Cet article est issu de notre hors-série Renouer avec le vivant, avec Baptiste Morizot rédacteur en chef invité. Disponible sur notre site.
On parle aujourd’hui de « sixième extinction ». Défaunation, érosion, disparition, effondrement… quelle terminologie emporte votre préférence ou, au contraire, vous hérisse le poil ?
J’ai toujours été énervé par la terminologie de l’extinction. Parler de « sixième extinction », c’est insinuer qu’il y en a eu cinq précédentes – même s’il y en a probablement eu un peu plus. Cela revient à banaliser ce qui se passe en le faisant rentrer dans une série récurrente, ordinaire dans l’histoire de la planète. Or c’est idiot : ce qui se passe maintenant n’a rien à voir. Bien sûr, les effectifs des espèces diminuent, certaines ont même disparu… mais le laps de temps est très court : nous parlons aujourd’hui d’une extinction massive des espèces qui se profile sur deux cents ans, alors que ces prédécesseuses se sont produites sur plusieurs millions d’années. Ici, une seule espèce vivante est la cause de ce phénomène destructeur : Homo sapiens. Nous sommes en train de vivre le premier bouleversement de la planète, c’est totalement inédit. Les modifications de l’atmosphère ont des répercussions sur le vivant, qui à son tour agit sur des cycles biogéochimiques. Quel impact le changement de teneur en CO2 dans les eaux océaniques aura-t-il sur les processus de sédimentation et la fabrication des futures roches de la planète ? Ce n’est pas seulement le vivant qui est bouleversé, c’est tout le système planétaire. Il y a là encore des analogies avec des « crises » antérieures, où des transformations profondes de l’atmosphère et des eaux océaniques ont eu des conséquences sur les mondes vivants de l’époque – l’apparition des êtres photosynthétiques par exemple. Une compression du temps avec un acteur majeur du processus : cette combinaison reste insolite. Nous devrions par ailleurs être prudent avec la terminologie de « crise d’extinction ». La métrique qu’on cherche, c’est le nombre d’espèces s’éteignant par unité de temps… Ces spéculations sont faites sur des bases assez fragiles, et je trouve irritant que ce soit devenu une vérité. Qu’est-ce qu’une espèce ? Comment fait-on pour mesurer la vitesse d’extinction ? Le terme qui me plairait le plus serait « érosion » car il porte la connotation d’un processus discret, qui se passe un peu partout, qu’on visualise finalement assez mal jusqu’à ce qu’il soit avancé et que les choses basculent…
Toutefois, l’imaginaire de l’érosion repose sur une grande lenteur, et c’est là la limite de la métaphore…
Regardez quand une rivière déborde un peu trop, l’érosion va très vite !
Les mots ont aussi des effets politiques. On pourrait aussi objecter : l’érosion ne minimise-t-elle pas l’ampleur du problème ?
Il faudrait trouver le moyen de distinguer, d’une part, l’érosion en tant que processus et, d’autre part, les conséquences de ce processus lorsqu’il prend une ampleur inhabituelle. Actuellement, les conséquences des processus érosifs de la biodiversité jouent de multiples manières : par la destruction d’habitats, leur fragmentation, la fragilisation des êtres vivants du fait des polluants qu’on injecte dans la nature, des modifications climatiques, etc. Ce qui caractérise la situation, c’est la conjonction dans un temps très court, avec une intensité extrêmement forte et une amplitude planétaire, d’un ensemble de processus qualifiables d’érosifs, dont les conséquences sont énormes et peuvent inciter à employer un vocabulaire du bouleversement pour les décrire.
Personnellement, je pense qu’il n’y a rien qui laisse présager une extinction ou une disparition de la vie sur Terre. On va plutôt assister à des bouleversements de nos relations constitutives à nos milieux. Qu’en pensez-vous ?
On peut reprendre ici la notion de trajectoire. Le monde vivant, nous dedans, était engagé sur une trajectoire lentement constituée au cours des quelques derniers milliers ou dizaines de milliers d’années, qui a mis en jeu quantité de coévolutions des sociétés humaines avec leur environnement. On arrive à une situation où, ayant créé et intensifié des processus de changement, on est en train de dévier complètement de la trajectoire antérieure et on ne sait pas où elle va. Le vivant ne va pas disparaître, il va se recomposer avec les espèces qui auront bénéficié des meilleures capacités d’adaptation. Et puisqu’on ne sait pas comment il va se recomposer, on ignore le sens que la trajectoire peut prendre. La prédictibilité de la trajectoire de la planète est bien affaiblie. On est en droit de se demander si la trajectoire va nous permettre à nous, humains, de perdurer, et dans quelles conditions, dans quels effectifs. Ce qui est vraiment bouleversé, c’est notre sérénité.
