinze jours plus tard, les enfants étaient de nouveau sales…
Pour inverser la logique de l’évaluation négative, vous préconisez de créer des « maisons de l’accompagnement ». Vous pouvez nous expliquer ?
Aujourd’hui, une Maison départementale des personnes handicapées (MDPH) n’évalue pas les potentiels de la personne vivant avec un handicap. Elle dévalue, définit une compensation et vous assigne un établissement à travers un dossier exclusivement médical. 86 % des personnes orientées par les MDPH ne sont pas rencontrées physiquement. C’est tout sauf une Maison de la personne handicapée !
La MDPH doit devenir une maison de l’accompagnement, soit rencontrer une personne, l’accueillir et l’aider à construire ses envies. Le projet d’être dans la vraie vie doit ensuite pouvoir être accompagné par toutes les aides humaines et techniques possibles et accueilli dans une société accompagnante.
Il faudrait donc « désinstitutionnaliser » la question du handicap et fermer les établissements spécialisés ?
C’est ce que disait Catalina Devandas-Aguilar, rapporteure spéciale de l’ONU sur les droits des personnes handicapées. Je pense qu’il ne faut pas les fermer, mais les ouvrir pour fondre le monde du médico-social dans le monde ordinaire et que le pays tout entier devienne une école de l’autonomie. Ce que nous ferons pour une personne vivant avec un handicap servira à tous. Tout ce que l’on fait pour le plus défavorisé d’entre nous bénéficie à tout le monde. Le handicap ne fait que grossir tous les effets de rupture de la vie quotidienne pour de nombreuses personnes. Ce n’est pas uniquement la question de l’accessibilité qui est en jeu, c’est aussi le « facile à lire et à comprendre », par exemple.
Cette réflexion est donc valable pour les personnes âgées ou malades...
C’est ce que nous serons tous ! Il est indispensable que la ballade de Narayama (1) des personnes marginalisées commence à 20 ans. La ballade de Narayama est une légende japonaise : quand on se prépare à mourir, on entame l’ascension du mont Narayama pour s’éteindre au sommet. Monter et non pas descendre pour mourir, ça a du sens ! Cette légende veut que, tout au long de sa vie, une personne doive essayer d’être le plus autonome possible. Il n’existe pas de maisons pour les personnes âgées au Japon. C’est plutôt une école de l’autonomie : on doit revenir à son domicile pour vivre sa vie le plus longtemps possible.
C’est la logique même de l’empowerment de donner davantage de pouvoir aux individus et aux groupes pour agir sur leurs conditions de vie...
Il faut arrêter de croire que, parce qu’on est des intellectuels, on sait à la place des gens. Il faut écouter les personnes vivant avec un handicap. Leur expertise et leur expérience sont une richesse inépuisable de savoir-faire et de capacités. Il suffit de voir ce qui se passe aujourd’hui avec les « patients ressources ». Ils sont experts d’une maladie car ils ont l’expérience de vivre avec ou de s’en être sortis. Je sors d’une sclérose en plaques (SEP) et ce ne sont pas les médecins qui m’ont permis de me retrouver ici avec vous. Ce sont les patients ressources de la SEP qui m’ont conseillé sur ce qu’il fallait faire.
Soirée de sortie du livre Liberté, Egalité, Autonomie © Handidactique
De la même façon, pour 900 personnes vivant avec un handicap psychique, on a divisé par deux les suicides, simplement parce que des patients ressources se sont mis à leur disposition. Il est aussi important que les patients experts puissent transmettre leur connaissance du handicap ou de la maladie aux soignants. Avec la faculté de médecine de Reims et l’association Handidactique, nous avons créé un stage de sensibilisation au handicap au cours de la deuxième année de médecine. Au-delà, il s’agit aussi d’associer ces personnes aux décisions qui les concernent en tant que citoyens.
Votre idée est que l’autonomie dans le handicap ne peut se concevoir que comme une nécessaire interdépendance. Est-elle aussi porteuse d’une leçon de vie en société ?
Dans le titre de mon ouvrage, Liberté, Égalité, Autonomie (Dunod, 2018), j’ai remplacé « Fraternité » par « Autonomie » dans la devise républicaine. Pour moi, la plus belle fraternité, c’est de donner à quelqu’un de l’autonomie. On valorise celui qui vit dans la vraie vie, mais aussi celui qui l’accompagne.
Une société plus accueillante, cela passe donc également par une meilleure reconnaissance du travail des proches et des aidants. Comment les valoriser ?
Valoriser l’accompagnant est du ressort des personnes accompagnées. C’est gagnant-gagnant : celui qui accompagne et celui qui est accompagné sont dans un deal commun. Celui qui accompagne a des savoirs, des savoir-faire, des savoir-être, et il doit avoir une éthique dans son rapport humain.
Moins il sera indispensable, plus il sera valorisé : il aura appris à la personne qu’il accompagne à ne plus avoir besoin d’accompagnement. Mais il faut aussi savoir écouter les soignants. Nous avons organisé une conférence durant laquelle des infirmières et des aides médico-psychologiques (AMP) nous ont expliqué ce qu’elles faisaient pendant la journée : même leur hiérarchie n’en avait pas conscience !
Beaucoup de réticences viennent aussi d’une peur de mal faire. Comment former le plus grand nombre au handicap pour nous montrer plus accueillants ?
Quand un enfant rencontre une personne vivant avec un handicap, elle voit la personne et non le handicap. Une fois adulte, elle ne verra plus que le handicap. Il faut comprendre ce qui s’est passé entre-temps. Le refus est d’autant plus important qu’on va éloigner la personne qui gêne, fait peur, et qu’on va la marginaliser. Mais s’il y avait dans toutes les classes quelqu’un vivant avec un handicap, plus personne n’aurait peur ! La réponse est là.
(1) Tiré du livre Narayama(1956) de Shichirô Fukazawa qui relate une légende locale au Japon (traduction de Bernard Frank pour la version française, Gallimard, 1959).
© Erwan Floc'h
Pascal Jacob
Président de l’association Handidactique, administrateur de la Fondation internationale de la recherche appliquée sur le handicap (FIRAH) et de la Fondation hospitalière de France (FHF), il travaille à promouvoir et à mettre en œuvre une société plus accueillante, en vue d’améliorer la qualité de vie des personnes handicapées. Parent de deux enfants handicapés, il s’est notamment consacré à la création de haltes-garderies et, en Seine-et-Marne, d’un centre de vie pour adultes, ainsi qu’à la création du premier centre d’accueil et d’intégration scolaire de la ville de Paris.En 2012 et en 2013, il est l’auteur de deux rapports au gouvernement sur l’accès aux soins des personnes vivant avec un handicap. En 2016, il publie chez Dunod Il n’y a pas de citoyens inutiles et, en 2018, Liberté Égalité Autonomie. Handicap : pour en finir avec l’exclusion chez le même éditeur.
Illustration photo de couverture : © Camilo Collao
Soutenez Socialter
Socialter est un média indépendant et engagé qui dépend de ses lecteurs pour continuer à informer, analyser, interroger et à se pencher sur les idées nouvelles qui peinent à émerger dans le débat public. Pour nous soutenir et découvrir nos prochaines publications, n'hésitez pas à vous abonner !
S'abonnerFaire un don