Sérigraphie de rue

Dugudus, passeur d'affiches

© Dugudus

Graphiste et militant, Dugudus est l’importateur, en France, de la sérigraphie de rue, qui lui permet de diffuser pendant les manifestations ses truculentes affiches, incisives, drôles et toujours engagées. Un savoir-faire artistique qu’il estime en péril, et qu’il essaie de faire revivre.

Donald Trump a la mine sévère. Il a enfilé son uniforme bleu, sur lequel a été cousu, au niveau du cœur, un écusson du Ku-Klux-Klan. De sa main droite, il brandit une Bible. Sous son genou, sans qu’il y prête vraiment attention, un homme noir suffoque. Cette scène, forcément fictive, est née de l’imagination d’un graphiste parisien, Régis Léger, alias Dugudus, qui l’a mise en dessin et placardée sur les murs de Paris en juin 2020. Le télescopage est percutant, limpide. Il fait entrer en collision deux événements survenus quelques jours plus tôt : la mort de George Floyd, un Afro-Américain tué à Minneapolis le 25  mai lors de son interpellation par plusieurs policiers blancs, et l’opération de communication du président américain qui, le 1er juin, s’est exhibé avec son bréviaire devant une église de Washington endommagée après une manifestation contre le racisme. Qu’on souscrive à  l’association Trump-religion-police-racisme ou qu’on la juge caricaturale, l’image accroche le regard et déborde rapidement la confidentialité déjà toute relative des rues parisiennes. Elle est prise en photo, relayée sur les réseaux sociaux, arrachée par des collectionneurs de street art, diffusée et commentée partout, jusque dans certains JT américains et australiens. « Aucune de mes réalisations n’avait jusqu’alors connu un tel écho, j’ai même reçu des lettres d’insultes », raconte Dugudus, pas peu fier de son coup. 


Crapule stalinienne

Illustrateur, sérigraphiste, pochoiriste, affichiste, street artist… Dugudus est, à 32 ans, un graphiste cumulard. Et engagé. Formé à l’école Estienne et aux Gobelins, à Paris, il milite durant ses études à la « JC », le Mouvement des jeunes communistes, ralliée en 2007 après l’élection de Nicolas Sarkozy, qu’il n’apprécie guère. « Faut au moins reconnaître ce talent à ce mec  : il a réussi, par ses excès, à politiser toute une partie de la jeunesse. Contre lui ! », s’amuse Régis. La JC puis le Parti communiste (PCF) lui commandent ses premières affiches : « C’est comme ça que  j’ai commencé à allier graphisme et  politique. En rencontrant des gens avec des besoins en communication que je pouvais résoudre. » Ses camarades l’ouvrent à une tradition qui ne lui a été jusqu’alors que très peu enseignée  : celle de l’affiche politique. « Mes profs n’en parlaient quasiment jamais et il y a très peu d’expositions. Dans les musées, c’est le néant. Cet héritage n’est reconnu que dans les sphères militantes ou par les collectionneurs. Et, par manque d’intérêt de la part du milieu du graphisme, il est en train de disparaître. » Les combats de Régis ne sont pas seulement politiques, ils sont aussi mémoriels. Nombre de ses images reprennent les codes et les symboles de cette iconographie de gauche dont il veut faire perdurer le savoir-faire : sens de la formule, poings levés, bonnets phrygiens et foules compactes sont des éléments récurrents dans ses compositions. Au nombre de ses multiples influences, le collectif Grapus –  contraction de crapule stalinienne, « crap-stal », une insulte soixante-huitarde, et de « graphiste » – tient une place de choix. Ses membres, issus de l’Atelier populaire n° 3, ont produit certaines célèbres affiches de mai 1968 avant de se retrouver, deux ans plus tard, pour promouvoir un « graphisme d’utilité publique », enragé, poétique et dépouillé des oripeaux publicitaires. On leur doit, entre autres, le logotype en forme de main ailée du Secours populaire. Régis est fasciné par ce style qui réussit à allier coup de poing graphique et fulgurance du message. Au lycée, il a commencé à  coller ses propres affiches dans les rues de Paris, qu’il signe « Dugudus », « mon père m’appelait comme ça pour se  foutre de ma gueule, ça veut dire “petit bonhomme” en ch’ti, je crois ». Le clin d’œil sonore à « Grapus » scellera son choix.


“L’héritage de l’affiche politique n’est reconnu que dans les sphères militantes ou par les collectionneurs. Et, par manque d’intérêt de la part du milieu du graphisme, il est en train de disparaître.” 

« C’est de la merde»

Il rencontre à l’issue d’une conférence donnée à la Fête de l’Humanité, François Miehe, membre fondateur de ce groupe, qui accepte de le recevoir chez lui. Nous sommes au printemps 2009, Régis a 22 ans, et déjà une patte pour laquelle il est apprécié et reconnu dans les cercles militants. Il se présente à la porte de François Miehe avec sa grande pochette verte sous le bras. Le maître se saisit du carton, l’ouvre et commence à tourner les planches imprimées comme on feuillette les pages d’un annuaire. Au bout de quelques instants, le couperet tombe : « C’est de la merde. » L’élève essuie une salve de critiques bourrues, tente de motiver ses choix, explicite ses dessins  : non mais  si j’ai fait ça, c’est parce que... Avec la gaucherie du blagueur qui a fait  un bide. « Je n’avais jamais eu à me  justifier comme ça », se remémore le jeune graphiste. Le soixante-huitard accepte finalement de le prendre sous son aile. « Il a dû se reconnaître un peu en moi. On a mis du temps à s’apprivoiser, mais il a fini par me faire confiance. Son exigence a été décisive dans ma formation artistique. François m’a appris à  questionner les formes, à ne jamais m’arrêter à la première interprétation, à toujours vouloir exhumer le sens caché d’une image. » Il lui enseigne surtout qu’une affiche digne de ce nom ne doit pas se contenter d’être le prétexte à la diffusion d’une idée, mais aspirer à en devenir une, à part entière : « Quand tu commences à réfléchir comme ça, tu cesses d’être un simple exécutant auprès des hommes et femmes politiques avec lesquels tu bosses. Tu te hisses en quelque sorte à leur niveau. Tu deviens, comme eux, l’énonciateur d’un discours qui peut potentiellement leur échapper. Et ça, vu qu’ils veulent tout contrôler, souvent ils ne le supportent pas. »