Que veut dire « prendre soin du monde vivant » lorsqu’on cesse de se référer à une vision figée de la « nature » ?
On doit regarder le vivant de deux manières. D’un côté, à notre échelle de temps humaine, le vivant est animé, certes, mais paraît stable, il ne change que très peu. De l’autre, nous savons que le vivant n’existe que comme étape d’un long processus qu’est l’évolution. C’est le paradoxe de la vie : sa propriété fondamentale est de se reproduire, de se « photocopier » d’une certaine manière, mais elle n’a pu durer que parce qu’elle a su changer. Si l’on se place dans cette double polarité, que signifie alors « conserver », « maintenir » cette nature qui est en train de disparaître de notre faute ? De là, y a-t-il une nature du passé, une nature du présent ? Doit-on se préoccuper de celle qui va advenir ? Ou, au contraire, doit-on plutôt se limiter à une vision fixiste, qui tend à maintenir ce qui reste et restaurer ce qui fut ? C’est le débat contemporain de la conservation.
Dans votre travail, l’écologie évolutive transforme la formulation des problèmes de la défense des écosystèmes. Que signifie penser les « milieux » non plus en termes d’états de références, régis par un « équilibre », mais en termes de trajectoires évolutives ?
Si on s’intéresse aux populations d’une espèce, on étudie les différentes pressions de la sélection naturelle, de la dérive génétique, etc. Si on analyse plutôt l’échelle d’un milieu, qui est à la fois du vivant et du non-vivant en interaction, la trajectoire implique de prendre en compte l’histoire de ce milieu, ce qui s’y est passé, la manière dont il a changé… L’instantané que l’on observe aujourd’hui, à un instant T, va continuer d’évoluer. Mais vers où ? La trajectoire passée, qui a conduit de l’état antérieur à l’état actuel, accouche de trajectoires possibles pour l’avenir. Et la question est aussitôt : quel doit être le rôle de nous autres, humains, dans les évolutions ultérieures ? Sommes-nous capables d’influencer ce qui va suivre et choisir une trajectoire préférentielle ?
On en arrive à une question fascinante : dans le « pilotage de la biodiversité » que vous défendez, toutes les trajectoires évolutives se valent-elles ? Y a-t-il un équivalent pour les milieux de la santé des individus, une sorte de « normativité immanente » des milieux qui permettrait de déterminer si une transformation est mieux ou moins bien, non pas pour nous, mais pour eux ? Est-ce que certaines de nos actions peuvent mettre le milieu dans un état analogue à une pathologie ?
Lorsqu’on se demande si ces trajectoires se « valent toutes », cela signifie qu’en arrière-plan il y a des valeurs, des référentiels distincts sur lesquels on ne porte pas le même regard. Si je m’interroge sur les trajectoires possibles d’un milieu – du système écologique qu’il représente et des vivants qu’il accueille –, je me demande s’il y a des situations qui sont préférables à d’autres. Dès lors, il me faut une grille de lecture pour définir les préférences. Y a-t-il des situations qui sont préférables pour ce milieu en lui-même ou sont-elles irrémédiablement préférables de notre point de vue ? Nous ne sommes pas dans la peau du système, nous ne savons pas s’il pense – ce qui pose par ailleurs la question de la nature comme « sujet de droit ». Si l’on se fonde sur un référentiel écoévolutionniste – selon lequel le monde vivant a pour apparente finalité de « durer » –, il semble logiquement préférable pour ce milieu en question qu’il puisse subsister. Deuxièmement, comme l’histoire de l’évolution n’a duré qu’en changeant, y a-t-il des changements plus intéressants que d’autres pour lui ? Difficile à déterminer, mais je peux me demander quelles sont les conditions qui rendent plus vraisemblables sa durée, quitte à ce qu’il se transforme. Cela oblige à introduire une notion darwinienne : l’adaptabilité du système en question. S’il lui est difficile de faire face à des conditions nouvelles, alors il risque de disparaître. Troisièmement, et la question prend alors une tournure scientifique : que sais-je des conditions qui rendent un écosystème plus adaptable qu’un autre face à un même contexte de changement ? Si l’on reste darwinien, la capacité de changement d’un milieu résulte de ses différentes composantes, qui n’ont pas toutes les mêmes propriétés d’existence face à un changement qui advient. Il contient tout un ensemble d’espèces qui remplissent différentes fonctions au sein de ce milieu et, si pour chaque fonction, des espèces peuvent se maintenir dans de nouvelles conditions (quand bien même d’autres s’affaiblissent voire disparaissent), alors l’ensemble des fonctions par lesquelles le système peut s’exprimer au cours du temps est maintenu. Ce système avait donc de bonnes capacités d’adaptation… On a ainsi tendance à lier potentiel d’adaptation et diversité des composantes : sans diversité, pas d’évolution possible, donc pas de maintien. Mais si ce milieu s’est maintenu, c’est au prix de changements plus ou moins importants dans ses composantes et les processus. On a donc un nouveau milieu : il continue de fonctionner, certes, mais est-il mieux ou moins bien que le précédent ? Le subjectif ressurgit.
D’où la question du relativisme quant aux trajectoires possibles… Lorsqu’il s’agit de décider de la trajectoire évolutive souhaitable, de comment « piloter », les écologues vont devoir conseiller la démocratie. Mais si demain, dans le Vercors par exemple, le collectif humain désire raser la forêt pour faire autre chose, que peut-on objecter ?
Lorsqu’on accepte – et on y est bien obligé – d’être en coexistence sur cette planète avec d’autres vivants, dont la présence est rendue possible par des contextes géologiques, morphologiques, climatiques, on ne peut pas faire ou mettre n’importe quoi dans n’importe quel endroit. D’un autre côté, la nature ne s’impose pas totalement d’elle-même. Vous avez employé le mot capital : qu’est-ce que nous désirons ? Si l’on accepte que le passé ne nous impose pas des références figées de ce que devrait être la nature, sa forme immuable, alors nous avons le droit de désirer autre chose que ce qui est. C’est le débat qui émerge entre ceux qui veulent laisser de la place pour la nature spontanée et ceux qui entendent piloter la nature de manière très poussée, pour qu’elle reste dans un état qu’ils estiment désirable. Se déploie alors un panorama très large qui va de la non-intervention à l’interventionnisme tous azimuts. Choisir une option dans cet éventail sera nécessairement en fonction de ce que le collectif des humains concernés arrivera à désirer ensemble.
Ce qui résiste dans votre démarche, ce serait donc une éthique : faut-il éduquer notre désir ?
Absolument. On est dans le champ de l’éthique, puisque éradiquer une partie du monde vivant du Vercors pour y laisser proliférer autre chose, c’est hiérarchiser en termes de valeur ce que l’on va faire disparaître pour laisser la place à autre chose : le nouveau est jugé « mieux » que l’ancien. Dès lors, quid du respect que l’on a vis-à-vis de chacun des vivants présents au moment où l’on prend la décision. On peut refuser de raser la forêt pour faire des pâturages, car l’arbre mérite-t-il plus de respect que l’herbe ? Qui peut le dire ?
Dans votre travail, il y a une ambiguïté conceptuelle très féconde : à certains égards, vous refusez de postuler qu’il y a une normativité immanente – c’est-à-dire des trajectoires qui valent mieux que d’autres – et en même temps vous soutenez qu’une trajectoire qui conserve le potentiel d’évolution d’une entité écologique « vaut mieux » qu’une trajectoire qui ne le conserve pas…
C’est parce que la trajectoire qui favorise ou maintient le potentiel d’adaptation va assurer aussi longtemps que possible la présence du vivant, même si sa configuration dans le détail change. Est-ce que cela vaut mieux que le voir disparaître ? Au fond de moi-même, mon désir est évidemment qu’en dépit de tous ses défauts, l’espèce humaine perdure longtemps. L’écologie m’apprend que si elle n’a pas des systèmes écologiques qui perdurent, par lesquels elle vit et dont elle dépend, cela ne marchera pas. Mon argument est donc finalement ici anthropocentré. Dans l’espoir que l’humanité perdure, j’ai intérêt à ce que les systèmes écologiques soient tous à l’optimum de leur potentiel d’adaptation et d’évolution.