“Une affiche digne de ce nom ne doit pas se contenter d’être le prétexte à la diffusion d’une idée, mais aspirer à en devenir une, à part entière.”

Cuba gráfica 

Son apprentissage aux côtés de François Miehe durera six mois. Ils réalisent ensemble plusieurs affiches pour la campagne des élections européennes de 2009 ou pour le mouvement syndical qui réunit, en mars de la même année, trois millions de manifestants sur les pavés pour défendre l’emploi et le pouvoir d’achat menacés par la crise financière. En 2010, son diplôme des Gobelins en poche, il s’envole ensuite pour Cuba. Il s’y était déjà rendu adolescent, lors d’un voyage en famille. Les  grands panneaux de propagande disposés le long des routes l’avaient alors fasciné  : « Pas de publicité, que des  messages politiques  ! Des affiches ultra colorées, synthétiques, ciselées », se souvient-il. Un choc esthétique qui le conduit, de retour à Paris, à une impasse. En France, déjà oublieuse de son propre savoir-faire en la matière, la  documentation sur les affiches cubaines est inexistante. Là encore, il  décide d’y remédier par ses propres moyens. Grâce à l’entregent d’un Cubain qu’il a rencontré dans les rues de Paris  et hébergé chez lui, il réussit à entrer  en  contact avec la  seule école de  graphisme du pays, à La  Havane, qui accepte de l’intégrer à ses étudiants. Il entame alors un vaste et minutieux travail d’archives, s’entretient avec des graphistes cubains qui  ont vécu la révolution de 1959, inventorie compulsivement toutes les images qu’il peut  trouver dans les collections des familles de graphistes et les fonds des musées. Aujourd’hui, il en possède presque 800 et en a numérisé plusieurs milliers, dont il a tiré un livre, Cuba Gráfica. Histoire de l’affiche cubaine (L’échappée, 2013)  ; un second est en cours de préparation. « Je me rends à Cuba à peu près une fois par an. Pas le choix  : là-bas, internet est très lent, tu ne  peux pas envoyer de mails avec des images, et vu qu’ils n’ont pas non plus de scanners, aucune ressource numérique n’est disponible. Ce travail est indispensable pour éviter que ce patrimoine ne disparaisse. »

“J’ai tout autant de satisfaction à voir mes affiches encadrées chez quelqu’un que collées dans la rue.”

L'internationale de la sérigraphie

C’est aussi au cours de son séjour qu’il se forme à la sérigraphie, procédé qui lui donne la possibilité de dupliquer à  l’infini ses dessins sans passer par un imprimeur : « Autoéditer ses images, c’est être son propre commanditaire, sans filtre ni injonction partisane. Ça m’a permis de rebondir plus rapidement face à l’actualité et d’aller coller mes propres images, dès je le désirais. » Il  entend parler du Taller Popular de  Serigrafía, l’Atelier populaire de sérigraphie qui, en Argentine, imprimait ses images directement dans la rue. L’idée est géniale, pense-t-il, et sa rencontre avec son fondateur, Diego Posadas, ne fera que confirmer son intuition. « Il faut que tu fasses comme nous, lui lance l’Argentin, viens, on monte l’Internationale de la sérigraphie ! » Dugudus le prend au mot. En 2012, de retour en France (« mon empreinte carbone est vraiment pourrie », admet-il), il  installe ses tréteaux sur le parcours de la traditionnelle manifestation du 1er-Mai  : « J’avais choisi de réaliser un visuel en réponse à Sarkozy, qui avait parlé dans un discours quelques temps avant la manif des “vrais travailleurs”, autrement dit “ceux qui ne défilent pas le 1er-Mai”. J’ai repris une esthétique ultra soviétique qui faisait figurer une femme faisant un doigt d’honneur, avec comme slogan “Les vrais travailleurs te  saluent”. » L’atelier éphémère est pris d’assaut. En Robin des bois du graphisme, Dugudus et ses camarades venus l’aider débitent des centaines d’affiches qu’ils distribuent gratuitement aux passants. Ils réitèrent l’expérience lors du Mariage pour tous, puis à toutes les grosses manifs qui suivent : Loi travail, Fête à Macron et, bien sûr, 1er-Mai.


Ses affiches finissent souvent accrochées sur des murs d’appartement, en objet de déco « radical chic ». Mais lui n’y voit rien de contradictoire avec sa  démarche  : « C’est marrant, on me reproche souvent de faire des affiches de salon, explique Dugudus. En fait, je  le vois vraiment plus comme un trophée  : celui d’un moment partagé en commun, une manière de se rappeler “moi j’y étais, je me suis battu ce jour-là pour cette cause”.J’ai tout autant de satisfaction à voir mes affiches encadrées chez  quelqu’un que collées dans la  rue. Au moins, elles sont visibles plus  longtemps. Elles vont susciter des débats quand les gens reçoivent leurs amis chez eux, des paroles, une affirmation d’engagement. » Encore un moyen de transmettre la culture de l’affiche politique.

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