Je voudrais vous proposer une expérience de pensée pour sortir de ce nœud en posant autrement le problème. La philosophie morale anglo-saxonne s’interroge sur la meilleure manière d’assurer le bonheur des humains. Mais son constat est qu’il y a autant de bonheurs que d’humains, de trajectoires existentielles possibles : nul ne peut décréter le contenu universel du bonheur. En revanche, la solution à ce paradoxe, c’est qu’il y a tout de même une certaine convergence du malheur : ce qui constitue un dommage, un mal, une atteinte à un humain est assez commun à tous. On va donc chercher à limiter le malheur plutôt qu’à faire le bonheur de tous (c’est par exemple l’utilitarisme négatif). Est-ce qu’on peut appliquer cela à des milieux ? L’idée étant que, s’il y a plusieurs trajectoires possibles des écosystèmes et qu’il est difficile de soutenir qu’une seule est bénéfique, il est au contraire plus aisé de reconnaître ce qui leur est néfaste. La santé d’un écosystème serait polymorphe, libre d’aller dans plusieurs directions, mais sa maladie ou ses atteintes seraient plus reconnaissables, et donc susceptibles d’une critique collective et d’une transformation politique.
C’est ce que j’ai essayé de promouvoir à travers le concept de « mieux-être », qui se substituerait à celui de « bien-être ». Quels que soient la situation et le moment donnés, sans référentiel absolu de bonheur, on doit pouvoir créer une dynamique faisant naître une situation ressentie comme un « mieux » par rapport à la situation antérieure.
C’est justement la définition de la santé au sens canguilhemien : la santé ou la maladie ne sont pas des états quantifiables, mais ils sont pensables comme le sentiment de passage à une allure de vie supérieure ou inférieure...
Et donc : qu’est-ce qu’on appellerait le « mieux-être » d’un ensemble écologique alors qu’il ne peut nous offrir son ressenti ? On se met à penser pour lui, à sa place : en tant que système constitué d’êtres vivants, j’ai envie de me reproduire du mieux possible, dans toute ma diversité possible, etc. Je vais finalement en arriver à évaluer l’évolution d’une situation en termes de mieux ou de moins bien selon que le potentiel d’adaptation est maintenu, accru ou dégradé.
Si ce sont nos relations constitutives avec les écosystèmes qui vont être bouleversées, cela nous indique que ce n’est pas une décision éthique qui doit commander le changement de nos rapports au vivant, c’est une nécessité structurelle. Puisque les trajectoires dont nous avons héritées ne sont plus durables, quelle trajectoire doit-on valoriser ?
La crise environnementale a pour fondement une crise éthique. Sans porter de jugement de valeur sur le système de valeurs précédent, je constate que celui-ci nous met face à ce bouleversement. Nous sommes donc appelés à inventer un nouveau système de transactions avec le vivant, qui suppose de regarder ce dernier avec un autre système de valeurs. La première attitude fondamentale que l’on devrait adopter, c’est le respect des autres vivants. Mais le respect n’est qu’une attitude : une valeur doit la commander. La valeur que j’accorde donc à tout être vivant, comme à moi-même, c’est la valeur d’existence. J’existe et c’est important. A priori, tout autre vivant, qui est issu de la même histoire que moi, avec son propre chemin, existe, et donc je le respecte. Ce point structurant est fondamental. Si je passe en vision diachronique, cet être vivant est issu d’une histoire et il va se passer quelque chose pour lui dans le futur – il est en trajectoire. Cet être vivant porte dans son matériel génétique des traces de la mémoire de cette histoire. Je décide donc que j’accorde de la valeur à la mémoire. Tout être vivant a valeur de mémoire parce qu’il porte de l’information, certes partielle, mais si j’apprends à la lire, j’apprendrai des choses sur son passé et le passé de la vie. Ensuite, quel rôle cet être va-t-il jouer ? Dans sa valeur d’existence, il a éventuellement valeur de se faire dévorer par un autre qui, de la sorte, existera. Sa vie et sa mort font partie de ce jeu. S’il meurt, il contribue au futur en offrant de la nourriture à celui qui le mange. S’il ne meurt pas, il fait toujours partie d’un ensemble d’individus qui constituent une espèce, et est un des éléments qui fait que cette espèce est diversifiée. Il contribue ainsi à la diversité de son collectif. Il n’est pas impossible que, face à de nouvelles circonstances, il fasse partie de ceux qui permettront à la vie de ce collectif de perdurer : c’est sa valeur d’avenir. Il y a donc trois valeurs ancrées dans le présent, le passé et l’avenir.
Bio Express
Concepteur et premier directeur de la Grande Galerie de l’Évolution du Muséum national d’histoire naturelle, Patrick Blandin est l’auteur de Biodiversité, L’avenir du vivant (Albin Michel, 2011) où il analyse les conséquences de l’érosion de la biodiversité et le rôle joué par l’homme dans l’histoire bio-logique. Il a aussi publié De la protection de la nature au pilotage de la biodiversité (Quae, 2009) où il appelle à repenser les valeurs qui fondent les relations homme-nature.
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